Les premiers pourparlers russo-ukrainiens n’ont débouché sur aucun accord. Mais si l’avancée des Russes est ralentie par la résistance ukrainienne, « sans vous, l’Ukraine sera seule », a affirmé le président ukrainien Volodymyr Zelensky devant le Parlement européen ce mardi 1er mars. Vladimir Poutine a en effet mis en alerte les « forces russes de dissuasion ». La menace nucléaire pèse sur l’Europe et Vladimir Poutine semble être seul maître à bord. Après une avalanche de sanctions économiques, que peut encore faire l’Europe, pressée par les demandes insistantes de Kiev, et pourquoi cette escalade spectaculaire et inattendue du Kremlin ? On fait le point avec Sébastien Boussois, docteur en sciences politiques, chercheur en relations euro-arabes associé au CECID (ULB) et consultant en stratégie politique, terrorisme et radicalisation.
Volodymyr Zelensky a pris la parole en visioconférence devant les députés européens. Il a livré un discours d’une dizaine de minutes dans lequel il a rappelé que « les citoyens ukrainiens défendent leur pays en faisant le sacrifice ultime, nous connaissons une tragédie en Ukraine, des milliers de personnes ont perdu la vie ». Il a ensuite plaidé pour l’intégration de son pays au sein de l’UE : « l’Union européenne (UE, ndlr) sera beaucoup plus forte avec nous. Sans vous, l’Ukraine sera seule. Nous avons montré notre force, que nous sommes vos égaux. De votre côté, prouvez que vous êtes à nos côtés, que vous n’allez pas nous laisser tomber ». Mais, cette intégration suffirait-elle à éteindre un conflit tellement ancien ?
L-POST : Quelques jours seulement après l’invasion de l’Ukraine, Vladimir Poutine durcit le ton et annonce mettre en alerte les forces de dissuasion russes. L’Europe crie au loup. Les craintes sont-elles légitimes ?
Sébastien Boussois : La stratégie de Poutine était initialement une partie d’échecs. Il a été surpris par la résistance ukrainienne et par la solidarité européenne. Il s’est aussi vite rendu compte que la deuxième armée la plus puissante au monde n’arrivait pas à prendre rapidement le contrôle de l’Ukraine. Il a donc changé de tactique. Il joue à présent au poker. C’est un stratège. Comme beaucoup de régimes autoritaires et fermés, il utilise les outils à sa disposition pour faire peur. Allez savoir, si le poker est menteur. Mais il est déjà, à tout le moins, dans une fuite en avant. Et la réalité dépasse sans doute le bluff. La plupart des jeunes soldats russes qu’il a envoyés au front, pensaient partir pour se positionner le long des frontières, certainement pas pour aller au combat.
L-POST : Pourquoi Vladimir Poutine a-t-il été aussi surpris, comme l’ensemble du monde, de la résistance affichée ukrainienne ?
Sébastien Boussois : Si Poutine utilise les forces armées, la désinformation et la manipulation, ce que l’on appelle les fameuses guerres non conventionnelles, Volodymyr Zelensky utilise une arme tout aussi redoutable : la patrie. Le patriotisme est quelque peu désuet dans nos pays. C’est un sentiment qui nous est quelque peu devenu étranger. Mais aux frontières de l’Europe, là où il y a de la pauvreté et de la misère, alimentées par un regain de nationalisme, le patriotisme est fédérateur. On a pu d’ailleurs le constater dans les années nonante lors de la guerre des Balkans. La Croatie et la Serbie ont été dans le jusqu’auboutisme. Et puis, il ne faut pas oublier que l’art de la guérilla de bataillons bien rôdés est fermement ancré dans la culture militaire ukrainienne depuis la Seconde Guerre mondiale. Et quand on voit tous ces engagés volontaires dans le Donbass, ce passé est toujours bien vivant. Zelensky est déjà un héros, il sera peut-être un martyr un jour.
L-POST : L’OTAN et la plupart des pays européens ont démilitarisé depuis une dizaine d’années. Est-ce pour cela que l’Europe envoie un soutien financier et logistique, mais ne s’engage pas physiquement dans le conflit ?
Sébastien Boussois : On est entre le marteau et l’enclume, avec un OTAN en état de “mort cérébrale” (NDLR: selon une expression d’Emmanuel Macron) que Vladimir Poutine a clairement ressuscité. L’Europe, quant à elle, est face à ses choix, historiquement plus économiques que stratégiques. Mais elle pourrait profiter de ce virage amorcé en Ukraine pour faire enfin émerger cette fameuse Europe de la Défense dont tout le monde rêve depuis 1950, avec une autonomie stratégique et capacitaire sur le plan militaire. Cela permettrait aussi, peut-être, de rouvrir un dialogue stratégique, sans naïveté aucune et qui prendra du temps, avec la Russie. En attendant, la meilleure option, c’est la diplomatie, tant en envoyant de l’équipement militaire.
L-POST : Vous dites que l’OTAN était « cérébralement mort ». Or Vladimir Poutine justifie l’invasion de l’Ukraine, entre autre, à cause d’une politique expansionniste de l’OTAN qui vise à l’encercler. Ce prétexte tient-il la route ?
Sébastien Boussois : Poutine fonctionne avec une vieille matrice idéologique considérant que l’OTAN est encore une force importante. Au-delà de cela, il ne faut pas oublier que depuis des années, les Russes ont essayé de collaborer avec l’OTAN. On n’aime pas s’en souvenir, mais nous n’avons pas joué le jeu, en faisant des promesses qui n’ont pas été tenues. L’Occident a notamment rompu sa promesse envers Moscou, faite après la chute du rideau de fer, de stopper l’expansion de l’OTAN en Europe de l’Est. C’étaient les engagements pris lors des négociations sur la réunification allemande. Et à l’époque, la Russie rêvait de l’Europe. Poutine se sent humilié. On a une part de responsabilité dans la radicalisation de la Russie. Et c’est la raison pour laquelle il s’est tourné vers la Chine, même s’il s’agit d’alliance de circonstances.
L-POST : Est-ce que l’arsenal de sanctions aujourd’hui imposées sera de nature à ramener Vladimir Poutine à de meilleurs sentiments ? Va-t-il tenir longtemps sans l’appui des banques, sans fret aérien, sans matières premières en provenance de l’étranger et sans exportation ?
Sébastien Boussois : On sait que l’Ukraine est un grenier à blé stratégique en Europe, tant pour ses richesses du sol que pour ses richesses du sous-sol. Cette réalité n’est pas étrangère non plus au conflit. Mais Poutine a de quoi tenir en autarcie, même avec le train de sanctions qui l’ostracise de manière spectaculaire. La Russie est très peu endettée. Sa dette représente 20% du PIB. A titre d’exemple, la France a une dette de plus de 100% de son PIB. Et le budget Défense de la Russie, qui est de 4,2%, est deux fois plus important que celui de tous les Etats membres de l’OTAN. Je ne pense pas qu’il sera dans la reddition. Il se sent en position de force. Nous avons donc tout intérêt à négocier. Rien que pour le gaz, nous dépendons à 40% de la Russie. Cela ne lui posera aucun problème d’aller vendre ailleurs. Et ceci n’est qu’un exemple des intérêts qui se jouent pour les Européens. Il conviendrait que nous en prenions conscience avant d’être étranglés par le maître du Kremlin…