LE FIGARO. – Le 9 mars 2003, Recep Tayyip Erdogan devenait premier ministre de la Turquie. Depuis, il n’a plus quitté le pouvoir, qu’il exerce aujourd’hui comme président de la République. La «génération Erdogan», qui n’a connu que lui, n’est pas acquise politiquement à l’actuel président, écrivez-vous. Pourquoi ?
Anne ANDLAUER. – Le discours de Recep Tayyip Erdogan (RTE) ces cinq ou six dernières années est un discours essentiellement sécuritaire qui entretient en permanence l’idée des menaces qui pèsent sur la Turquie. Il prend soin de ne nommer personne mais en fait bien comprendre aux Turcs que leur pays vit sous la menace d’attaques économiques et politiques, y compris de la part d’alliés.
C’est également un discours assez polarisant, pour ne pas dire très polarisant, qui divise constamment la société turque entre les bons patriotes, bons Turcs, bons musulmans, et ceux qui seraient les alliés de ces forces étrangères, ceux qui coopéreraient avec les terroristes voire avec les putschistes du coup d’état manqué de juillet 2016.
RTE dépeint la situation économique de son pays comme un tableau très rose. Mais les Turcs, et les jeunes en particulier, constatent que la réalité ne correspond pas à ce qui leur est raconté. Le taux de chômage chez les moins de 25 ans est de 25%. Alors, même si RTE affirme que son pays s’est développé économiquement depuis qu’il est aux affaires, ce qui est vrai, cette jeunesse-là n’en bénéficie aujourd’hui pas. Il y a un décalage entre le discours officiel et le quotidien de ces jeunes, qui ne les pousse pas à glisser un bulletin dans l’urne pour le pouvoir en place.
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C’est une jeunesse très connectée qui s’informe beaucoup, voire quasi-exclusivement sur les réseaux sociaux sur lesquels les médias traditionnels – dont l’immense majorité est aux mains du pouvoir – ont très peu de prise. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le pouvoir essaye de s’adresser à la jeunesse sur les réseaux sociaux.
RTE disait, en 2013, que son but était de former «une génération pieuse». Dans les années 2000, au début du pouvoir de RTE, les opposants l’accusaient d’avoir un agenda caché, de chercher à séculariser la société. Aujourd’hui, l’agenda n’est plus du tout caché, RTE le revendique. La jeunesse turque n’est pas dupe.
Ils ont conscience que les poèmes qu’ont leur fait lire, les auteurs qu’on leur fait étudier, les évènements religieux auxquels on les fait participer, principalement dans l’enseignement public mais pas seulement, servent la mise en œuvre de cette politique. L’institut Conda a récemment publié un sondage intitulé, qui porte notamment sur les pratiques et croyances religieuses. En 2011, lorsque 2% des Turcs se revendiquaient athées, ils sont 7% en 2021.
Ce discours islamo-nationaliste porté par le pouvoir turc aujourd’hui a, chez certains jeunes, très peu d’écho.
Anne Andlauer
Parmi eux, il y a une proportion non négligeable de jeunes Turcs qui, même s’ils ont grandi dans une famille peu pratiquante, n’hésitent plus à revendiquer le fait de ne pas croire ou de croire différemment que leurs parents. Par exemple, des jeunes qui ont grandi dans des familles qui ont toujours voté pour l’AKP (NDLR, le parti d’Erdogan) ne votent plus par mimétisme. Ce discours islamo-nationaliste porté par le pouvoir turc aujourd’hui a, chez certains jeunes, très peu d’écho.
Depuis l’arrivée d’Erdogan au pouvoir, les droits des femmes sont en recul. Comment cela se traduit-il ?
D’un côté, l’AKP présente systématiquement la femme comme une mère ou une mère en devenir. La femme est essentiellement définie par la maternité. Pourtant, le pouvoir continue d’affirmer qu’il encourage le travail des femmes et l’insertion dans la vie active. Quand on regarde les chiffres, c’est vrai qu’il y a eu quelques progrès, mais ils restent minces. Moins d’un tiers des femmes travaillent légalement.
Le pouvoir a tenté de faire passer une loi, en vain, qui aurait permis à des auteurs d’agression sexuelle sur mineurs d’être amnistiés s’ils épousaient leur victime.
Anne Andlauer
Sur le plan des droits, je trouve que l’exemple le plus édifiant est le retrait, l’année dernière de la convention d’Istanbul, la convention du conseil de l’Europe sur la lutte et la prévention des violences à l’égard des femmes. Le gouvernement n’a pas hésité à se retirer d’un texte qui avait par ailleurs été voté au parlement turc. Ce texte visait pourtant à prévenir, agir contre les violences faites aux femmes, puis punir.
L’atteinte au droit des femmes peut aussi se traduire par tout un tas de tentatives que j’essaie d’énumérer dans ce livre. Le gouvernement de RTE a, par exemple, tenté de rogner le droit à l’avortement. Le pouvoir a tenté de faire passer une loi, en vain, qui aurait permis à des auteurs d’agression sexuelle sur mineurs d’être amnistiés s’ils épousaient leur victime.
Après le putsch raté de 2016, a entrepris un «grand verrouillage» pour rester au pouvoir. Il contrôle tout ou presque. Mais sa popularité est en baisse et l’opposition semble unie. Peut-il perdre ? En Turquie, le vote est-il davantage lié à des questions économiques qu’identitaires ?
En tout cas, il n’a jamais été autant mis en difficulté, les sondages le montrent. La victoire de RTE n’a jamais vraiment fait l’objet de débat lors des précédents scrutins nationaux.
Les élections municipales de 2019 ont marqué un tournant. RTE faisait face au candidat de l’opposition, Ekrem İmamoğlu, actuel maire d’Istanbul, sorti vainqueur du scrutin. L’opposition a obtenu des victoires très importantes dans les urnes, qui au-delà de l’aspect contraignant que représente la perte de contrôle des grandes municipalités, de leur budget et de leur potentiel de mobilisation électorale, ont aussi une importance psychologique pour l’opposition en Turquie, celle de savoir qu’Erdogan n’est pas imbattable.
Beaucoup de Turcs se rendent compte que le fait d’être Turc ou Kurde, d’être musulman sunnite ou alevi importe moins que le clivage socio-économique. Surtout quand ils constatent que les élites au pouvoir continuent d’avoir un train de vie extrêmement luxueux…
Anne Andlauer
RTE est en baisse dans les sondages à cause de la mauvaise situation économique, en particulier de l’inflation qui touche tout le monde et au premier chef, les classes moyennes les moins favorisées et les plus pauvres, qui historiquement constituent un vivier de voix pour son parti, l’AKP. Il a donc besoin de redresser la situation économique, ou du moins de juguler l’inflation assez rapidement, en tout cas avant de se présenter aux électeurs pour ne pas perdre son image de bon gestionnaire.
Je pense que le mauvais état de l’économie, qui se fait ressentir très concrètement dans la vie quotidienne des Turcs met un peu de côté les questions identitaires. Beaucoup de Turcs se rendent compte que le fait d’être turc ou kurde, d’être musulman sunnite ou alevi importe moins que le clivage socio-économique. Surtout quand ils constatent que les élites au pouvoir continuent d’avoir un train de vie extrêmement luxueux, vivent dans des villas ou des palais dans le cas du président. Le vieux clivage traditionnel fondé sur l’identité tend à s’effacer au profit du clivage socio-économique.
L’afflux de migrants syriens, en 2015, a-t-il affaibli le régime ?
Oui. D’ailleurs, RTE est persuadé qu’il a perdu les grandes villes, Istanbul et Ankara, notamment lors des municipales de 2019, en grande partie à cause de la question des réfugiés. Ce qui explique pourquoi, après les déroutes électorales, les autorités turques ont serré la vis sur la question de l’accueil des réfugiés.
Pour l’opposition, ce sera sans aucun doute un des grands sujets de la campagne. Elle devrait tenir un discours très dur sur l’immigration, en jouant sur l’hostilité d’une partie des Turcs à l’égard des réfugiés syriens. Ce n’est pas nouveau de la part de l’opposition mais c’est beaucoup plus audible aujourd’hui parce que cette problématique vient s’ajouter aux inquiétudes liées à la situation économique du pays.
La Turquie développe depuis près de dix ans une diplomatie d’influence au Moyen-Orient. Elle mise aussi activement sur un soft power à la fois moderne, panislamique et néoottoman pour étendre sa toile hors de ses frontières. Cette stratégie est-elle efficace ?
Le pouvoir vante régulièrement les mérites de son soft power, et s’en sert comme un argument électoral. Mais davantage que le soft power, c’est le hard power qui fait écho au sein de la population. Quand RTE montre les muscles face à la Grèce et Chypre, puis face à la France qui soutient ces pays en Méditerranée orientale ou lorsque RTE tient tête à des leaders occidentaux comme Donald Trump, cela ravive la fibre nationaliste des Turcs, au-delà de l’électorat acquis à l’AKP. L’opposition y est aussi sensible. Voilà pourquoi il se permet d’aller aussi loin dans ses menaces, dans ses prises de parole. Même si, depuis l’année dernière, Erdogan a entrepris un revirement dans la politique étrangère de son pays.
Le pouvoir turc adopte-t-il cette stratégie à des fins électorales uniquement ?
Dès qu’un pays, et cela ne concerne pas que la Turquie, prend des décisions hostiles aux intérêts des puissances occidentales, l’Occident considère qu’il le fait pour satisfaire l’opinion politique. Cela montre souvent un manque de compréhension des ressorts de la politique étrangère de ce pays. Dans le cas de la Turquie, les deux gros points de crispation avec l’Occident concernent les opérations militaires contre les forces Kurdes en Syrie ; et le rapprochement avec la Russie. Ce rapprochement s’est accentué ave l’achat de la Turquie de missiles de défense antiaériens.
L’Occident n’agit pas toujours en fonction des intérêts de son allié turc. La Turquie est ainsi contrainte de définir une politique étrangère plus indépendante.
Anne Andlauer
Beaucoup de cadres de l’opposition ne pensent pas différemment de RTE. Par exemple, le CHP, le principal parti d’opposition, a soutenu l’acquisition des missiles russes et dénonce ouvertement les sanctions américaines. Il demande même au gouvernement de RTE d’activer ces missiles ce qui entraînerait des sanctions supplémentaires de la part de États-Unis.
Les interventions contre les forces kurdes sont aussi soutenues par une large partie de l’opposition, à l’exception du HDP, le parti pro-kurde présent au parlement. La classe politique turque pense qu’intervenir contre les Kurdes est une réponse légitime à une menace à la sécurité du pays.
Dès que les États-Unis ou la France forment, arment et prennent position pour les combattants kurdes, les élites politico-médiatiques turques, au-delà des leaders de l’AKP, réagissent. L’Occident n’agit pas toujours en fonction des intérêts de son allié turc. La Turquie est ainsi contrainte de définir une politique étrangère plus indépendante. L’objectif n’est pas de rompre les liens avec ses ancrages traditionnels mais de prendre des décisions qui parfois les contrarient. Personne en Turquie n’envisage de quitter l’OTAN. Au contraire, beaucoup mettent en avant le rôle bénéfique de la Turquie dans l’OTAN, en particulier dans ce contexte de tensions à la frontière ukrainienne.
Pour l’Occident, la politique étrangère russe est perçue comme contradictoire. Toutefois, la Turquie défend sa capacité à compartimenter ses relations internationales afin de poursuivre les politiques qui servent au mieux les intérêts du pays.
En matière de politique étrangère, « Erdogan voit son pays en étoile montante et saisit toutes les opportunités de projeter l’image d’une Turquie forte et sûre d’elle-même», écrivez-vous. Les velléités expansionnistes de la Turquie sont une conséquence de l’atonie européenne ? La Turquie est-elle, en quelque sorte, le miroir de nos faiblesses ?
Oui. Le désengagement de l’Europe pousse la Turquie à redéfinir une politique étrangère. Elle a tendu la main tout au long de l’année 2021 et continuera de le faire en 2022, à des pays comme l’Égypte , les Émirats arabes unis ou l’Arabie saoudite , avec lesquelles, pourtant, elle avait un lourd contentieux, lié à des questions idéologiques. La Turquie répare les liens de façon rapide et même spectaculaire, je trouve. RTE a reçu en novembre dernier le prince héritier des Émirats Arabes Unis qui avait été accusé 5 ans plus tôt d’avoir financé le coup d’État manqué de 2016. Il sera par ailleurs certainement en Arabie saoudite le mois prochain pour rencontrer Mohammed Ben Salman, malgré le passé conflictuel des deux hommes à propos de l’assassinat du journaliste Kashoggi.
Par ailleurs, la politique étrangère turque se définit aussi sur l’engagement des États-Unis dans les régions où la Turquie estime avoir des intérêts: Moyen-Orient, Caucase… La Turquie est dans la realpolitik et fait preuve de pragmatisme après le désengagement de l’Europe. Elle a pris conscience qu’elle devait se débrouiller seule.
«La Turquie d’Erdogan, éd. du Rocher, 249 pages, 19,90€. Éditions du Rocher.