La colonisation française en Algérie a débuté par l’alliance du sabre et du goupillon. Après la prise d’Alger, le 5 juillet 1830, le maréchal de Bourmont convoque un Te Deum pour célébrer la victoire, et lance aux aumôniers militaires : « Vous venez de rouvrir avec nous la porte du christianisme en Afrique. » La mosquée Ketchaoua, à Alger, devient la cathédrale Saint-Philippe en 1839. La construction de la basilique Notre-Dame-d’Afrique débute en 1858, tandis que les congrégations religieuses affluent pour assurer les besoins d’instruction, d’hôpitaux et de services sociaux.
L’époque de la conversion et de l’assimilation
Cependant, l’Église se voit rapidement interdite d’évangéliser la population musulmane, ce qui n’empêche pas Charles Lavigerie, archevêque d’Alger et fondateur de la Société des missionnaires d’Afrique (les « pères blancs ») en 1868, de jouer avec la limite. Créé cardinal en 1882 et artisan du ralliement des catholiques à la République par son « toast d’Alger » en 1890, il rêve d’amener les musulmans vers le Christ et refuse la ségrégation coloniale qui s’opère entre les communautés.
« Au lieu de parquer les indigènes, par la crainte d’un fanatisme en grande partie imaginaire (…), il faudrait nous les assimiler », dit-il. Par ailleurs, il invite les pères blancs à respecter la culture locale : « Vous parlerez la langue des gens ; vous mangerez leur nourriture ; vous porterez leur habit. » Cette mentalité ne suscita la conversion que d’une poignée de Kabyles, tels Boudjemâ Benjamin Ould Aoudia, avocat au barreau d’Alger en 1920, puis militant pour l’autodétermination de l’Algérie, et la poétesse Fadhma Aït Mansour Amrouche.
La fin du XIXe siècle voit l’Église catholique se concentrer sur les colons français, espagnols, italiens et maltais, qui font souche sur le sol algérien. « Le catholicisme est ancré dans la culture pied-noire, même si cela varie selon les origines et les régions », explique Darcie Fontaine, historienne américaine, spécialiste de l’Algérie et auteure de Decolonizing Christianity. Religion and the End of Empire in France and Algeria (Cambridge University Press, 2016, non traduit). « Autour d’Oran, la pratique est fervente avec le pèlerinage de Santa-Cruz, surtout chez les pieds-noirs d’origine espagnole. C’était moins le cas à Alger. » Dans toute l’Algérie française, les églises et les cloches font partie du paysage, et le clergé catholique bénéficie d’indemnités de fonction, malgré la loi de séparation des Églises et de l’État de 1905. En mai 1945, la répression sanglante de l’insurrection de Sétif s’accompagne d’un soutien de l’Église aux autorités.
Un prélat favorable à l’autodétermination
L’arrivée de Léon-Étienne Duval comme archevêque d’Alger en 1954, peu avant le déclenchement de la guerre d’Algérie, change la donne. Ancien résistant, influencé par le catholicisme social, le prélat est favorable à l’autodétermination des populations d’Algérie, et, dès 1955, condamne l’usage de la torture. En 1957, alors que l’armée et le FLN s’affrontent pour le contrôle d’Alger, Mgr Duval décide de soutenir à leur procès des militants chrétiens complices des indépendantistes. « À ce moment, il reçoit des centaines de lettres de pieds-noirs révoltés », souligne Darcie Fontaine, rappelant le surnom de « Mohamed Duval » donné par ses opposants. « L’immense majorité des pieds-noirs catholiques ne partageait pas ses positions. » De son côté, l’évêque d’Oran, Bertrand Lacaste, est partisan du maintien de l’Algérie dans la France.
Quelques pieds-noirs osent aller dans le sens de l’archevêque, comme Jacques Chevallier, maire d’Alger de 1953 à 1958, partisan du compromis au point d’organiser une rencontre de la dernière chance, en mai 1962 entre le chef de l’OAS, Jean-Jacques Susini, et un représentant du FLN, Abderrahmane Farès. « Il n’y a d’espoir que dans la compréhension réciproque, la collaboration fraternelle, la réconciliation, la volonté de paix »,prêche Mgr Duval, après la signature des accords d’Évian, le 18 mars 1962. La cathédrale Saint-Philippe d’Alger est offerte par l’Église au nouvel État algérien, qui en fait une mosquée.
La fuite des pieds-noirs vers la métropole
Après l’indépendance, Mgr Duval est conforté dans son pari, mais l’Église dont il a la charge disparaît dans la fuite des pieds-noirs vers la métropole. Sur un million d’Européens en 1962, ils ne sont plus que 200 000 en 1963 et 50 000 dix ans plus tard. Toute la vocation du catholicisme en Algérie est à repenser. « Nous étions dans l’esprit de Vatican II : les catholiques restés en Algérie voulaient incarner les valeurs de Jésus dans la population par leur seule présence, sans prosélytisme. Leur expérience de rupture avec le colonialisme préfigure la théologie de Libération sud-américaine », analyse Darcie Fontaine.
Certains réfléchissent même à devenir une Église orientale, avec l’arabe comme langue liturgique. Prêtres et religieuses participent au développement de l’Algérie avec des coopérants venus de France, dont beaucoup de catholiques. Parallèlement, le dialogue avec l’islam est une priorité de la petite Église algérienne, symbolisée par l’abbaye Notre-Dame-de-l’Atlas, à Tibhirine, et par l’institution les Glycines, créée en 1967 par le diocèse d’Alger, qui abrite une bibliothèque considérable.
Les années noires de la guerre civile
Dans les années 1970, les écoles et hôpitaux catholiques sont nationalisés par le régime, qui veut unifier le pays autour de l’islam et de l’arabe. Mais Mgr Duval, et son successeur Henri Teissier en 1988 restent des figures respectées. Puis arrivent les années noires de la guerre civile, de 1991 à 2002 : une vingtaine de religieux et de religieuses sont assassinés, dont les moines de Tibhirine et Pierre Claverie, évêque d’Oran. Ces martyrs sont béatifiés en 2018, lors d’une cérémonie célébrée à la chapelle oranaise de Santa Cruz, en présence de représentants de l’État algérien.
Toutefois, de fréquentes restrictions de visas rappellent que l’Église demeure soumise à la politique intérieure algérienne. « Quand le pouvoir est fort, il n’y a pas de problème pour les chrétiens ; quand il est faible, il les voit comme une menace »,avance Darcie Fontaine, qui rappelle que la population catholique en Algérie a beaucoup changé depuis la décennie noire : « Les fidèles sont presque tous des immigrés africains subsahariens. » De 2008 à 2015, l’archevêché d’Alger n’est pas confié à un prélat français, mais à un Jordanien, Ghaleb Bader. En 2016, est ordonné en France Paul-Elie Cheknoun, prêtre algérien issu d’une famille musulmane, devenu catholique après s’être converti chez les évangéliques.
La présence de nombreux évangéliques
En effet, une forte communauté évangélique est née en Kabylie pendant la guerre civile. Ces nombreuses conversions ont poussé l’État algérien en 2006 à pénaliser les « moyens de séduction » qui attireraient un musulman vers une autre religion. Malgré ce dispositif, il y aurait aujourd’hui entre 30 000 et 100 000 évangéliques en Algérie, contre 5 000 à 10 000 catholiques, sur 44,6 millions d’habitants. Leur élan missionnaire interroge l’Église catholique algérienne. « Si le critère de succès, ce sont les conversions, les évangéliques ont gagné ! Mais l’engagement des catholiques progressistes auprès des Algériens a sauvé la place du christianisme dans l’Algérie indépendante », affirme Darcie Fontaine.
Interrogé par le média catholique suisse Cath.ch après son installation comme nouvel archevêque d’Alger, le 12 février 2022, Jean-Paul Vesco estime que « le problème n’est pas d’être peu nombreux ; le problème serait de devenir insignifiant », et reconnaît que les Églises évangéliques ont « leur part de vérité qui peut-être nous échappe ». Au fond, les questions qui agitaient hier Charles Lavigerie sur l’attitude juste à adopter à l’égard des musulmans en Algérie se posent encore de nos jours, lui qui se disait « heureux, si je ne puis leur communiquer ma foi, d’exercer du moins la charité. »
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