La France en guerre au Malidossier
Deux groupes armés pro-gouvernementaux ont subi de lourdes pertes en affrontant les jihadistes de l’EIGS près d’Andéramboukane, dans l’est du Mali.
A cet endroit, le tracé de la frontière fait un petit pli. Sur les cartes, la ligne horizontale, qui sépare les territoires du Mali du Niger dans cette région, tressaille au niveau du lac d’Andéramboukane. Autour du point d’eau, une ville a surgi des sables. Elle comptait 20 000 habitants, dit-on, en temps de paix. Personne ne sait exactement combien de personnes y vivent désormais. Des milliers de familles ont quitté la zone ces dernières années, et l’exode s’est fortement accéléré depuis trois mois. En brousse, les insurgés jihadistes de l’Etat islamique au Grand Sahara (EIGS) règnent en maître. Leur implantation dans la région, en 2017, a ravivé de vieilles querelles communautaires. Les civils sont devenus des cibles des groupes armés, par leur simple appartenance ethnique.
A Andéramboukane, l’armée malienne n’est qu’un lointain souvenir. Deux groupes pro-gouvernementaux font office de troupes supplétives : le Groupe d’autodéfense touareg Imghad et alliés (Gatia) et le Mouvement pour le salut de l’Azawad (MSA). Ces milices loyalistes, signataires de l’accord de paix de 2015 et qui combattaient aux côtés des soldats français de Barkhane en 2017-2018 au nom de la lutte antiterroriste, recrutent largement sur des bases communautaires. Le Gatia est surtout composé de Touaregs Imghad, le MSA de Touaregs Dahoussak. L’EIGS, de son côté, a notamment (mais pas exclusivement) attiré à lui des combattants peuls.
Leurs affrontements ont rejailli sur les villages ou les campements de nomades de la région d’Andéramboukane, qui subissent les représailles des deux camps. Dans cette société pastorale déchirée par les sécheresses, les zones de pâturages font l’objet d’une âpre compétition et le vol de bétail est monnaie courante. Pour le seul mois de mars, «les affrontements armés et attaques auraient, selon les autorités locales, occasionné la mort d’environ 264 civils», pointe un récent rapport de la Mission des Nations unies au Mali (Minusma), qui a «pu identifier 159 personnes tuées». Le bilan réel des violences est certainement bien supérieur.
«Milice personnelle»
Les forces françaises de l’opération Barkhane avaient fait d’Andéramboukane et de la zone dite des «trois frontières» (Mali, Niger, Burkina Faso) leur objectif prioritaire depuis le sommet de Pau, en janvier 2020. Sans parvenir, toutefois, à détruire l’EIGS. Deux ans plus tard, alors que les relations entre Paris et Bamako sont au plus bas, Emmanuel Macron a sonné la fin de l’opération Barkhane et le retrait des derniers soldats français du Mali, prévu pour cet été. La «base avancée» française la plus proche, à Ménaka, est en cours de démantèlement. Le camp militaire sera restitué aux Forces armées maliennes (Fama) dans les tout prochains jours. «L’EIGS profite du désengagement de Barkhane et Takuba [les forces spéciales européennes, dont le départ a également été annoncé], commente un officier de la région. C’était prévisible.»
Inquiets du vide sécuritaire provoqué par le départ de Barkhane, le MSA et le Gatia ont tenté une incursion à Andéramboukane ce week-end. «Depuis trois mois, l’Etat islamique a conquis quasiment les deux tiers de la région de Ménaka [là laquelle appartient Andéramboukane], en massacrant beaucoup de civils sur son chemin, rappelle Moussa Ag Acharatoumane, le leader du MSA. On a donc lancé une contre-offensive pour aller les chercher dans leur base retranchée le long de la frontière avec le Niger. L’objectif est de contester l’espace aux terroristes, de ne pas les laisser faire ce qu’ils veulent.»
Le MSA et le Gatia affirment que l’armée malienne a pris part à l’opération, qui aurait mobilisé près d’une centaine de pick-up armés. Pourtant, à Bamako, l’état-major n’a pas communiqué sur le sujet. Un haut gradé malien, contacté par Libération, confirme que les troupes régulières des Fama n’ont pas formellement été engagées. Seuls des éléments du Groupement tactique interarmes 8 (GTIA8) auraient été impliqués. Mais cette unité au statut très particulier est dirigée par le général El Hadj Ag Gamou… chef du Gatia. «Ses membres, tous plus ou moins liés à Gamou, ont une longue expérience de combat. On peut présumer que la plupart sont du Gatia. En matière d’autonomie, ils sont supposés dépendre de la chaîne de commandement, mais cela n’a jamais été très clair, explique Marc-André Boisvert, spécialiste de l’armée malienne. Il faut considérer le GTIA8 comme un groupe de combattants fidèles avant tout à leur chef.»
Ville fantôme
Les forces loyalistes ont brièvement occupé la petite ville frontière samedi, sans combattre. La bataille semble avoir éclaté le lendemain, près de Tajalat, à une trentaine de kilomètres à l’ouest d’Andéramboukane. Peu de détails ont filtré sur son déroulement. Son issue, en revanche, est connue : le MSA et le Gatia ont dû se replier vers Ménaka après avoir essuyé de lourdes pertes. Quatre blessés ont été évacués à Gao par un hélicoptère des Nations unies. Le responsable militaire de l’opération, Sidi Ghaly, a été touché. Le secrétaire général du Gatia, Fahad Ag Almahmoud, affirme qu’une vingtaine de combattants «amis» ont été tués, contre une centaine d’ennemis. L’EIGS n’a pas encore officiellement publié de communiqué ou de vidéo sur le combat de Tajalat, mais l’un de ses membres évoque un bilan de «67 tués parmi les forces coalisées, 8 motos et 17 véhicules récupérés». Cette fois-ci, la force Barkhane n’est pas intervenue et n’a pas été sollicitée.
«On a eu plusieurs combats avec les terroristes, très meurtriers, dont le dernier lundi, reconnaît le chef du MSA, Moussa Ag Acharatoumane. Les opérations continuent, l’objectif est de libérer l’espace pour permettre à l’Etat et aux services sociaux de base de revenir, pour que les populations puissent rentrer chez elles.» Aux dernières nouvelles, Andéramboukane est devenue une ville fantôme. Ses habitants ont fui en direction du Niger voisin. Les antennes relais locales sont détruites, empêchant les communications téléphoniques. «Personne n’occupe le village mais la zone est sous contrôle de l’EIGS, explique Mathieu Pellerin, analyste senior Sahel à l’International Crisis Group. Dans cette séquence, l’Etat islamique a une nouvelle fois été sous-estimé. On disait l’organisation affaiblie par des divisions internes, acculée par l’action militaire des Français et des Nigériens, mais elle a encore prouvé sa résilience. Sans appui extérieur, le Gatia et le MSA ne parviennent pas à contenir l’EIGS.»