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Kamel DAOUD: « Si le statut de la femme ne change pas, l’Algérie ne guérira pas »
Entretien avec Kamel Daoud, par Raphaël Jerusalmy, paru dans Charlie hebdo 1399 du 15 mai 2019. Avec l’aimable autorisation de la rédaction de Charlie-Hebdo..
Alors que le « printemps » algérien bat son plein, Kamel Daoud a accepté de nous parler de ses craintes de le voir détourné, réprimé ou tout simplement qu’il s’essouffle. Il nous raconte aussi, bien entendu, son amour des livres et le rôle singulier qu’ils ont joué dans son destin.
RAPHAËL JERUSALMY : Les Arabes sont “compris” par ceux qui croient les comprendre. Ce qui les fait rire ou les agace. Mais se comprennent-ils eux-mêmes ? Jusqu’à quel point se perçoivent-ils à travers le regard des autres ?
KAMEL DAOUD : Les « Arabes », ça n’existe pas. L’expression « monde arabe » me fait rire. Je m’amuse de l’étonnement des autres quand je leur explique que personne ne parle l’arabe dans le « monde arabe ». Ce n’est pas notre langue quotidienne, celle de la vie, du sexe, de la mort, de l’argent, de l’amour. L’arabe est comme le latin des clergés et des monarchies du Moyen Âge. Établir une différenciation entre langue et identité est difficilement concevable pour les Occidentaux. Je pourrais d’ailleurs abuser de ce mot : « Occidentaux ». Me faire occidentaliste, tout comme l’on dit orientaliste et regarder ainsi l’autre à travers moi-même.
Moi, je suis maghrébin, qui veut dire “occidental” en arabe. Du coup, je me retrouve dans une position étrange : je suis l’Occidental des Arabes et l’Arabe des Occidentaux. Mais comment se sent-on arabe à travers le regard de l’autre ? Je me perçois comme ignoré dans ma “non-arabité”, ma différence, ma vraie vie. Je me sens orientalisé, « exotisé ». Tout comme je perçois l’Occidental à travers sa démarche judéo-chrétienne, sa croisade, sa colonisation, sa supériorité. Les « Arabes » se sentent réduits, exclus. Et l’acceptent ! Où l’encaissent. Tant et si bien qu’ils se retrouvent incapables de se construire une altérité assumée, centrée sur elle-même. L’autre occidental est à la fois haï et désiré. On se tourne vers lui pour fuir le conservatisme qui sévit chez soi. Mais dès qu’on arrive chez lui, en Occident, on revendique ce même conservatisme parce que l’autre, quand il vient du Nord, est l’ennemi. Bien qu’il puisse aussi venir du Sud ou de l’Est et subir ce même rejet, parfois raciste. Je me rappelle comment les Touaregs nous appelaient, nous, les Algériens du Nord : « les Chinois ». On est toujours le Chinois ou l’Arabe d’un autre.
Dans quelle mesure l’Algérie peut-elle se dégager du poids de la « tradition » ? Cela fait cent vingt ans qu’on dit qu’elle n’est pas mûre pour l’indépendance puis pour la démocratie. Le statut des femmes, dans ce dernier “printemps”, semblerait l’indiquer.
La femme est le signe de l’homme. C’est-à-dire sa possibilité, son humanité. La tradition, en Algérie, m’a étouffé, écrasé. Elle est le culte de la mort et des ancêtres. Trouver refuge dans la lecture m’a poussé, plus tard, à écrire. J’y percevais, enfant, la peur des adultes face à la vie, à la mort, au poids du monde. Je n’avais pas les mots pour le dire, mais je le ressentais. La tradition, c’est le bavardage des morts qui parlent à la place des vivants.
L’Algérie et la démocratie ? C’est l’Algérie et la femme. Le « printemps » algérien a vu les femmes sortir. Elles ont été les premières à manifester, dès le 22 février. Elles étaient quatre, au matin. L’après-midi, des dizaines de milliers. Le régime est tombé parce que la ruralité algérienne s’est soulevée et parce que les femmes ont manifesté. Elles ont donné une légitimité au mouvement. Que les femmes descendent dans la rue, c’est une véritable révolution. Est-ce la promesse d’un avenir meilleur? Non. Juste une possibilité. Une voie! Une fenêtre! Le conservatisme a tenté de les repousser vers « les cuisines », en prétendant que « ce n’était pas le moment » de traiter leurs revendications. Si le statut de la femme ne change pas, l’Algérie ne guérira pas.