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Sous la férule de Mohammed ben Zayed, Abou Dhabi veut restaurer la « stabilité autoritaire » du Moyen-Orient à l’Afrique du Nord.
Banlieue de Tunis, peu avant les élections présidentielle et législatives. La candidate Abir Moussi, présidente du PDL, ex-zélote de Ben Ali, organise une conférence de presse. Elle récite son évangile programmatique : retour de l’ordre, le vrai, et mise sous les verrous de tout ce qui ressemble de près où de loin à un barbu. À ses côtés se tient tranquillement l’ambassadeur des Émirats arabes unis. Le social-démocrate Mohamed Abbou, futur ministre de la Lutte contre la corruption, s’étrangle alors de constater pareille ingérence.
Mohammed ben Zayed (dit MBZ), prince héritier et ministre de la Défense d’Abou Dhabi.© DR
La réserve diplomatique n’est plus de mise ces temps-ci au pays de Mohammed ben Zayed (dit MBZ), prince héritier et ministre de la Défense d’Abou Dhabi. Celui-ci a mis en place un logiciel intellectuel qui fait office de contre-révolution depuis les pays du Golfe. À la lumière des événements libyens, son influence ne cesse de grandir. Le logiciel séduit jusqu’aux capitales européennes. Et l’homme a résolument mis le cap sur l’Afrique du Nord.
Les Émirats ne se posent plus de questions rhétoriques. Ils agissent. Tracent leur diagonale depuis le golfe persique jusqu’à la pointe marocaine. Pour Sébastien Boussois, chercheur en sciences politiques associé à l’ULB et auteur de Pays du Golfe, les dessous d’une crise mondiale, « dans le contexte de l’échec global du Printemps arabe, hormis la Tunisie, la matrice MBZ prône un retour aux dirigeants rassurants et le sabotage de certaines transitions démocratiques, le coup d’État en Égypte notamment ».
Ce si petit et si riche pays, jadis peuplé de pêcheurs de perles, devenu pétromonarchie grâce à la découverte de l’or noir, a pris l’ascendant dans le monde arabe. « Il incarne l’une des deux visions du monde arabe, celle qui veut restaurer la stabilité sécuritaire pion après pion, domino par domino, en étouffant chaque alternative démocratique », poursuit le chercheur. L’alternative étant celle incarnée par le Qatar qui « a soutenu les mouvements révolutionnaires de 2011, souvent proches des Frères musulmans » avant de subir en 2017 un terrible embargo de la part des Saoudiens et des Émiratis. Depuis la Turquie a pris le leadership sur le sujet, la subtilité de Doha (soft power et pétrodollars) en moins. Au Maghreb, plusieurs pays attisent l’intérêt de MBZ.
On parle rarement de Nouakchott lorsqu’on évoque le Maghreb, pourtant la Mauritanie est l’un des cinq pays qui le composent. Le 3 février 2020, lors de la visite officielle du président mauritanien, Mohamed Ould Cheikh El-Ghazouani, les Émirats lui accordent 2 milliards de dollars. Une somme faramineuse pour ce pays : 40 % de son PIB. Un remerciement pour sa participation à la coalition anti-houthis au Yémen, où la guerre est devenue un bourbier sanglant, et son action antiterroriste sur son sol malgré la contagion djihadiste au Sahel (Mali, Burkina Faso principalement).
Le fait est assez rare pour être noté : malgré sa prodigieuse richesse, la pétromonarchie n’accorde pas ses subsides à la légère. « Il y a toujours une contrepartie », confie un diplomate. Lorsqu’il a fallu financer la force du G5 Sahel, « les Émirats ont accordé peu et exigé beaucoup », poursuit celui-ci. Le dossier libyen monopolise l’attention.
Malgré des négociations entamées à Genève entre le GNA, le gouvernement d’union nationale imposé par l’ONU, et la LNA, les forces du maréchal Haftar, les affrontements à Tripoli augmentent de jour en jour. Port bombardé, croissant pétrolier quasi à l’arrêt : il s’agit d’étrangler la ville. Malgré ses 78 ans, l’ex-kadhafiste passé par la CIA poursuit sa croisade lancée le 4 avril 2019 : la conquête de la capitale libyenne avec sa Banque centrale et le siège de la NOC, l’entreprise du pétrole libyen, le Graal des devises. Dix mois après, la conquête éclair s’est muée en une fastidieuse avancée. Son sponsor officiel ? Abou Dhabi. Le logiciel MBZ veut écraser à tout prix le gouvernement officiel qu’il juge « proche des Frères musulmans » alors qu’il a été mis sur pied par les Nations unies.
Une victoire d’Haftar serait une couronne supplémentaire pour MBZ six ans après le coup d’État mené par le maréchal Sissi sur le président Morsi, élu démocratiquement. Lors de la conférence de Berlin consacré à la Libye, les autorités allemandes oublièrent d’inviter le Maroc et la Tunisie. Résultat, MBZ a fait escale pour rencontrer Mohamed VI sitôt après, photo à l’appui. Et accélère l’intensité de son soutien à l’entreprise d’Haftar. Des Iliouchine atterrissent à intervalles réguliers dans l’Est, apportant de nouvelles armes. L’ONU s’alarme.
Mais Haftar est en phase avec le logiciel MBZ : « Le grand Moyen-Orient, celui de Bush père, cuvée 1991 », résume Sébastien Boussois. Plus vachard, il conclut : « Les Émirats sont un bon élève des Américains, ils perdent toutes leurs guerres, comme les États-Unis depuis le Vietnam. » Le sort prochain de la Libye dira si la doctrine MBZ règne des tours de Dubai jusqu’aux faubourgs de Tunis. Par Benoît Delmas