La République islamique d’Afghanistan n’est plus: le cofondateur et numéro deux du mouvement taliban, Abdul Ghani Baradar, est arrivé samedi 21 août à Kaboul d’où il dirigera vraisemblablement l’émirat islamique qui doit être mis en place… Celui-là même qui fut anéanti vingt ans plus tôt par une intervention militaire menée par les États-Unis. Bien que le chef du mouvement soit actuellement Haibatullah Akhundzada, Baradar est son dirigeant politique, l’un des membres les plus emblématiques du mouvement.
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Doit-on s’attendre à un régime de terreur comme celui imposé par le mollah Baradar et les autres cadres du mouvement de 1996 à 2001? Qui est cet ancien membre d’une guérilla islamiste devenu chef de guerre, puis diplomate conversant avec des gouvernements étrangers?
Les premiers «talibans»
Né en 1968 dans la province d’Oruzgan, Abdul Ghani Arkhund a principalement grandi à Kandahar, une autre province du Sud du pays, dans une famille appartenant à une tribu influente. En 1979, lorsque l’URSS envahit l’Afghanistan, Abdul Ghani a 11 ans. Très vite, il s’engage dans la résistance armée et devient, à peine adolescent, un combattant moudjahidin. Il aurait combattu sous les ordres du mollah Mohammad Omar, qui perdra un œil pendant le conflit, et a participé à repousser l’armée soviétique, qui quittera définitivement le territoire afghan en 1989.
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Au début des années 1990, Abdul Ghani et le mollah Omar cofondent le mouvement taliban. Objectif affiché: contrer les chefs de guerre corrompus de différentes factions armées, qui commettent des exactions à travers le pays. Une nouvelle milice émerge, aux velléités politiques: les «talibans» ou «étudiants», qui s’érigent en défenseurs du peuple afghan, de la vertu et de la religion islamique. Dans des écoles coraniques de Kandahar, berceau du mouvement, puis ailleurs dans le sud du pays ainsi que dans des camps de réfugiés afghans au Pakistan voisin, les premiers «talibans» diffusent leur message et amassent de nouvelles recrues: des enfants ainsi que de jeunes hommes capables d’aller au combat.
Dans les années 1990, le lien entre les deux frères d’armes se scelle d’autant plus qu’Abdul Ghani épouse, selon plusieurs témoignages, la sœur du mollah Omar. Ils deviennent donc beaux-frères, et Omar donnera à son ami le surnom de «Baradar,» ou «frère» en persan, qu’il conservera jusqu’à ce jour.
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En 1996, au terme de la guerre civile qui déchira le pays six ans durant, les talibans accèdent au pouvoir. S’ensuit un règne fait de châtiments corporels et autres tortures et exécutions publiques, y compris des lapidations. La charia (loi islamique) est appliquée, et une lecture rigoriste des textes religieux fait office de Justice. Les droits des femmes sont quasi inexistants, et les Afghans qui contreviennent aux règles imposées sont durement réprimés.
En 2001, après l’intervention américaine qui fit tomber le régime taliban, il aurait fait partie d’un petit groupe d’insurgés prêts à reconnaître le gouvernement de Kaboul… Mais cette initiative n’a jamais vu le jour.
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Un combattant aguerri et fédérateur
En 2010, devenu chef militaire des talibans, il est capturé dans la ville portuaire de Karachi, au Pakistan, lors d’une opération conjointe des services secrets pakistanais et américains, et passera huit ans dans une geôle pakistanaise… Une période qui marquera un tournant dans sa manière d’approcher l’évolution du mouvement taliban. À sa remise en liberté, négociée en majeure partie par Washington, il s’envolera pour Doha, d’où il dirigera cette fois le bureau politique du mouvement.
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Cet ancien chef militaire s’attellera, avec d’autres notables, à retravailler la communication des talibans et se montrera prêt à faire bouger les lignes sur certains points: «en guise de reconnaissance envers les États-Unis, mais aussi pour ne pas répéter les erreurs du passé», analyse Thomas Ruttig, cofondateur de l’Afghanistan Analysts Network, un groupe de recherche qui réunit des analystes afghans et étrangers. Le mollah Omar, mort en 2013, n’est plus à ses côtés. Mais la capacité de ce combattant, aguerri et adoubé par le chef spirituel des talibans, à fédérer différents cadres du mouvement est immédiate. Il a même la réputation d’être perçu comme plus légitime que le mollah Yaqoob, fils du mollah Omar à la tête de la puissante commission militaire du mouvement.
D’année en année, sous l’impulsion du mollah Baradar, le discours taliban se polit. Devant les Afghans, les dirigeants du mouvement mettent l’accent sur leur position de défenseurs du peuple, refusant de faire des victimes civiles, qui seraient principalement le fait des «envahisseurs étrangers» . Face à la communauté internationale, en particulier occidentale, les dignitaires talibans se posent en diplomates, négociant, prenant soin de distiller des éléments de langage, par exemple sur les droits des femmes.
Ce qui est certain, c’est que c’est un stratège
Thomas Ruttig, cofondateur de l’Afghanistan Analysts Network
Ces jalons posés, le mollah Baradar et le bureau politique dans son ensemble, aidés par leur supériorité militaire dans de nombreux districts afghans, seront dans les meilleures dispositions pour mener des négociations avec l’Administration de Donald Trump. Elles aboutissent en février 2020 à un accord historique garantissant le retrait de toutes les forces étrangères du pays, sous quelques conditions impossibles à vérifier à court terme, comme la promesse par les extrémistes de s’assurer que l’Afghanistan ne redeviendra pas une base arrière pour le terrorisme international.
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C’est grâce à cet accord, et donc au désengagement rapide des forces occidentales qui laissent sur place une armée afghane exsangue, que les talibans ont pu prendre un an plus tard le contrôle de la quasi-totalité du pays, et s’asseoir le lundi 16 août 2021 dans le fauteuil d’un président qui a fui à l’étranger. Devenu dirigeant politique, le frère d’armes du mollah Omar n’en est pas moins resté militaire dans l’âme: «C’est l’accord conclu avec les Américains qui a permis la conquête militaire de Kaboul, et du pays, par les talibans», abonde Ahmed Rashid, journaliste reconnu comme l’un des principaux spécialistes du mouvement et auteur de plusieurs livres à leur sujet.
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Un État à reconstruire
Souvent présenté comme le visage modéré du mouvement, on ne sait pourtant rien de ses idées ni de sa conception du mouvement et de la société aujourd’hui. Le mollah Baradar est l’un de ces chefs talibans longtemps resté dans l’ombre. Impossible, donc, de prédire avec exactitude les règles et le modèle de société qu’il souhaite réellement imposer. «Ce qui est certain, c’est que c’est un stratège, et qu’il semble avoir compris l’importance de dompter la communauté internationale en faisant des concessions sur certains points comme les droits des femmes», conclut Thomas Ruttig.
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Pourtant, déjà, des exactions ont été rapportées à travers le pays. Malgré les injonctions publiques du mollah Baradar, des combattants talibans ont entamé une chasse à l’homme, allant de maison en maison pour traquer ceux et celles qui auraient travaillé pour le précédent gouvernement, ou dont le mode de vie contreviendrait à celui envisagé par le mouvement. «Un certain nombre de combattants, qui ne sont souvent que des adolescents ou de jeunes adultes habitués à une vie de guérilla, resteront sûrement insensibles aux ordres donnés par la hiérarchie,» explique Adam Baczko, chercheur au CNRS et au Ceri de Sciences Po.
Le 17 août, deux jours après la prise de Kaboul, un C-17 de l’armée de l’air qatarie a déposé Abdul Ghani Baradar dans son fief de Kandahar, berceau du mouvement taliban qui fut aussi l’épicentre de leur pouvoir de 1996 à 2001. Sur place, des partisans du mouvement ont acclamé ce chef charismatique à l’épaisse barbe noire. Arrivé samedi 21 août à Kaboul pour entamer des discussions sur le mode de gouvernance du pays, le quinquagénaire se retrouve dans une situation épineuse. Les talibans n’avaient vraisemblablement pas prédit que le gouvernement afghan se déliterait aussi rapidement: la plupart de ses membres ont fui à l’étranger, laissant sur place un État dysfonctionnel, à reconstruire totalement. Et puis, déjà, la fronde s’organise: des manifestations ont été réprimées dans plusieurs provinces, et une milice a repris trois districts dans le nord du pays. Le spectre d’une guerre civile pourrait venir troubler les aspirations talibanes, et le retour du mollah Baradar dans le palais présidentiel.