La tension est montée pendant l’été. Georges Salines, 64 ans, vit « dans l’attente du procès depuis six ans, mais plus encore depuis juin ». Le président d’honneur de l’association 13onze15 Fraternité-Vérité , hier l’un de ses fondateurs, n’a cessé depuis 2015 de raconter publiquement Lola, la plus jeune de ses trois enfants, sa fille chérie tuée au Bataclan, à 28 ans. Une jeune éditrice solaire, qui aimait voyager et jouait du ukulélé.
Son épouse n’a jamais voulu se confier aux journalistes, même quand on la croisait chez eux, à Paris. Son fils aîné, devenu papa peu après les attentats, non plus. Mais, le 22 octobre prochain, ils s’avanceront tous les trois à la barre pour témoigner. « Je redoute l’effet que cet événement aura sur eux deux » , admet le médecin épidémiologiste à la retraite.
Cet homme tolérant et ouvert a publié un livre (Il nous reste les mots , Robert Laffont) avec Azdyne Amimour, le père d’un des terroristes abattus dans la salle de concert, convoqué aussi au tribunal. Georges Salines s’interroge sur « sa propre capacité de résistance » . Lui qui a « tout lu et tant entendu sur cette histoire » , qui l’habite au quotidien, a-t-il raison de se croire blindé ? « Ce procès est indispensable. Il revêt une valeur historique incontestable, d’autant que, fait rarissime lors d’attentats-suicides, des auteurs directs seront présents » , note-t-il. Il viendra de temps en temps. Habitué des conférences, il ira aussi dialoguer en prison avec des détenus : une façon de lutter contre les discours de haine.
L’intérêt majeur du procès, même s’il ne croit pas à sa vertu cathartique, lui paraît être la déposition des victimes. « Il faut rappeler l’impact de ces attentats, nommer les morts, les blessés, les blessures, les syndromes post-traumatiques. Pour moi, non-croyant, ce qui subsiste après la mort, ce sont les souvenirs, les discours. Je déplorerais que la vie de ma fille n’y soit pas racontée » , confie-t-il.
Georges Salines, dont la benjamine, Lola, 28 ans, a été tuée au Bataclan, a cofondé en 2016 l’association 13onze15 Fraternité-Vérité.
• FLORENCE BROCHOIRE POUR LA VIE
Le procès du siècle
Le 8 septembre s’ouvrira à Paris, sur l’île de la Cité, « le procès du siècle ». On y jugera les 20 terroristes, dont 14 physiquement présents, qui ont semé la mort dans la capitale au soir du 13 novembre 2015, tuant 130 personnes au Bataclan, aux abords du Stade de France et aux terrasses de bars et de restaurants comme La Belle Équipe (XIe ) ou Le Petit Cambodge (Xe ), et en blessant plus de 700 autres. Des commandos lourdement armés, aidés de logisticiens, qui ont massacré des innocents au nom de l’islamisme radical.
Des mesures ultra-sécuritaires entourent ce maxi-procès, qui vise à décortiquer l’événement qui a « tatoué nos mémoires » , comme le formule Patricia Correia, maman de Precilia, assassinée à 35 ans auprès de Manu, son amoureux, tué aussi. Avec au moins 1 800 parties civiles, 330 avocats, 500 journalistes, l’audience criminelle, qui doit durer neuf mois, se caractérisera par son gigantisme. Une salle de 500 places bâtie dans la salle des pas perdus du palais de justice devenu cour d’appel, plus 15 autres équipées d’écran, permettront de suivre les débats.
À 65 ans, Jean-Louis Périès présidera cette cour d’assises spéciale uniquement composée de magistrats professionnels. Côté parquet, trois avocats généraux représenteront la société. À partir de fin septembre et durant cinq semaines, les parties civiles seront auditionnées, au rythme de 14 par jour. Mais qu’attendent-elles de ce rendez-vous judiciaire hors normes, scruté depuis l’étranger et filmé pour l’Histoire ?
Libérer la parole
Raconter sa douleur. La disparition d’un enfant. L’absence qui vrille le cœur. Les fêtes de famille gâchées. La colère. Le sentiment d’irréalité. La lourdeur des dates d’anniversaire. Les insomnies. L’hypervigilance. Les anxiolytiques. Les tressaillements au son d’une ambulance. La perte d’un emploi. Pour les rescapés, les proches, il s’agira de replonger dans ce qu’ils ont tant voulu gommer : les sons des kalachnikovs, les gémissements des agonisants, le contact d’un corps refroidi. L’audience servira à bâtir un récit collectif et à libérer la parole de ceux qui souffrent, souvent en silence, depuis six ans. À condition qu’ils s’y rendent.
Patricia Correia, qui a renoncé à son métier dans l’art contemporain, n’a pas l’intention « de faire du tribunal sa résidence secondaire » . Elle espère « conserver sa dignité » . Mais elle redoute ce moment où, le 22 octobre, elle devra dire sa vie mise à sac par la perte de sa fille unique, Precilia, raconter cette fan de musique qui repose à Lisbonne, dans un cercueil blanc orné d’une guitare. Son ex-mari, le père de Precilia originaire du Portugal, est mort en février 2021, à 65 ans, rongé par le chagrin. Son décès a « fragilisé » Patricia.
Quand, à reculons, elle se rendra au tribunal, gardé par des hommes armés, ce sera dans une salle annexe, loin des accusés. Elle suivra aussi l’audience chez elle, grâce à la webradio créée pour les parties civiles. « L’impact émotionnel, les rivières de larmes, les évanouissements, les fauteuils roulants » , tout cela l’effraie, elle qui entend encore sa fille l’appeler dans le Bataclan ensanglanté. Mais l’épreuve lui semble nécessaire. « J’attends que l’on n’oublie pas les 131 personnes assassinées dans la nuit du 13 novembre 2015 » , dit celle qui se bat aussi pour une indemnisation correcte des victimes par le Fonds de garantie (FGTI).
Patricia Correia a perdu Precilia, sa fille unique de 35 ans, dans la tuerie du Bataclan. Ici, chez elle à Asnières, en octobre 2016.
• SÉBASTIAN KUNIGKEIT/ALAMY/HÉMIS
Refuser l’oubli
Beaucoup de proches refusent l’oubli, sorte de seconde mort. À 76 ans, Jean-Pierre Albertini avait décidé de ne pas témoigner, ni même d’assister au procès. Trop déchirant d’évoquer Stéphane, son fils adoré qui, avec son ami d’enfance Pierre Innocenti, tenait le restaurant italien Chez Livio à Neuilly-sur-Seine (92), une table réputée. Comme Pierre, Stéphane est mort à 39 ans, laissant un petit garçon, Noé, aujourd’hui âgé de 10 ans. La première année, son père ne pouvait que le pleurer. Puis, l’ex-inspecteur bancaire d’origine corse a enquêté pour savoir comment Stéphane, revu seulement 15 minutes à l’institut médico-légal, était décédé. Atteint de deux balles dans le corps, le restaurateur, évacué, a expiré dans un local administratif du Bataclan. Son récit, d’abord destiné à son petit-fils, est paru en 2020 : Mourir au Bataclan (Mareuil).
L’écriture, avec sa mise à distance, a eu une « vertu thérapeutique » . À mesure que se rapprochait la « date fatidique du 8 septembre » , et cet été dans la maison familiale de Forcalquier, Jean-Pierre Albertini a évolué, mué : il témoignera. « D’autres victimes, présentes aux procès de Mohammed Merah ou de l’Hyper Cacher, m’ont dit ne pas avoir regretté de se contraindre à y aller. C’était la dernière fois qu’elles pouvaient donner de la chair à leur disparu » , ajoute-t-il. Stéphane, dont le souvenir obsédant et silencieux ternit toutes les réunions festives, ne revivra pas pour autant. Mais pour la société, Jean-Pierre Albertini voit d’autres enjeux. « En savoir plus sur les réseaux terroristes, le financement, l’achat des armes, pour éviter qu’une telle horreur ne se reproduise. Les juges doivent remonter à la racine du mal : le djihadisme » , opine-t-il, souhaitant aussi qu’ils lèvent des incertitudes sur l’action tardive des forces de police le 13 novembre.
La culpabilité d’avoir survécu
« J’attends de ce procès qu’il remette l’état de droit au centre. Le terrorisme nous transforme en objet. Bien défendus, nous pouvons redevenir une personne » , assène Aurélia Gilbert, 48 ans, rescapée du Bataclan. Responsable numérique d’un groupe industriel international, maman de deux filles de 18 et 20 ans, elle a su surmonter le drame – seulement deux cauchemars liés aux attentats en six ans ! Chasser l’image des corps amoncelés, et moins s’investir dans l’association de soutien aux victimes. Mais, avec l’échéance en vue, la voici de nouveau obnubilée par la tuerie qu’elle a tant cherché à comprendre. Elle qui a été interrogée pour l’« Étude 1 000 » du programme 13-Novembre , piloté par l’historien Denis Peschanski, sur la trace du traumatisme, se demande si la culpabilité d’avoir survécu ne va pas resurgir. Elle appréhende de témoigner dans ce lieu, impressionnant. Et se demande ce qui peut ressortir « du plus grand dossier d’instruction » de France, lourd d’un million de pages.
L’empilement de témoignages ne créera-t-il pas un trop-plein ? Son avocat, Me Gérard Chemla, la rassure : leur somme est éclairante. Ce fut le cas lors du procès Klaus Barbie à Lyon en 1987 ou celui de Maurice Papon à Bordeaux en 1998. Surtout, elle craint, avec la concomitance du scrutin présidentiel, que les débats soient « instrumentalisés à des fins électorales » . « Il faut juger les faits et les personnes. Donner une vraie place aux victimes » , avertit celle qui a témoigné devant la commission d’enquête parlementaire de Georges Fenech, en quête de failles. Ou osé réclamer le retour des enfants de djihadistes de Syrie.
Des sentiments ambivalents
À ce procès, 280 avocats défendront les parties civiles. À lui seul, Me Jean Reinhart en représente 114, qu’il a incitées à déposer. « C’est une population de traumatisés, toujours très perturbée , admet-il. Mes clients attendent que justice soit rendue. Et la justice s’organise pour que tout se passe au mieux, sans mégoter sur les moyens. Mais le seul fait de se rendre au tribunal représente pour eux un effort gigantesque. » Jean Reinhart défend aussi sa sœur Nadine, qui a perdu Valentin, son fils, un avocat brillant de 26 ans, plein d’humour et de vie. Le filleul de Jean.
À l’approche du 8 septembre, Nadine Ribet-Reinhart, 60 ans, médecin de santé publique, se sent dans « un état d’esprit fluctuant, avec des sentiments ambivalents » . Ce sera « une étape de reconstruction » , nous disait-elle il y a un an. Elle a tant attendu ce procès qu’elle se sent comme au bord d’un « gouffre de souffrance » , dans lequel il ne faudrait pas tomber. Pas question non plus de se dérober : elle « se doit d’être présente », comme un devoir envers son fils. Alors, elle qui s’est dopée au travail, que la pandémie a aidé à se détourner des attentats, qui a tant lu pour comprendre les enjeux géopolitiques, la radicalisation, l’implication de Daech en Syrie, se documente à nouveau.
À l’audience, elle redoute plus que tout le moment où il lui faudra parler de Valentin. Elle voudrait « découvrir la vérité » . « Connaître avec précision l’organisation des attentats et le cheminement de leurs auteurs : leur rencontre, à quel moment ils ont basculé et qui les a influencés. » Elle qui s’est aussi tellement investie dans l’association 13onze15 , espère que le procès renforcera encore la solidarité avec les victimes, si précieuse. Après, elle continuera de « résister » . Travailler. Continuer à vivre. « Ne pas être seulement la mère d’une victime décédée, sur une terre brûlée. »
Nadine Ribet-Reinhart, qui a perdu son fils Valentin, 26 ans, au Bataclan, espère « découvrir la vérité » mais ne veut « pas être seulement la mère d’une victime ».
• MATTHIEU DE MARTIGNAC/PHOTOPQR/LE PARISIEN/MAXPPP
« Sortir de la mythologie »
Six années ont passé. Le sang versé, la terreur gratuite empoisonnent les mémoires, mais la détresse est parfois mise sous cloche. « Mes cicatrices sont indélébiles » , nous confiait il y a un an Emmanuel Domenach, un juriste rescapé. L’actualité et d’autres attentats, tels ceux qui frappent l’Afghanistan, ont souvent rouvert les plaies. D’où la perspective angoissante de ce procès. Les victimes se font violence pour l’affronter. Quitte à venir parfois de loin. Comme Cristina Garrido, 60 ans, qui à Madrid où elle vit porte autour du cou un bijou dans lequel sont incrustées les cendres de son fils, Juan Alberto, assassiné à 29 ans au Bataclan. Ingénieur chez EDF, il avait réalisé son rêve de vivre à Paris. À des confrères, elle a confié attendre que « les assassins écopent de la peine maximale » . Surtout, elle veut que soit déversé devant eux le récit de la douleur causée.
Au tribunal, les parties civiles porteront un badge, attaché autour du cou par un cordon : rouge, si elles ne veulent pas parler à la presse ; vert, si elles y consentent. Nadine Ribet-Reinhart a choisi le rouge. Georges Salines et Aurélia Gilbert ont pris les deux couleurs : ils aviseront selon leur forme. De ces accusés, Georges Salines n’attend pas de révélations. Aurélia Gilbert croit à la justice restaurative. Lui est ennemi de la loi du talion. Tous deux souhaitent que ces hommes soient jugés « en cohérence avec les charges qui pèsent contre eux » .
« Sans espérer un effet miraculeux, nous sommes nombreux à attendre ce procès avec impatience », appuie Arthur Dénouveaux, 35 ans, un rescapé du Bataclan aux « blessures invisibles », qui préside l’association Life for Paris (800 membres). Selon lui, les débats permettront de donner une impression plus équilibrée de cet événement traumatique. « Grâce à la vision judiciaire, on pourra en finir avec les rumeurs et sortir de la mythologie. Créer une convergence de perceptions » , dit-il. Car les Français n’ont souvent retenu que deux noms : Bataclan et Salah Abdeslam, petit délinquant belge de Molenbeek et seul survivant des commandos.
Arthur Dénouveaux, rescapé du Bataclan aux « blessures invisibles », préside l’association Life for Paris. Ici, en septembre 2018.
Arthur Dénouveaux, salarié dans les assurances, apprécie qu’une diversité de voix s’exprime enfin. Sans « injonction de dignité, en ayant le droit de craquer, d’être soi-même dans ce gigantisme » . « Une fois franchie la haie du procès, on retrouvera peut-être une forme de liberté » , ose-t-il. Coïncidence, il sera de nouveau papa fin septembre. De quoi ne pas se laisser « manger la tête » par ce rendez-vous judiciaire.