« La rue, c’est la galère, la galère !, résume Pedro, en roulant sa cigarette. Il a besoin de parler. De petits tremblements dans les mains traduisent son intranquillité et une grande vulnérabilité. Un sourire doux, qui laisse voir des dents abîmées. Le jeune homme est déjà marqué par une vie où, la nuit venue, il doit se réfugier dans des halls d’immeubles ou dans l’épave d’un camion : La rue, c’est en permanence la peur de mourir ; d’être battu, volé, violé. » Rien d’abstrait, malheureusement, dans ses propos. Il croise de temps en temps, Viorel, venu de Roumanie. Celui-ci accepte tous les travaux qu’on lui propose dans le bâtiment, mais porte un regard critique : « Je ne comprends pas pourquoi on laisse des gens dans le rue. C’est quoi ce système ? ».
Comme eux, des centaines de personnes à Nice marchent, vont aux distributions alimentaires des associations, dépannent leurs amis, passent les informations pratiques à leur compagnons d’infortune, cherchent du travail, sans avoir un endroit qu’ils peuvent appeler leur « chez eux ». Une partie de leurs journées se passent à tenter de joindre le 115, afin de ne pas avoir à dormir sur un bout de trottoir au fond d’une impasse, dans un parking ou sur le parvis d’une église… La mise à l’abri intervient vraisemblablement peu souvent, si l’on se réfère à une enquête statistique menée à Paris par le Samu social en 2020 : seuls 29 % des appels reçoivent une réponse positive.
Plus de maraudes, mais aussi bien d’autres actions
Avec la crise sanitaire, les maraudes hebdomadaires du Secours populaire sont passées de deux à sept, mais ses actions dépassent de beaucoup l’aide alimentaire, même si celle-ci reste bien sûr indispensable. L’association apporte aux personnes à la rue une aide vestimentaire, les reçoit en accueil de jour, propose des douches thérapeutiques, permet leur domiciliation administrative et organise même des séjours de vacances. Le tout est coordonné sur place par Janis. Avant les fêtes de fin d’année, la jeune femme de 22 ans se rend dans un petit immeuble de la vieille ville pour retrouver son amie Tanya, la fondatrice de Solidarité 06, une association partenaire qui vient elle aussi en aide aux sans-abri.
Pedro vient tous les matins au petit-déjeuner proposé par les associations dans les locaux du CCAS. A la rue depuis des décennies, il participe lui aussi à des maraudes tous les samedis.
Ensemble, elles regardent une pile de photos : Olivier, 49 ans. Franco, 41 ans. Karim, 45 ans. Greg, 46 ans… « Entre janvier et novembre 2021, 19 personnes sont mortes dans la rue, ici », [comparaison avec Les Morts de la rue] rappelle Janis. « Elles meurent principalement victimes d’agressions, de déshydratation… mais Franco est mort de froid, souffle Tanya qui pointe le doigt en direction du mur : Sur ces photos, il sourit, on le voit à la permanence du Secours populaire, rue Vernier, pour un atelier bien-être. » Sur les deux clichés accrochés façon avant / après, le contraste est saisissant : à gauche, Franco a encore ses cheveux longs, de la barbe, des vêtements usés. A droite, son visage est complément changé, ses cheveux sont courts, coiffés, brillants ; il est rasé de frais. Ses yeux plissés expriment le plaisir du moment passé et de sa dignité reconnue.
Toujours plus nombreux dans la rue
Le nombre de personnes hébergées temporairement, risquant à tout moment de se retrouver sans toit, ou de celles déjà à la rue a considérablement augmenté ces dernières années sur l’ensemble du territoire français : elles sont désormais 300 000, selon les estimations du Collectif des associations unies, qui regroupe près de 40 organisations. Trois cents mille, c’est trois fois le chiffre enregistré il y a quinze ans. La plupart de ces ultra-précaires sont hébergés dans des centres sociaux, notamment via le 115, mais 27 000 dorment chaque nuit dans des tentes, des squats, des ruelles.
Notre enquête montre que 40 % des sans-abri avaient perdu leur toit depuis moins d’un an
Janis, coordinatrice des actions du Secours populaire à Nice auprès des sans-abri
Concernant Nice, Jean Stellittano, le secrétaire général du Secours populaire dans les Alpes-Maritimes, a sonné l’alerte (Libération, 04.04.21) : derrière les splendeurs de la Côte-d’Azur, « les pauvres ici sont plus pauvres qu’ailleurs » car les loyers sont élevés et donc « le reste à vivre (…) est faible ». Pour sa part, Janis a noté au tout début de l’épidémie une recrudescence des expulsions : « Des bailleurs voulaient éviter les impayés... » Avec la crise qui a suivi le premier confinement, nombre de personnes ont perdu tout ou partie de leurs revenus : des jeunes sortis de tout dispositif, des saisonniers, « des plus de 55 ans qui n’ont plus de boulot », des retraités… « Nous en voyons aussi, ces dernières années, l’arrivée ou le passage de migrants », ajoute la jeune femme, habitée par sa mission.
Une première : une enquête de dénombrement
Janis en parle avec d’autant plus d’assurance qu’elle a coordonné, en février 2021, une enquête du Secours populaire de Nice en vue de recenser tous les hommes, femmes et enfants vivant dans les rues de l’ancienne cité balnéaire des aristocrates britanniques de la Belle Époque. Une première qui a mobilisé 130 bénévoles de 16 associations. Au terme de leur quadrillage rigoureux, ils ont dénombré 324 personnes (en plus de près de 1 000 hébergés dans les hôtels sociaux). « Sur ce total, 40 % avaient perdu leur toit depuis moins d’un an », relève Janis. La plupart sont des hommes et un tiers des personnes rencontrées ont au moins 50 ans. La majorité est donc relativement jeune. En effet, le SAMU Social a établi, en 2019, que près de la moitié (47 %) des sans-abri qui se réfugient dans le métro parisien ont 45 ans et plus.
Maëlle, une bénévole habituée aux maraudes, convient d’un rendez-vous. Elle reviendra demain pour accompagner l’homme qui souffre de la jambe à un rendez-vous médical.
L’équipe coordonnée par Janis a mené systématiquement des entretiens pour connaitre le plus finement possible les différentes situations, les besoins les plus importants et les aspirations des naufragés de la rue. On apprend ainsi que seul un tiers dispose de revenus, faibles mais réguliers (RSA, AAH, pension de retraite, etc.). Comment se sont-ils retrouvés dans cette précarité ultime ? Cela fait suite le plus souvent (33 %) à une rupture familiale. A part d’un logement (68 %), les sans-abri disent manquer de vêtements (70 %) et expriment l’envie d’être aidés dans leurs démarches administratives (68 %).
La domiciliation, le début de toutes les démarches
Les bénévoles s’assurent régulièrement que les sans-abri bénéficient de tous leurs droits. « Cela passe par la domiciliation, qui permet de recevoir du courrier. C’est à partir de là que l’on peut établir, avec elles, leurs papiers d’identité, l’affiliation à la couverture santé, etc. Cela permet donc de chercher du travail et de candidater à un logement HLM. », précise Janis. Une quinzaine de personnes bénéficient de la domiciliation depuis sa mise en place l’été dernier. « Elle est inconditionnelle car c’est le début de toutes les démarches. »
Une nuit, quelqu’un a jeté un mouchoir enflammé sur [ma toile de tente]. J’aurais brulé si je n’étais pas resté éveillé ce soir-là…
Gary, un jeune SDF qui est en train de remonter la pente
Gary s’est retrouvé sans rien après une rupture familiale. Venu de Belgique, il dormait dans une tente quand il a rencontré Janis et l’équipe des bénévoles. « Une nuit, quelqu’un a jeté un mouchoir enflammé sur la toile, qui l’a fait fondre. J’aurais brulé si je n’étais pas resté éveillé ce soir-là... » Traumatisé, le trentenaire se réveillait « toutes les heures », par peur d’une nouvelle agression. « Quand vous cherchez un travail, c’est très handicapant de ne pas dormir. Déjà qu’il faut un logement stable et des vêtements présentables... » Il a été soutenu par plusieurs associations. Cet été, il est parti, loin de l’asphalte, avec 5 autres sans abri dans la vallée de la Vésubie, en reconstruction après la tempête Alex, pour un séjour de vacances organisé par le Secours populaire. « On était bien. On a fait de la pétanque, de la piscine, des photos pour les souvenirs, des parties d’échecs. » Il a apprécié la coupure : « On a bien dormi, bien mangé, ça change. » Depuis la rentrée, il a obtenu un appartement en collocation. Son objectif, partagé par les bénévoles, est désormais de stabiliser sa situation. Pour cela, il faut qu’il trouve un travail. Plutôt que de retourner à ses anciens jobs de magasinier, mécanicien, poissonnier, le jeune homme, à la fois débonnaire et plein d’énergie, souhaite devenir masseur « parce que j’aimerais apporter du bien-être, rendre les gens heureux. »
« On prend des couvertures, des duvets, des pulls… »
A force de multiplier les maraudes, Janis et Tanya connaissent sûrement tous les sans-abri de la ville. Au 39 rue Vernier, le mercredi, l’équipe de bénévoles prépare les repas qu’elle va distribuer. Ce soir ce sera du poulet, accompagné de riz, du fromage, du pain et un dessert. Une fois tout cela chargé dans la camionnette qui porte la célèbre main portée par des ailes rouge et bleue, l’équipe débute son grand circuit, en ayant pris soin de ne pas oublier boissons chaudes et vêtements d’hiver. « On prend des couvertures, des duvets, des pulls… C’est très demandé à cette période de l’année », indique Ismaan, qui fait ça depuis 6 ans. Place Garibaldi, le soleil est tombé et un vent glacial agresse le visage et les mains. Patrick, la trentaine lui aussi, se tient seul sous les arcades. Aux bénévoles qui s’approchent, il raconte comment le Covid-19 et un divorce l’ont mis à la rue : « J’étais moniteur de ski et couvreur… depuis 18 mois, j’alterne les squats, des amis qui m’hébergent et la rue. » Cette nuit, ce sera la rue. « C’est mon second hiver dehors, c’est dur. »
La camionnette du Secours populaire s’est arrêtée près de l’église du Voeu. Ismaan apporte des morceaux de pain qui accompagnent les colis alimentaires.
Patrick a tenté de trouver une solution à Paris, à Lyon et ailleurs aussi, avant de revenir à Nice. A l’inverse, pour beaucoup la cité balnéaire n’est qu’une étape, vers Calais notamment. « Beaucoup des gens que nous aidons sont en migration », dit Jean-Pierre, le seul homme de l’équipe. « Eloignés de tout, exilés, ils font comme ceux qui ont vécu cette situation avant eux : ils s’épaulent dans un pays qu’ils ne connaissent pas. » Près du port encore éclairé par les décorations de Noël, des Roumains dorment sur le parvis d’une autre église, enfouis dans des duvets ; place Garibaldi, les groupes sont plus variés ; plus loin, en lisière de la ville, il y a des squats ou des campements de fortune où se protègent des Roms ; partout, cette logique de solidarité informelle se retrouve. « Loin d’être passifs, les gens mettent en place des systèmes de solidarité au sein de groupes dans lesquels ils utilisent leurs compétences. Il ne s’agit pas pour autant de ne rien faire pour eux, mais d’agir en tenant compte de cela, tout comme de leur avis sur l’aide qu’ils reçoivent », souligne Edouard Gardella, sociologue au CNRS.
La camionnette des bénévoles s’arrête à la hauteur de l’église du Vœu, où se regroupent les migrants venant d’Afrique de l’Ouest. Dès la nuit tombée, une dizaine de tentes se serrent sur le parvis et sous le porche soutenu par des colonnes néo-classiques. Deux-trois jeunes hommes viennent prendre des colis alimentaires pour les ramener à leurs amis déjà endormis. L’occasion pour les bénévoles de faire connaissance autour d’une soupe bien chaude, d’un café qui réconforte.
Plus de femmes et d’enfants, plus de migrants
Ces dernières années, la population qui circule entre la rue et les centres d’hébergement d’urgence s’est profondément modifiée. Il y a toujours des gens qui perdent pied à la suite du chômage, d’une rupture ou d’une maladie. Il y a aussi de nombreux cas qui font suite à des sorties de prison, de l’Aide sociale à l’enfance ou d’un hôpital psychiatrique. Ce qui serait assez simple à éviter. Depuis une quinzaine d’années, les profils se sont diversifiés avec l’arrivée de migrants. Au plan national, ces derniers « sont souvent plus diplômés et leurs profils sont plus diversifiés, avec notamment la présence de femmes, d’enfants, d’adolescents, signale Marie Loison, maîtresse de conférences en sociologie à l’université Sorbonne Paris Nord et chercheuse au laboratoire Printemps . Faute de places d’hébergement suffisantes, et même de logements HLM, tous ne sont pas toujours mis à l’abri. »
Gary remonte la pente. Après des mois dans la rue, avec l’appui des bénévoles, il a trouvé une collocation après un séjour de vacances, organisé cet été par le Secours populaire, dans l’arrière-pays.
Près d’une galerie marchande, l’équipe de la maraude s’arrête pour voir une famille que tout le monde connait bien. Le père, la mère et leurs trois enfants vivent en plein vent depuis plus d’un an. Sur place, ils ne trouvent parmi les couvertures et les matelas que le père et un jeune homme qui leur apprennent que des policiers ont expulsé vers la Roumanie les enfants et la mère, deux jours plus tôt. Charlotte, devenue bénévole depuis le premier confinement, apporte café, soupe et colis alimentaires. Pendant ce temps, Maël et Ismaan discutent avec le père de famille, qui souffre d’une jambe à n’en plus pouvoir marcher. Les bénévoles s’entendent pour venir le chercher le lendemain et l’accompagner chez un médecin.
La santé est une problématique centrale. Une personne à la rue sur deux n’a pas vu de médecin dans les six mois qui ont précédé l’enquête réalisée en février dernier par les bénévoles. Ils sont pourtant 30 % à déclarer qu’ils « ne vont pas bien ». Cette question est prise en compte au 39 rue Vernier. Les équipes les reçoivent, les orientant vers des médecins, les y accompagnent, alors que « 42 % sont sans aucune couverture santé ». Depuis plusieurs années, un partenariat lie la principale permanence niçoise avec le CHU de la métropole de la baie des Anges. Les praticiens orientent vers l’association les sans-abri qui souffrent de parasites, comme la gale. Ils viennent alors rue Vernier prendre des douches thérapeutiques, à intervalles réguliers. « Il y a un protocole à suivre, des produits spécifiques ; ça donne des résultats », indique Jean Stellittano, secrétaire général de la fédération des Alpes-Maritimes du Secours populaire. Les différents confinements, puis une inondation du local, y ont mis un coup d’arrêt momentané. « On prévoit de reprendre début 2022, après les travaux », précise Janis.
« Venir ici me permet de reprendre des forces »
Tous les matins, les sans-abri viennent prendre un petit-déjeuner, sur les hauteurs de la ville, dans un espace d’accueil mis à disposition par le CCAS, à proximité immédiate d’un centre d’hébergement. « Nous avons initié le mouvement pendant les confinements, puis il a fallu trouver un relai. On a fait du bruit, c’est vrai, mais c’est vrai aussi que nous avons trouvé une grande écoute », explique Jean Stellittano. Le CCAS a mis en place un mécanisme inter-associatif. « Ça fonctionne, le dispositif est largement connu et les personnes viennent très régulièrement. Cela permet un suivi dans la durée de leur situation », observe Jennifer Salles-Barbosa, vice-présidente du CCAS. A proximité, Ousmane, adolescent qui rêve d’être footballeur, et Pedro terminent de prendre un café. Ils échangent de manière décontractée alors que le soleil monte dans le ciel azur. La trentaine, Pedro vit sans domicile depuis son enfance. « Après une nuit où on dort mal, venir ici, ça permet de reprendre des forces et de tenter de s’en sortir. »
ENCADRE. Dans de nombreuses métropoles, les bénévoles s’activent auprès des sans-logis et des personnes hébergées, leur apportant de quoi se nourrir, se laver, rester en bonne santé… Cette démarche dépasse les frontières et se retrouve jusqu’à Saint-Pétersbourg (cliquez ici pour accéder à l’article)