C’était il y a six ans, le 29 janvier 2016. Une date historique, assurait-on à Niamey. Ce jour-là, le président Mahamadou Issoufou, son Premier ministre Brigi Rafini, les membres du gouvernement et une brochette d’officiels, de gradés et de chefs coutumiers se pressent près de l’aéroport Diori Hamani pour l’inauguration en grande pompe de la voie ferrée reliant Niamey, la capitale nigérienne, à Dosso, la grande ville du sud-ouest nigérien. Devant le train de deux wagons aux couleurs blanc-rouge-noir et à l’effigie de Bénirail, une filiale du groupe Bolloré – un train qui vient de parcourir à une vitesse de croisière les 143 km séparant les deux villes – Issoufou peut jouer les fiers : « Le Niger est le seul pays de l’Afrique de l’Ouest à ne pas avoir jusqu’ici, ne serait-ce qu’un mètre de voie ferrée » , déclare-t-il. Mais c’est fini ! se targue-t-il, avant de tresser des lauriers au groupe Bolloré, dont l’un des plus hauts responsables, Michel Roussin, une figure de la Françafrique1 , pose à ses côtés. Désormais, les Nigériens aussi auront leur train. Bientôt, ils pourront l’emprunter pour se rendre à Cotonou. Et qui sait, un jour peut-être, ils pourront même aller jusqu’à Ouagadougou, voire Abidjan…
À l’époque, Issoufou s’apprêtait à entrer en campagne électorale et à briguer un deuxième (et dernier) mandat de président – une élection qu’il emportera haut la main quelques semaines plus tard avec 92 % des suffrages au second tour, à l’issue d’un vote tronqué par le boycott de l’opposition. Il lui fallait donc vendre du concret aux électeurs. Ce train, c’était une promesse de la campagne précédente. Il devait l’inaugurer coûte que coûte, montrer qu’il était un homme de parole, et effacer le fiasco du barrage de Kandadji, promis depuis des lustres mais dont le chantier n’a guère avancé durant les cinq années de sa première mandature2 .
C’était il y a six ans donc. Depuis, Issoufou a transmis le témoin à son dauphin, Mohamed Bazoum, élu en février 2021. Le chantier du barrage de Kandadji n’est toujours pas fini. Et le train de Bolloré, qui devait relier Abidjan à Cotonou via Ouagadougou et Niamey – ce que l’on a appelé la « boucle ferroviaire » – a disparu. En réalité, il n’est jamais réapparu depuis ce jour d’inauguration, ni à Niamey, ni à Dosso, ni ailleurs au Niger. Quant aux rails qui avaient été posés à la va-vite sur près de 150 km, ils sont à l’abandon. Sur une partie du tronçon, la nature a repris ses droits : le chemin de fer est aujourd’hui recouvert par une végétation abondante. « C’est comme si ce train avait été un mirage » , ironise un responsable politique qui a suivi ce dossier de près à l’époque. Et qui parle, à regret (et sous couvert d’anonymat), d’un « train fantôme » .
UN CONDENSÉ DE LA MÉTHODE BOLLORÉ
Ce projet dit de la « boucle ferroviaire » – 2 700 kilomètres de chemin de fer traversant quatre pays et reliant les ports d’Abidjan et de Cotonou, via Ouagadougou et Niamey -, c’est peut-être l’échec le plus cuisant de Vincent Bolloré depuis qu’il a fait de l’Afrique son principal terrain de jeu , et alors qu’il s’apprête à se délester de ses activités de transport et de logistique sur le continent. C’est aussi un bon résumé de la manière dont il n’a cessé de fonctionner ces quarante dernières années, et qui lui a permis d’engranger une fortune colossale : des soutiens politiques sur fond de Françafrique qui ouvrent des portes que l’on pensait closes ; des renvois d’ascenseur à des chefs d’État qui se payeront, un jour ou l’autre ; et cet esprit « commando » dont il se vante tant, quitte à transgresser les règles en vigueur et à passer outre certaines conventions.
Il faut remonter plusieurs décennies en arrière pour bien comprendre l’enjeu que revêt cette « boucle ». Un de ses promoteurs nigériens ces dernières années, qui a requis l’anonymat en raison de la fonction officielle qu’il occupe aujourd’hui, se souvient en avoir pris connaissance dès les années 1970 : « On ne parlait pas encore de “boucle ferroviaire”, mais l’idée était de prolonger le chemin de fer pour relier Cotonou à Niamey. Ce projet a été présenté pour la première fois aux bailleurs en 1979, en même temps que le barrage de Kandadji. » A l’époque, se remémore-t-il, l’idée suscite beaucoup d’intérêt, « des Arabes, des Autrichiens » , mais pas de la France : elle finit par tomber dans l’oubli.
En réalité, le projet remonte à plus loin encore : il avait été imaginé par l’administration coloniale. Au milieu des années 1990, Michel Bosio, un expert ferroviaire français, l’exhume des vieilles archives et s’en empare avec passion. Sans grands moyens, il monte un bureau d’études, Geftarail, et se met en tête de relier Cotonou à Ouagadougou via Niamey par un chemin de fer, et de connecter cette ligne à celle, existante, qui relie Ouagadougou à Abidjan. Celle-ci, comme de nombreuses autres lignes du continent , vient d’être privatisée. Elle est désormais gérée par le groupe Bolloré.
L’ENTREGENT DE MICHEL ROCARD
Bosio n’a pas d’argent, mais il a des relations. Il convainc Michel Rocard, alors président de la commission de la coopération et du développement au Parlement européen, de l’appuyer. Interrogé par Le Monde en 2015, l’ancien Premier ministre français (décédé en juillet 2016), se remémorait ainsi leur première rencontre : « M. Bosio débarque dans mon bureau du parlement européen et me présente ce projet d’interconnexion ferroviaire, cartes à l’appui. Je suis tout de suite fasciné. Cette idée est pour moi la clé absolue de la restructuration de ces États, à près de 1000 km des côtes et l’enjeu est énorme, quasi civilisationnel » 3 .
Tracé du projet Africarail.
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L’entregent de Rocard est décisif. En 1999, Geftarail, qui se prévaut de soutiens institutionnels de poids, l’Union européenne notamment, signe un protocole d’accord avec le Bénin, le Burkina Faso et le Niger, puis, l’année suivante, avec le Togo, qui est également intéressé par le projet. En 2002, ils créent ensemble Africarail SA , dont le capital est détenu à 90 % par Geftarail, les quatre États se partageant les 10 % restants (à hauteur de 2,5 % chacun). « Lors de sa constitution, Africarail SA a été formellement dotée par ces quatre États des droits à construire et opérer le chemin de fer dans le cadre d’un bail emphytéotique de 99 ans » , rappellera des années plus tard Michel Bosio dans une note adressée à Emmanuel Macron (consultée par Afrique XXI ). Ce droit s’étend sur plusieurs axes : Kaya (Burkina)-Niamey-Parakou (Bénin) ; Aného (Togo)-Ouidah (Bénin) ; et Blitta (Togo)-Ouagadougou (Burkina). Mais le plus dur reste à faire : trouver les fonds nécessaires à la construction de la ligne. Ils sont évalués entre 5 et 13 milliards de dollars selon les études.
Bosio n’a pas cet argent, et les États concernés ne veulent pas mettre la main à la poche. Rocard doit donc encore une fois sortir son carnet d’adresses. Il présente Vincent Bolloré, qu’il connaît bien, au patron de Geftarail. Mais l’homme d’affaires breton, qui est de plus en plus influent sur le continent, n’est visiblement pas convaincu. Selon un témoin qui a participé aux discussions (et qui a requis l’anonymat car l’affaire est aujourd’hui pendante devant la justice), il émet des craintes quant au plan de financement et estime la ligne, à terme, peu rentable.
L’APPÉTIT DE PÉKIN
Pourtant, « il y a beaucoup d’argent à se faire » , estime notre interlocuteur. Pas avec les passagers certes. Mais avec le transport de marchandises et surtout de minerais. « Il y a dans cette zone des ressources minières importantes, et ça, Bolloré le sait dès le début » . Il y a l’uranium extrait par Areva (devenu Orano) dans le nord du Niger, et qui est acheminé par la route jusqu’au port de Cotonou. Il y a le fer de Say-Kolo, un gisement prometteur situé au sud de Niamey. Il y a le manganèse de Tambao, un gisement situé au nord du Burkina et considéré comme l’un des plus importants au monde. Il y a aussi du phosphate (au nord du Bénin), de l’or (un peu partout)…
Ce potentiel commence à aiguiser l’appétit de Pékin. À partir de 2008, plusieurs entreprises chinoises approchent Africarail et se rapprochent du pouvoir nigérien. Le pays est alors dirigé par Mamadou Tandja, qui entend s’éterniser au pouvoir et qui voit d’un bon œil l’intérêt des Chinois. L’Élysée est alerté. Si, jusqu’ici, la France n’a pas vraiment pris au sérieux le projet d’Africarail, elle s’inquiète de voir la Chine s’implanter dans ce qu’elle considère être son « pré-carré » : en 2008, une société chinoise, la China national petroleum corporation (CNPC ), a mis la main sur les gisements de pétrole situés au sud-est du pays (les premiers barils seront produits en 2011)4 , et, plus grave aux yeux des dirigeants français, une autre société chinoise, la China national nuclear corporation (CNNC ), a depuis peu obtenu le droit d’exploiter le gisement d’uranium d’Azelik, situé dans le nord-ouest du pays, à 200 km à peine d’Arlit, où se trouvent les deux sites exploités par Areva (l’exploitation a également débuté en 2011).
Tandja est finalement renversé par un coup d’État en février 2010. La France entend dès lors reprendre les choses en main. Soudainement, le projet de la « boucle ferroviaire » redevient un enjeu important à Paris. En 2011, Eric Besson, le ministre de l’Industrie, de l’Énergie et de l’Économie numérique, soutient la création d’un consortium de bailleurs dans le but de financer le projet, et dans lequel se retrouvent tout ce que la France compte d’investisseurs potentiels : Areva, Bolloré, Eramet, la SNCF , l’Agence française de développement (AFD )… Un comité de pilotage est mis en place. C’est Michel Rocard qui le préside.
L’INTÉRÊT DES « SOCIALISTES »
En 2012, les amis « socialistes » de Rocard reviennent au pouvoir. François Hollande est élu président. Arnaud Montebourg prend la tête du ministère du Redressement productif. Il s’enthousiasme pour ce projet, qui correspond à sa volonté de redonner à l’industrie française ses lettres de noblesse. « Il était à fond et nous avait demandé de travailler avec ses conseillers » , se souvient Michel Bosio. Toutes les planètes sont alignées pour que le projet soit enfin financé. D’autant qu’à Niamey, c’est un proche de Hollande, un « socialiste » comme lui, qui dirige le pays depuis quelques mois. Mahamadou Issoufou a été élu président en avril 2011. Et lui aussi croit en cette boucle ferroviaire. Il en a parlé durant sa campagne électorale. Elle était inscrite dans son programme. « Il était vraiment intéressé et nous a demandé de lui faire des fiches » , témoigne un cadre nigérien d’Africarail. Après son élection, Issoufou a rencontré Rocard et Bosio à Paris, et il leur a assuré qu’il travaillerait avec eux.
Mais son ministre du Plan, lui, voit les choses autrement. Amadou Boubacar Cissé est un ancien haut-fonctionnaire. Il a travaillé à la Banque mondiale et à la Banque islamique de développement (BID ). Et il connaît ce projet depuis très longtemps : lorsqu’il a débuté sa carrière au ministère des Travaux publics dans les années 1970, il a dirigé la Haute autorité ferroviaire Bénin-Niger. Il entend donc prendre les choses en main et ne voit pas forcément d’un bon œil le rôle prépondérant joué par Africarail. Le courant ne passe pas entre le ministre et l’entourage de Bosio. Le premier veut aller vite et, surtout, il n’entend pas dépendre des seconds. Début 2012, il leur annonce qu’il ne veut pas travailler avec eux. « Il a plagié notre projet, puis il se l’est accaparé , dénonce-t-on du côté du bureau d’études. Tout est parti de nous. Avant, personne ne parlait du rail ni de la “boucle ferroviaire” » . « Ils n’ont rien inventé » , rétorque-t-on dans l’entourage de Cissé.
Dès sa nomination, ce dernier a créé un comité des ministres de la Boucle ferroviaire, qui réunit trois ministres de chaque pays concerné, met en place une équipe technique, négocie une assistance avec la BID et sonde les éventuels bailleurs. La Banque mondiale et la Chine sont intéressées. « On allait lancer un appel d’offre » , indique un de ses collaborateurs de l’époque. C’est alors qu’est arrivé Bolloré avec ses gros sabots…
LA LETTRE DE MONTEBOURG
En mai 2013, L’Express publie une « exclusivité » qui passe relativement inaperçue en France, mais qui fait l’effet d’une véritable bombe pour Bosio comme pour Cissé. On y apprend qu’Arnaud Montebourg a écrit une lettre à Mahamadou Issoufou, dans laquelle il plaide la cause du groupe Bolloré, meilleur candidat selon lui pour construire le chemin de fer entre Abidjan et Cotonou, via Niamey. Il est « crédible et expérimenté », soutient Montebourg – Bolloré Africa Logistic gère déjà, via sa filiale la Sitarail, la ligne Abidjan-Ouagadougou, mais le groupe n’a jamais construit ex-nihilo de chemin de fer -, et surtout, il a « le soutien de la France » . Dès lors, Bolloré, qui a changé d’avis et passe outre les réticences d’un de ses bras droits, Dominique Lafont5 , se targue de ce soutien pour s’imposer.
Cette intervention politique suscite des commentaires ironiques dans la presse spécialisée, qui rappelle que François Hollande avait dit vouloir rompre avec les vieilles pratiques de la Françafrique . Interrogé par L’Express , Montebourg s’était défendu en expliquant que, au mois de février, le président Issoufou s’était étonné, auprès de lui, de l’absence de candidature française pour ce projet, et qu’il avait donc sollicité Bolloré. Contacté par Afrique XXI il y a quelques mois, l’ancien ministre expliquait ainsi sa démarche : « Les Chinois étaient prêts à financer ce projet. Je me suis donc mis en tête de trouver les financements. Bolloré m’a dit : “Je mets deux milliards, je finance tout”. C’était très intéressant pour nous, car il ne demandait pas d’argent aux États, contrairement aux amis de Michel Rocard. Eux avaient l’idée, mais ils n’avaient pas un radis. Quand Bolloré est arrivé avec son argent, il n’y a plus eu de débat » .
De gauche à droite, Mahamadou Issoufou, Vincent Bolloré et Thomas Boni Yayi en avril 2014.
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Pas de débat ? Du point de vue de Paris, peut-être. Mais pas dans les pays concernés. Non seulement Africarail détient depuis 1999 les droits sur la partie Est du projet, au Niger, au Bénin, au Togo et au Nord du Burkina, mais en plus, au Bénin, un autre milliardaire, Samuel Dossou, est entré dans la danse au milieu des années 2000. En 2006, tout juste élu président, Thomas Boni Yayi demande à Dossou – un Béninois qui a fait fortune dans le pétrole au Gabon, et dont le groupe, Petrolin, est actif dans une dizaine de pays, dont l’Afrique du Sud et le Nigeria – de financer des projets structurants. Sans consulter Africarail, Dossou propose « L’Épine dorsale », un projet voisin de la « boucle ferroviaire », qui prévoit de rénover le chemin de fer reliant Cotonou à Parakou, au centre du pays, et de prolonger la ligne jusqu’à Niamey. Un premier protocole est signé en 2007. Un appel d’offre est lancé en 2008 et remporté l’année suivante par Dossou.
Mais là aussi, le projet stagne. Boni Yayi, qui vient d’être réélu en 2011 avec le soutien de l’agence de communication Havas, une filiale du groupe Bolloré, se tourne lui aussi vers le milliardaire français : Dossou se fait doubler à son tour. En novembre 2013, la présidence béninoise lui demande de venir à Cotonou. « Dans la salle, il y avait le président du Bénin, le président du Niger et… Vincent Bolloré , a-t-il témoigné au Monde en 2015. Ils m’ont dit que les termes avaient changé mais que je pouvais prendre 20 % de la future société, opérée par Bolloré. Ils m’ont tendu le stylo. J’avais voyagé toute la nuit. J’ai refusé de signer6 . »
« ON ESSAIE, ON RATE, ON RÉPARE »
S’engage alors une bataille judiciaire sur deux fronts. D’un côté, Africarail saisit la Cour Internationale d’Arbitrage de la Chambre de Commerce Internationale en novembre 2015, afin de faire reconnaître ses droits concédés par le Bénin et le Niger en 1999. La société réclame aux deux États 450 millions d’euros au titre des préjudices subis et le remboursement des dépenses qu’il a effectuées pour les études techniques7 . En parallèle, Petrolin porte plainte devant la justice béninoise.
Les textes, les conventions et les protocoles sont une chose. Mais pour Bolloré, ce sont les rapports de force qui priment. Et à ce moment-là, c’est lui qui a la main. Il ne s’en cache d’ailleurs à aucun moment : « On sait que Michel Rocard dit avoir des droits au travers d’une société , explique-t-il au Monde en 2015. C’est possible et il y en a d’autres dans le même cas [NDLR : il fait probablement référence à Samuel Dossou]. Mais le Bénin et le Niger nous ont demandé de faire une ligne que personne d’autre n’était prêt à financer. » Personne d’autre, sauf la Chine… Plus loin, l’homme d’affaires prend tout de même soin de s’abriter derrière la responsabilité des États : « Nous avons bien précisé contractuellement dans les accords que les États faisaient leur affaire de droits antérieurs qu’ils auraient pu accorder à des tiers » .
A l’époque, Le Monde s’intéresse de très près à ce projet. Le quotidien français publie une série de reportages sur la « boucle », dont le ton particulièrement élogieux a suscité de nombreuses interrogations8 . Ainsi peut-on lire, sous la plume de Serge Michel : « Un sauveur s’est présenté. Il s’appelle Vincent Bolloré, il est industriel breton » … Dans un article de cette série9 , Bolloré expliquait le fonds de sa pensée : « La méthode, c’est plutôt du commando que de l’armée régulière. On ne passe pas beaucoup de temps à discuter. On agit. “We try, we fail, we fix”, disent les Américains. On essaie, on rate, on répare. On aime ça, comme les bancs de poissons qui bougent et se déforment au fur et à mesure. » Et à la question des journalistes : « Vous avancez avant d’avoir signé les concessions ferroviaires ? » , Bolloré répond : « Malheureusement, oui. Sinon, on prend deux ans dans la vue. » « Bolloré était très proche d’Issoufou et de Boni Yayi , souffle un ancien de ses collaborateur ayant requis l’anonymat. Son idée était que le juridique suivrait forcément, puisqu’il avait les soutiens politiques. »
« ILS AGISSAIENT EN CONQUÉRANTS »
Pas de temps à perdre donc. Fort du soutien de Paris et de ses alliés ouest-africains, Issoufou et Boni Yayi, Bolloré n’attend pas que le contentieux soit réglé, à l’amiable ou par la justice. Il n’attend même pas d’obtenir officiellement la concession ferroviaire – celle-ci lui sera accordée le 13 août 2015. Sa nouvelle filiale, Bénirail, détenue à 40 % par le groupe Bolloré, prend la succession de l’Organisation commune Bénin Niger (OCBN ), qui est alors cliniquement morte10 et débute immédiatement les travaux. Au bout de quelques mois, la gare de Cotonou est rénovée, et près de 150 km de rail sont posés entre Dosso et Niamey, au Niger. « Avec 7 ponts, des traversées de villages, des centaines d’ouvrages hydrauliques pour protéger la voie ferrée contre les fortes pluies qui sévissent dans la région, cette construction montre la capacité de Bolloré Transport & Logistics à mener des projets ambitieux en des temps records » , se vante le groupe sur son site .
« Très vite, nous avons compris qu’il n’y avait rien à faire, qu’il ne fallait plus toucher à ce dossier , se souvient un proche d’Amadou Boubacar Cissé. Bolloré n’a que faire des ministres, il ne parle qu’aux présidents. Il était hors de question pour lui de discuter avec nous. Ses hommes n’en faisaient qu’à leur tête, ils ne répondaient à aucune de nos interrogations et refusaient tout contrôle de l’administration. Ils agissaient en conquérants » . Bolloré sait qu’Issoufou est derrière lui. Cissé tente bien de résister un moment. Il s’emporte : « Mais dans quel pays fait-on construire un chemin de fer par un non-spécialiste !? » dit-il à ses proches. Puis un jour, il se fait remettre à sa place par Hassoumi Massaoudou, le fidèle bras droit du président qui dirige son cabinet. « Le Niger est avec Bolloré » , lui lance-t-il lors d’une réunion, alors que le ton est monté de plusieurs crans et que les autres participants craignent qu’ils n’en viennent aux mains. « Tout cela est une affaire qui me dépasse » , confie Cissé à ses proches, avant de se déclarer vaincu.
Pour lui, il y a anguille sous roche dans cette histoire. L’intérêt de Bolloré, il le comprend aisément : à cette époque, le Breton s’est rapproché de l’homme d’affaires roumano-australien Franck Timis pour exploiter la mine de manganèse de Tambao. Selon un collaborateur de Bolloré en Afrique de l’Ouest, si le « grand patron » a changé d’avis sur la « boucle ferroviaire », c’est parce qu’« il ne voulait pas en être exclu » au moment où il négociait avec Franck Timis, et surtout parce qu’« il ne voulait pas que les Chinois s’en emparent » . Or ces derniers ont, à ce moment-là, les faveurs d’Alassane Ouattara et de Blaise Compaoré, les présidents ivoirien et burkinabé.
Mais Issoufou, qu’avait-il à y gagner ? se demande l’ancien ministre. « Issoufou en avait besoin pour sa réélection. Bolloré lui a bien vendu le projet » , indique le collaborateur africain de l’homme d’affaires breton. Y a-t-il eu des contreparties ? Impossible à prouver. Tout juste peut-on noter qu’en mai 2015, Bolloré Africa Logistic a obtenu la gestion des magasins sous-douanes du port sec de Dosso (que le groupe gère depuis des années) et de son antenne de Niamey concernant les marchandises venant de la rive droite du fleuve Niger – une privatisation d’une partie des services douaniers qui a suscité la colère des commerçants à l’époque, ainsi que des réticences au sein de l’administration douanière.
D’OÙ VIENNENT LES RAILS ?
De leur côté, Michel Bosio et Michel Rocard ont tout tenté à Paris. L’ancien Premier ministre a adressé plusieurs courriers à Bolloré, dans le but de défendre la cause de Bosio. Sans succès. Dans l’un d’eux, daté du 6 mai 2014, il déplore le silence de l’homme d’affaires, qu’il tutoie : « Je comprends moins ton total silence à mon endroit depuis plus de deux ans maintenant […] Après la longue amitié qui nous a rassemblés, je trouve cela… au moins bizarre » . Bosio, lui, tente de convaincre le nouveau ministre de l’Économie, un certain Emmanuel Macron, et son conseiller Afrique, Julien Denormandie (aujourd’hui ministre de l’Agriculture et de l’Alimentation), d’intercéder en sa faveur. En vain. Bolloré a trop d’appuis en haut lieu : le ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, et le conseiller du président, Bernard Poignant, sont des proches. « Rien ne se fera sans Bolloré, rien ne se fera contre lui » , souffle à Bosio le collaborateur d’un ministre. Une fois Macron élu à l’Élysée, l’ingénieur tentera à nouveau de le solliciter. Avec le même résultat. « Que faire face à un bulldozer ? » , déplore un de ses amis.
Il faut aller vite, donc, pour Bolloré. Pour occuper le terrain, en croisant les doigts pour que cette stratégie du fait accompli décourage les concurrents. Mais aussi pour satisfaire ses clients. L’élection présidentielle approche au Niger. Issoufou a besoin d’un projet d’envergure pour se faire réélire. Selon un communiqué de la présidence du Niger publié lors de l’inauguration de la voie, en janvier 2016, les travaux ont coûté la bagatelle de 142 millions d’euros et ont permis de créer 3 000 emplois.
Mais la vitesse a ses revers : lors de la mise en service des premiers hectomètres de rails à Niamey, la locomotive, acheminée par la route depuis le Bénin, avait déraillé en plein coeur de la capitale, sous les yeux ébahis des passants. Très vite, les spécialistes du secteur s’étaient d’ailleurs interrogés sur la qualité des rails posés, trop légers selon eux pour supporter des trains de marchandises. Et ils s’étaient inquiétés de leur vétusté. Si les sources varient sur leur provenance, toutes parlent de vieux rails. Certains affirment que Bolloré les a récupérés au Cameroun lorsqu’il a obtenu la concession de la Camrail, et qu’ils dateraient du début du XX e siècle. D’autres disent qu’il s’agit de rails donnés par l’Inde au Burkina Faso, et dont l’origine remonte à l’époque coloniale. Interrogé à ce sujet, le groupe Bolloré n’a pas souhaiter en dire plus. Une chose est sûre selon une source interne : « Tout a été fait à l’économie » … Des experts nigériens du secteur ferroviaire, sollicités par Afrique XXI , ont en outre constaté des incohérences : des rails ont parfois été posés à même la latérite, sans ballast, et donc emportés dès les premières pluies.
LES TRAVAUX STOPPÉS NET
Au sein du ministère nigérien du Plan, c’est surtout le système métrique qui pose problème à l’époque. « Il y a deux types d’écartement des rails , explique un technicien nigérien : l’écartement métrique, d’un mètre, qui est aujourd’hui considéré comme dépassé, et l’écartement qui est aujourd’hui considéré comme le standard international, d’1,43 mètre. Ce système est aujourd’hui adopté par la plupart des pays, car il est plus sûr. Or Bolloré a posé des rails métriques. C’est inconcevable ! » Ça l’est d’autant plus qu’en 2014, les huit États membres de l’Uemoa (Union économique et monétaire ouest-africaine), parmi lesquels figurent le Bénin et le Niger, ont décidé d’harmoniser les normes en matière de réseaux ferroviaires et d’opter pour l’écartement d’1,43 mètre. Certes, cette directive (01/2014/CM /UEMOA ) ne doit entrer en vigueur qu’à partir de 2040, mais « pourquoi ne pas l’avoir anticipée chez Bolloré ? » , se demande-t-on au ministère. La réponse se trouve dans la convention signée le 13 août 2015 entre Bolloré et les États du Niger et du Bénin. Celle-ci stipule notamment que si le financement, la conception, la construction, la réhabilitation et la maintenance de la voie sont à la charge du concessionnaire – ce pour une durée de 30 ans -, les opérations de mise en conformité de la ligne à l’écartement standard UIC , inévitables à moyen terme, seront quant à elles réalisées « aux frais et risques des États » …
De toute évidence, ce point ne sera jamais appliqué : aussi rapidement qu’il avait débuté les travaux, le groupe Bolloré les a stoppés, quelques mois seulement après avoir signé cette convention et inauguré en grande pompe l’arrivée du train à Niamey. La justice a en effet fini par le rattraper : en novembre 2015, un tribunal béninois, saisi par Petrolin, a ordonné au groupe français de cesser tous les travaux de pose de rails sur le territoire béninois (une décision confirmée en appel en septembre 2017) ; puis en mai 2016, l’État du Niger, contraint de négocier avec Africarail, a dû reconnaître publiquement que la société de Michel Bosio « est toujours concessionnaire du droit de construire et d’exploiter » la portion Est de la « boucle ferroviaire ». Depuis lors, les ingénieurs de Bolloré ont n’ont plus été revus sur le terrain.
Aucun train ne circule aujourd’hui, ni au Bénin ni au Niger. Au Bénin, la page Bolloré est tournée depuis longtemps. Patrice Talon, le successeur de Boni Yayi, a eu des mots très durs à l’égard de l’entreprise française, qualifiant son projet de « bas de gamme » . Il a confié la réhabilitation du tronçon Cotonou-Parakou à une entreprise chinoise. Au Niger, le projet est au point mort, la justice ne s’étant pas encore prononcé. Mais Bolloré a depuis longtemps tiré un trait dessus.
Le groupe exige désormais d’être indemnisé. Selon Africa Intelligence , il réclamerait 3 milliards de dollars à titre de compensation aux deux États pour avoir été évincé du dossier – soit l’équivalent de plus de 65 % du budget de l’État du Niger en 202111 . Une somme jugée extravagante par nombre d’experts, qui estiment à quelques millions d’euros les dépenses faites par Bolloré dans cette affaire. Lors de l’inauguration de la ligne à Niamey, la présidence du Niger avait avancé le chiffre de 142 millions d’euros