Les guerres de libération anticoloniales ont provoqué un électrochoc au sein de l’extrême droite occidentale et ont entraîné chez elle une redéfinition de l’identité européenne. Ses éléments parmi les plus radicaux ont vu dans la décolonisation une opportunité pour promouvoir leur cause. À l’époque, la perception des populations de l’Europe, de l’Afrique et de l’Asie demeure encore intimement liée aux théories sur l’inégalité des « races » et la supériorité de la « race blanche », popularisées à compter du milieu du XIXe siècle. Des évolutions sont cependant apparues, notamment parmi les doctrinaires les plus racistes, souvent rescapés du national-socialisme.
À partir de 1945, ils ont commencé à insister sur la nécessité de défendre la « race blanche » dans son entier (et non plus seulement la composante aryenne/nordique), et de se séparer des colonies, en particulier africaines, au nom de sa préservation face au « danger » du métissage et au « risque » de subir un colonialisme inversé. L’idée a été défendue par le Nouvel Ordre européen (NOE), une organisation néonazie paneuropéenne animée notamment par le Français René Binet et l’ancien collaborateur suisse Gaston-Armand Amaudruz.
En 1966, Dominique Venner, militant d’extrême droite depuis la fin des années 1950, écrivait, sous leur influence manifeste, qu’« en France, l’immigration importante d’éléments de couleur pose un grave problème […]. Nous savons également l’importance de la population nord-africaine […]. Ce qui est grave pour l’avenir : nous savons que la base du peuplement de l’Europe, qui a permis une expansion civilisatrice, était celle d’une ethnie blanche. La destruction de cet équilibre, qui peut être rapide, entraînera notre disparition et celle de notre civilisation1. »
Comme l’a fait remarquer le philosophe Pierre-André Taguieff dans son ouvrage sur la « Nouvelle droite », ce racisme affirmé comportait corrélativement l’idée d’un développement racial séparé « [fondé] sur l’évitement systématique du contact entre “groupes raciaux” et surtout du métissage ». Il s’agissait alors d’« organiser, avec les différents groupes raciaux du monde, une politique de coexistence pacifique et libérale permettant à chacun d’exprimer […] ses aptitudes et ses dons », et de « supprimer, en proportion, tout contact visant à la fusion, à l’inversion, ou au bouleversement des données ethniques, ou à la cohabitation forcée de communautés différentes. »2
LE « GRAND REMPLACEMENT », UNE THÈSE NÉE DANS LES ANNÉES 1950
En 2002, Venner soutenait encore cette idée dans sa Nouvelle Revue d’histoire : « Adoptant le métissage comme horizon, la plupart des pays d’Europe occidentale ont favorisé les flots migratoires en provenance de l’Orient ou de l’Afrique. Au regard de nouvelles lois, par un complet renversement de la morale vitale, le coupable cessa d’être celui qui détruisait son peuple, pour devenir celui qui, au contraire, œuvrait pour sa préservation. » Il appuyait son différentialisme sur l’attitude des pays décolonisés qui excluaient les minorités blanches au nom de leur « principe de l’homogénéité ethnique ».3
Ces militants voyaient donc d’un mauvais œil l’existence des empires coloniaux, surtout africains, qui risquaient, par les unions mixtes, d’entraîner la dégénérescence de la « race blanche ». Ce discours a petit à petit gagné du terrain dans le débat public. Il est aujourd’hui connu sous l’expression de « grand remplacement » – une thèse promue par Renaud Camus ces dernières années, chère à Éric Zemmour, candidat d’extrême droite à l’élection présidentielle française4, ainsi qu’à certains de ses proches comme Jean-Yves Le Gallou, et désormais reprise par la candidate du parti Les Républicains, Valérie Pécresse.
Cette théorie est formulée dès les années 1950 par d’anciens nazis cités encore aujourd’hui en référence. « On doit savoir gré à Valli5pour sa contribution à la redéfinition d’un anti-universalisme radical visant à distinguer le racisme (ou racialisme) ontologique – défense des aires culturelles qui ne communiquent pas entre elles et ne partagent pas le même système de valeurs, primauté du sang et du sol, ethnocentrisme défensif – de l’idéologie qui avait pu justifier le colonialisme (racisme hiérarchique, expansionnisme impérial, théorie du white man’s burden ou “fardeau de l’homme blanc”) », écrivait en 2013 Philippe Baillet, auteur notamment de l’ouvrage Pour la contre-révolution blanche : portraits fidèles et lectures sans entraves(Akribeia, 2010), et qui revendique l’héritage nazi6.
L’ETHNODIFFÉRENTIALISME, UN NÉORACISME
Ainsi, s’il est distinct du racisme, l’ethnodifférentialisme n’en reste pas moins l’expression d’un néoracisme que l’on retrouve aujourd’hui dans les discours des mouvements dits « identitaires », qui insistent sur l’incompatibilité des cultures. Il s’agit pour eux d’entériner l’idée que les cultures, et par extension les civilisations, sont hétérogènes et incommensurables, que l’esprit de fermeture et l’hostilité envers l’étranger sont des propriétés inhérentes à l’espèce humaine qui protégerait les sociétés de l’uniformisation – ou de la fin de la « différence ». La distance entre les civilisations serait la seule option pour qu’elles puissent rester elles-mêmes.
Ce type de discours permet de passer du biologique au culturel, en insistant sur l’ethnicité et en reprenant certaines positions soutenues dans la communauté des ethnologues. Ces derniers posent l’identité ethnique comme une réalité fondamentale de la vie sociale des civilisations. À compter de la fin des années 1970, l’idée de supériorité raciale blanche est abandonnée, ou plutôt édulcorée : il n’y a plus de « races » supérieure ou inférieure, mais des « races » différentes. Cet éloge de la différence est mis en avant pour valoriser l’altérité : l’étranger est « autre ». Cette idée, défendue par le maréchal Hubert Lyautey au temps de la colonisation7, est mise en avant aujourd’hui par l’africaniste Bernard Lugan, très proche de la Nouvelle Droite et de sa tendance identitaire (en particulier Terre et Peuple de Pierre Vial et le Thulé Seminar du franco-allemand Pierre Krebs), et depuis peu conseiller d’Éric Zemmour selon l’hebdomadaire Le Canard enchaîné.
Dans un entretien donné à Krisis, la revue d’Alain de Benoist, Lugan insiste sur le supposé aspect foncièrement communautaire des Africains, qui serait selon lui incompatible avec la mentalité profondément « prométhéenne » et « individualiste » des Européens, ainsi qu’avec l’idée d’État-nation. L’imposition d’une « mentalité européenne » aurait amené l’Afrique au bord du chaos8.
LE MÉTISSAGE COMPARÉ À UN ETHNOCIDE
Ces militants ont ainsi récupéré le concept d’ethnocide, qui offre la possibilité de réutiliser les vieux discours racialistes : en s’appropriant la critique de l’expansion impérialiste occidentale, dénoncée parfois comme une « extension blanche » par les théoriciens décolonialistes, ces militants défendent la nécessité de préserver la culture et la civilisation européennes d’une nouvelle forme de colonialisme et d’un génocide lent, par substitution ethnique et culturelle9. Ce discours transforme la pensée décoloniale en une pensée identitaire.
Ainsi théorisé, l’ethnodifférentialisme s’oppose à l’assimilationnisme. Il peut être défini comme étant à la fois un droit à la différence et un droit à l’enracinement dans un territoire. Il peut aussi évoluer vers un système ségrégationniste inspiré de l’apartheid sud-africain – que Lugan, encore lui, définit non pas comme un suprématisme, mais comme un « ethnodifférentialisme » dans lequel « les blancs et les noirs sont différents, chacun doit vivre selon ses propres principes, sur ses propres terres » – voire vers une politique anti-immigrationniste : les immigrés extra-européens doivent retourner « chez eux » pour retrouver « leurs racines » et leur « environnement naturel ».
Chaque « race » étant adaptée à son environnement, nous devrions, selon eux, respecter les différents modes de vie et empêcher l’occidentalisation des populations immigrées présentes en Europe. Mais avant tout, il faudrait refuser de les accepter sur le sol européen au prétexte que le métissage serait un ethnocide – en l’occurrence celui de la race blanche qu’il faudrait préserver à tout prix. Ainsi désormais, le « non-blanc » n’est plus rejeté au nom d’arguments raciaux, mais au nom d’arguments civilisationnels, comme l’incompatibilité supposée entre les civilisations arabo-musulmane et européenne.
UN TIERS-MONDISME D’EXTRÊME DROITE
C’est dans ce sens qu’il faut comprendre le tiers-mondisme développé par ces militants d’extrême droite dans les années 1970 et 1980, en particulier ceux du Groupe d’études et de recherches de la civilisation européenne (Grece), également connu sous le nom de Nouvelle Droite. Selon ces derniers, les nations nouvellement décolonisées doivent se développer selon leurs propres critères culturels et civilisationnels afin que leurs populations ne cherchent pas à s’installer dans les anciennes puissances coloniales. Ils soutiennent à la fois le combat contre l’uniformisation forcée provoquée par la société marchande et celui contre les religions prosélytes universalistes – eux-mêmes s’identifiant aux peuples européens opprimés et acculturés de force par le christianisme entre la fin de l’Antiquité et le Moyen Âge.
Un autre tiers-mondisme a par ailleurs émergé durant la période 1960-1980, et ce malgré la défense des empires coloniaux par une large frange de l’extrême droite. Ce mouvement était mû par l’idée que l’Europe était colonisée par les États-Unis et l’URSS et que, pour exister en tant que puissance, elle devait se libérer de leur influence. Les origines, mais aussi les motivations de ce courant idéologique sont diverses. L’une est à chercher dans l’Allemagne des années 1920 et 1930, dans les milieux nationalistes de la « révolution conservatrice » et dans ceux du « nazisme de gauche ». Les premiers ont théorisé la thèse d’un combat anti-impérialiste pour la libération nationale de l’Allemagne, en lien avec celui des autres peuples opprimés – c’est-à-dire colonisés – des sphères arabes et asiatiques.
Cette idée se retrouvait chez certains nazis comme les frères Otto et Gregor Strasser, et dans une frange de la SS, qui voyaient dans la civilisation arabo-musulmane un allié naturel à la fois contre les États-Unis, l’URSS et les Juifs. On retrouve aussi ces discours chez les ultras du fascisme qui, à partir de 1943, ont théorisé un projet de fédération européenne des États nationalistes afin de lutter contre la « ploutocratie mondiale ». Il s’agissait pour eux d’unir les « peuples prolétaires » (l’Italie fasciste, le Tiers-Monde) contre les « nations bourgeoises » (les États-Unis et les nations occidentales). Ainsi, Alain de Benoist a pu écrire : « Nous sommes pour le Tiers-Monde parce que nous défendons la cause des peuples, et que c’est dans le Tiers-Monde que la notion de peuple est encore aujourd’hui la mieux perçue et la mieux défendue. Le thème raciste de la solidarité blanche est inacceptable. Il conduit logiquement à être solidaire de l’Union soviétique en Afghanistan et de Washington en Amérique centrale. Or, nous ne sommes ni du côté de Pinochet, ni du côté des “somozistes” du Nicaragua, ni du côté des latifundiaires de la grosse bourgeoisie qui trahit son peuple pour augmenter ses profits. Nous sommes contre le colonialisme soviétique autant que contre le coca-colonialisme américain.10 »
L’ALTÉROPHOBIE DE ZEMMOUR
Pour autant, cet éloge de la différence n’a pas fait disparaître de la pensée des suprématistes blancs la notion de hiérarchisation raciale, bien au contraire. Ils considèrent toujours que les « blancs » sont supérieurs, sous certains aspects, à d’autres groupes ethniques ou raciaux, mais ils ne cherchent plus à les dominer ni à les conquérir.
Cette altérophobie (la haine de l’autre) se retrouve chez Éric Zemmour. Celui-ci côtoie depuis plusieurs années les militants de l’extrême droite, dont il a repris les argumentaires : sur la supposée dangerosité de l’islam en France ; sur l’immigration et sur les mariages mixtes ; sur le « grand remplacement ». De même, l’ancien journaliste soutient depuis 2009 les thèses de l’existence des races humaines et d’une continuité ethnique des populations européennes. En s’appuyant sur les thèses de Dominique Venner, il cherche à imposer la fin des aides aux pays africains. Ces multiples sorties du polémiste ont été très bien comprises par les militants de l’extrême droite, qui se sont rangés en masse derrière lui. Comme eux, Zemmour est obsédé par l’idée d’une guerre civile en France, thèse qui est au cœur de son livre Destin français, paru en 2018.
Avec le « phénomène » Zemmour, nous assistons ainsi à un recyclage des thèses raciales et mixophobes qui étaient à l’honneur dans les années 1900-1930, comme la supériorité de la « race blanche », le rejet violent du métissage – en particulier celui avec des Africains, qui est vu comme un agent de dégénérescence racial et culturel – ou encore la crainte du « flot montant des peuples de couleur » (les migrants), pour paraphraser le titre d’un ouvrage de Lothrop Stoddard, un théoricien raciste états-unien. Les vieux démons ne sont pas morts, et ne cherchent plus à subsister subrepticement : au contraire, ils cherchent la lumière.
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