Le règlement intérieur du conseil de l’ordre du barreau de Lille précise : « L’avocat ne peut porter avec la robe ni décoration, ni signe manifestant ostensiblement une appartenance ou une opinion religieuse, philosophique, communautaire ou politique. ». Une élève-avocate et son maître de stage, avocat, ont recouru contre cette disposition -recours rejetés(2) par la cour d’appel de Douai.

Les deux perdants se sont donc pourvus en cassation : « recours militants teintés de prosélytisme » selon Roseline Letteron, professeur de droit public(3). On note que le Défenseur des droits a cru bon de s’associer au pourvoi, choix idéologiquement orienté. Quel est donc l’enjeu ?

Le terrain : une offensive ancienne et systématique de l’islamisme

Soyons clairs : les islamistes n’ont de cesse de tenter de grignoter la sphère publique où s’applique le principe de laïcité, pour réussir à imposer l’affichage religieux comme indissociable de la liberté de religion musulmane. Sans qu’il soit besoin de souligner la signification patriarcale et oppressive du voile, on ne peut que relever le prosélytisme abusif de cette offensive, qui entend faire peser sur toute femme musulmane la contrainte de se distinguer comme telle. Des collégiennes de Creil en 1989 aux accompagnatrices de sorties scolaires d’aujourd’hui –et maintenant aux avocates-, le voile est tout sauf un accessoire de mode, et son port un enjeu autre que culturel ou religieux : c’est l’un des instruments de la « réislamisation des musulmans » à la sauce intégriste visée par les islamistes (Frères musulmans ou salafo-wahhabites). Que les voilées et les naïfs qui les soutiennent en soient ou non conscients.

La Cour de cassation émet une décision de principe

La Cour de cassation a confirmé la décision de la cour d’appel : le conseil de l’ordre d’un barreau est bien compétent pour édicter cette interdiction, laquelle ne porte pas atteinte à la liberté de religion et à la liberté d’expression. C’est ce dernier aspect qui nous intéressera particulièrement.

La Cour rappelle que, selon la loi(4), « les avocats sont des auxiliaires de justicequi, en assurant la défense des justiciables, concourent au service public de la justice… » [C’est nous qui soulignons.] On note avec intérêt que le fait de concourir au service public peut justifier une obligation de neutralité : que ne l’applique-t-on à tous les bénévoles qui sont dans cette situation (dont font partie les tiers accompagnateurs de sorties scolaires) ?

Certes, le terme « laïcité » n’est pas prononcé, mais c’est bien de cela qu’il s’agit, dès lors que le cadre retenu est celui de la sphère publique.

Le communiqué de la Cour de cassation résume ainsi le raisonnement du juge : « En imposant à ses membres de porter la robe d’audience sans aucun signe distinctif, le conseil de l’ordre contribue à assurer l’égalité entre avocats et, à travers celle-ci, l’égalité entre justiciables. Ce principe d’égalité est l’un des éléments constitutifs du droit à un procès équitable. » Ainsi le principe de « neutralité » est convoqué –non sans raison- à l’appui du droit fondamental à un procès équitable, garanti par l’art. 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme. L’arrêt précise : « afin de protéger [les]droits et libertés [des justiciables], chaque avocat, dans l’exercice de ses fonctions de défense et de représentation, se doit d’effacer ce qui lui est personnel » (…) « pour témoigner de sa disponibilité à tout justiciable. (5) » Ce qui implique qu’en toute autre occasion –par exemple en recevant à son cabinet-, l’avocate peut porter le signe qui lui plaît : l’interdiction n’est donc pas générale et imprécise, elle paraît proportionnée.

C’est ici que la décision énonce un principe : telle qu’elle est formulée, on en déduit que toute situation dans laquelle l’avocat, dans ses fonctions de défense et de représentation, ne respecterait pas l’obligation de neutralité vestimentaire de sa robe, méconnaîtrait son indépendance et le droit fondamental à un procès équitable -même en l’absence de toute disposition explicite du règlement intérieur du barreau.

Il n’y a pas ingérence excessive dans la liberté de religion

L’avocat requérant avait bien soulevé (5ème moyen) l’argument de la « discrimination indirecte » : la disposition contestée, quoique d’apparence neutre, entraînerait, « en fait, un désavantage particulier et disproportionné pour les femmes musulmanes ». La Cour a évité de répondre, estimant le moyen irrecevable, « faute d’intérêt personnel et direct » -l’avocat n’est pas une femme.

Néanmoins, le moyen était soigneusement argumenté, conformément aux diverses requêtes de ce type, et à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) comme de la Cour de justice de l’Union Européenne (CJUE). La Cour de cassation n’en a-t-elle pas tenu compte ? Sa dernière réponse de fond (au 4ème moyen) mérite examen :

« La cour d’appel (…) en a déduit à bon droit que l’interdiction édictée [par le]règlement intérieur du barreau de Lille, suffisamment précise en ce qu’elle s’appliquait au port, avec la robe, de tout signe manifestant une appartenance ou une opinion religieuse, philosophique, communautaire ou politique était nécessaire afin de parvenir au but légitime poursuivi, à savoir protéger l’indépendance de l’avocat et assurer le droit à un procès équitable, mais était aussi, hors toute discrimination, adéquate et proportionnée à l’objectif recherché. »

On fera ici deux remarques :

  • Le terme « ostensiblement », qui figurait dans le règlement intérieur du barreau de Lille, a disparu de la formulation de principe posée par la Cour de cassation. Est-ce à dire qu’elle n’a pas voulu le valider ? C’est fort possible, puisqu’il est en lui-même discriminatoire, selon la CJUE (6). En effet, le port du voile islamique est forcément ostensible, et il n’existe pas en islam de signes religieux « discrets » pour une femme(7), contrairement à plusieurs autres religions, dont le christianisme (boucles d’oreilles, pendentifs, par exemple).
  • L’affirmation « hors toute discrimination » évite à la Cour de cassation d’examiner l’argumentation du requérant sur le caractère éventuellement discriminatoire de l’interdiction. Pourtant la CJUE admet justement les « discriminations indirectes »(8) à condition qu’elles soient justifiées par un « but légitime », « adéquates » et « proportionnées » à ce but, et qu’elles figurent au règlement intérieur. Toutes choses qu’en l’espèce la Cour de cassation prend bien soin de préciser.

Subtilités juridiques, que tout cela ? Certes, mais l’imagination des cléricaux (islamistes ou non) et de leurs alliés (objectifs ou subjectifs) est sans limites : ils ont l’art de profiter de la moindre faille juridique. D’où la nécessité de préciser sans arrêt les limites de la liberté de religion, puisque c’est ce principe qu’ils cherchent à utiliser comme cheval de Troie de l’intégrisme religieux qu’ils propagent. Ils y sont aidés par la tendance du droit anglo-saxon à faire de la liberté de religion un droit surplombant tous les autres. Si cette propension se fera moins sentir à la CJUE après le Brexit, elle n’en reste pas moins présente à la CEDH, ainsi qu’au Comité des droits de l’Homme de l’ONU(9) (en alliance avec le « droit islamique ») : cet organe sera-t-il saisi de l’arrêt du 2 mars 2022 ? Affaire peut-être à suivre…

Print Friendly, PDF & Email

Note(s)

 
1 C. cass. 1ère civ. 2 mars 2022. Pourvoi N°20-20.185
2 Celui de l’élève-avocate a été déclaré irrecevable, au motif que n’étant pas avocate, elle n’avait pas intérêt à agir.
3 Blog Liberté, Libertés chéries, 6 mars 2022
4 article 3 de la loi du 31 décembre 1971
5 Cf. la théorie juridique de l’apparence : la justice ne doit pas seulement être impartiale, elle doit aussi en offrir l’apparence.
6 CJUE 15 juillet 2021, affaires jointes WABE et MH Müller Handel. Voir notre commentaire : https://www.ufal.org/laicite/signes-religieux-en-entreprise-la-justice-de-lunion-europeenne-precise-sans-guere-innover/
7 La fameuse « main de Fatma » sottement évoquée au moment de la loi sur les signes religieux à l’école n’a pas de valeur religieuse, tout au plus culturelle.
8 CJUE 14 mars 2017, à propos des entreprises G4S (Belgique) et Camaïeu-France.
9 Lequel, rappelons-le, a émis des conclusions contraires à la Cour de cassation française en revenant sur l’affaire Baby-Loup : « discrimination  intersectionnelle», la salariée aurait été licenciée comme femme et musulmane !