Aiguillonnés par la persistance de la menace terroriste qui pèse sur la France et en dépit de la pandémie, les services secrets français ont eu une activité plus soutenue l’année dernière qu’en 2019. C’est ce que confirme le cinquième rapport de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR). Selon ce document de 91 pages remis mardi au président de la République Emmanuel Macron, l’instance chargée de vérifier la légalité de l’activité des espions a été destinataire en 2020 de 79 605 demandes émanant des services dits du «premier cercle » du renseignement, comme la DGSE ou la DGSI , mais aussi de ceux répertoriés dans le «second cercle », où se trouve notamment le Renseignement territorial (RT). Soit une augmentation de 8,2% en un an, et bond de 18,6% par rapport à 2016. «Ce résultat global recouvre des évolutions contrastées selon les techniques », a confié jeudi en petit comité le conseiller d’État Francis Delon, président de la commission indépendante pour qui «l’année 2020 a été une année particulière et paradoxale ».
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Ainsi le nombre de demandes d’accès aux données de connexion a flambé de 23% par rapport à 2019. Quelque 48.764 demandes de ce type ont été formulées l’année dernière. «Elles représentent plus de 60 % du nombre total des demandes », souligne-t-on à la CNCTR qui précise que «près des deux tiers de ces demandes ont pour objet l’identification de personnes ou de leurs numéros d’abonnement ». Par ailleurs, même si les terroristes, voyous et activistes privilégient les moyens cryptés, les services continuent à recourir aux écoutes téléphoniques classiques. Continuant de croître en 2020, mais à un rythme moins élevé que les années précédentes, ce que les spécialistes appellent les «interceptions de sécurité » a été sollicité à 12 574 reprises. Depuis 2016, le nombre de lignes ainsi branchées a explosé de 58,4%.
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La géolocalisation en forte progression
Mis en œuvre depuis 2015 aux seules fins de la prévention du terrorisme, le recours aux dispositifs d’accès en temps réel aux données de connexion, se développe et permet de mieux cerner l’environnement social et numérique d’un islamiste par exemple. Après un départ poussif jusqu’en 2018, pas moins de 1644 demandes de ce type ont été formulées l’année dernière. Quant à elle, la géolocalisation en temps réel poursuit une forte progression. Très ergonomiques et faciles d’emploi, ces «traceurs » restent très prisés des services qui peuvent suivre un individu sans engager une «filature » physique, souvent risquée et consommatrice en effectifs. La géolocalisation, requise à plus de 8 300 reprises l’année dernière, est la technique qui affiche la plus grande progression sur la période 2016-2020 (+246%).
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Pour la première fois et au nom d’un «devoir de transparence », les «gendarmes » des techniques de renseignements ont révélé de manière chiffrée le détail des demandes relatives aux techniques les plus intrusives». «En raison des mesures de restriction des contacts et des déplacements liées à l’épidémie de Covid-19, les techniques proximité, qui impliquent la mise en place de dispositifs de surveillance au contact physique des cibles, ont chuté en 2020 », a confié ce jeudi Francis Delon. Sur le terrain, cela s’est traduit par une diminution de 52,3% des demandes de sonorisation et des poses de caméras espions, un repli de 32,7% des sollicitations pour capter des données informatiques en piégeant des appareils électroniques et des disques durs mais aussi un net tassement de 43,8% des introductions dans un lieu privé pour y placer des mouchards.
Dans le même esprit, le ralentissement de la circulation lié à la pandémie a entraîné une baisse des poses de balises, limitées à 1598 en 2020. Soit une baisse de 10,9% en un an. Ce que les spécialistes appellent les «autres techniques » de renseignement ont quant à elles été utilisées avec parcimonie. C’est le cas des très fantasmés «Imsi catcher »: ce dispositif espion coûteux et sophistiqué qui siphonne les données de connexion, «ne représente chaque année que 0,4% du nombre total des demandes », relève le rapport.
Trois algorithmes en fonctionnement
Objet de vives polémiques, les algorithmes, c’est-à-dire ces boîtes noires» tant contestées et censées «chaluter » de l’information sur internet concernant le terrorisme, n’ont guère évolué. «Aucun nouvel algorithme n’a été mis en œuvre en 2020, comme en 2019 », révèle la CNCTR qui confirme que : «à ce jour, trois algorithmes sont en fonctionnement, le premier ayant été autorisé en octobre 2017 et les deux suivants en octobre 2018 ». Déployé à titre expérimental jusqu’au 31 décembre prochain théoriquement, ce dispositif protégé par le secret de la défense nationale devrait être pérennisé grâce au prochain projet de loi antiterroriste et de renseignement que Gérald Darmanin a présenté mercredi dernier en conseil des ministres. Interrogé sur son efficacité, l’hôte de Beauvau a juste précisé qu’il a déjà permis d’éviter deux attentats.
Au total, quelque 21 952 personnes, sur une population de 66 millions d’habitants, ont fait l’objet d’une demande de surveillance en 2020. S’il traduit une augmentation de 8 % du nombre de cibles depuis 2016, ce chiffre, pour la première fois, affiche un léger recul de 1,2% par rapport à 2019. «Cette évolution contraste, en apparence, avec celle des demandes de mise en œuvre de techniques de renseignement qui enregistrent une augmentation d’environ 8 %, insiste le rapport. Cette différence peut s’expliquer, d’une part, en raison de la dangerosité de certains profils qui justifie de mettre en œuvre plusieurs techniques de renseignement à l’encontre d’une même cible et, d’autre part, par les diverses mesures de confinement qui ont parfois contraint les services à recourir à d’autres techniques que celles utilisées habituellement ».
Parmi les personnes dans le collimateur des services, 8786 suspects, ont été ciblés au titre de la «prévention du terrorisme ». En progression de 13,6%, cet agrégat lié surtout à la lutte contre l’islamisme radical reste le plus important puisqu’il représente 40% du total des surveillés. Par ailleurs, 5 021 individus ont été suivis dans le cadre de la «prévention de la criminalité organisée », soit une proportion qui reste stable sur cinq ans pour représenter 22,9% du total. «En 2020, la défense et la promotion des intérêts majeurs de la politique étrangère, l’exécution des engagements européens et internationaux de la France et la prévention de toute forme d’ingérence étrangère ont motivé 16,5 % des demandes, contre 15 % en 2019 », détaille en outre le rapport annuel qui montre ainsi, en creux que les activités d’espionnage et de contre-espionnage ont le vent en poupe dans un monde complexe. Les experts de la commission, qui n’ont jamais cessé de mener leur mission de contrôle pendant la pandémie, ont juste, pour reprendre la formule de Francis Delon «levé le pied » au printemps 2020 sur les contrôles menés a posteriori au sein même des services. 76 ont été effectués l’année dernière, contre une centaine en 2019. L’ensemble des avis de la CNCTR ont été approuvés par les services du premier ministre et seuls 0,8% des demandes formulées par les services ont été retoquées. Ce qui prouve que la communauté du renseignement, après un démarrage à tâtons, s’est désormais bien approprié le cadre légal qui lui est assigné depuis 2015.