La vocation de la Fondation de l’Islam de France, l’éducation des jeunes, la lutte pour la connaissance et contre les obscurantismes, la formation des imams, la liberté de culte et d’expression religieuse, la situation de la femme dans l’islam et dans la société, le hijab, la laïcité, et l’organisation de l’islam en France, tels sont les sujets abordés par Ghaleb Bencheikh.
Ghaleb Bencheikh, faisons d’abord connaissance. Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Je suis Ghaleb Ben Cheikh El Hocine – parce qu’il faut préciser de quel cheikh il s’agit – fils de Cheikh Abbas Ben Cheikh El Hocine aussi, qui lui-même avait une formation duale et un parcours double puisqu’il était théologien disciple de cheikh Benbadis et formé dans les trois grandes universités du monde islamique sunnite : la Zeitouna, la Qarawiyyine et Al-Azhar.
Il s’est également occupé, par idéal humaniste, des questions de décolonisation et d’indépendance, puis a été diplomate et ambassadeur. Il a fini sa vie comme recteur de la Grande Mosquée de Paris. Certains retiennent de lui qu’il était un orateur passionné et éloquent prononçant ses discours sans notes y compris le sermon improvisé de la prière du vendredi.
Moi-même suis d’une double formation scientifique et philosophique. Au moment où je rédigeais ma thèse de doctorat en sciences, je m’étais dit que je n’allais pas passer ma vie à décrypter le monde en résolvant des équations mathématiques. Certes un physicien ne fait pas que cela. Mais, j’étais attiré par l’aspect métaphysique des choses. Alors, je me suis inscrit à Paris1 Sorbonne en Philosophie. Et comme je vivais à la mosquée de Paris à ce moment-là, en rentrant parfois tard le soir, je passais par la bibliothèque et je lisais des ouvrages de sommes théologiques dans le texte. Quand je ne comprenais pas, je demandais naturellement à mon père de m’expliquer. Il nous est arrivé d’avoir des débats, trop rares sans doute, et a posteriori je regrette de ne pas en avoir profité suffisamment. Parfois ma sœur se joignait à nous, ou un de mes frères, et mon père nous demandait de traiter d’une situation. Si nous avions des arguments qui militaient pour un point de vue, il nous disait aussitôt : « Tout cela est bien, mais essayez donc d’avoir un point de vue contraire », ce qui permettait à la fois d’avoir de la distance et de relativiser, de décentrer le regard.
Ensuite quel a été votre parcours ?
J’étais au CNRS en train d’attendre ma titularisation comme chercheur en mécanique des fluides au laboratoire d’aérothermique à Meudon. Tandis que cette titularisation tardait à venir, j’ai eu l’opportunité de m’occuper de l’émission « connaître l’islam » sur France 2 – à l’époque on disait Antenne 2. Peut-être que si c’était à refaire, j’aurais patienté et n’aurais pas été dans la précipitation pour quitter le CNRS. J’ai commencé à enseigner dans un IUT à Ville d’Avray tout en m’occupant de cette émission, pour une première phase. Ensuite, après l’avoir quittée, j’y suis revenu quelques années plus tard. Cela a, en fait perduré, de 2001 à 2019. J’ai enseigné dans un campus – établissement scolaire avec résidence étudiante – à Cachan, dont j’ai fini par être le directeur, pendant un peu plus de six ans. J’ai également enseigné à l’Institut international de la pensée islamique de Paris et à l’école laïque des religions de Paris et enfin à l’université Paris-Dauphine, au master de finance islamique, l’histoire du monothéisme abrahamique et l’expression inter-religieuse dans un espace publique laïque, entre autres. À côté de France Télévision, on m’avait demandé aussi de m’occuper de l’émission qui s’appelle désormais « Question d’islam » sur France Culture. Pour finir, je suis membre du conseil des sages de la laïcité et depuis 2018 j’ai la charge et la responsabilité de la Fondation de l’Islam de France, qui est une fondation laïque reconnue d’utilité publique à vocation éducative, culturelle et sociale.
Alors justement quel est le rôle exact de la Fondation de France dans le PIF, le « Paysage Islamique Français » ?
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Dans le fameux PIF, la FIF est héritière de la FOIF, parce que n’oublions pas que tout a commencé par la fondation des œuvres de l’islam de France en 2005. Je ne veux pas charger ceux qui présidaient à sa destinée, mais à un moment donné le Conseil d’État a été obligé de la dissoudre pour carence d’activité. Dans le sillage de cette dissolution a germé l’idée d’une reconfiguration juridique, pour donner naissance à la FIF. La fondation mère est donc la Fondation des œuvres de l’islam de France, et la fondation fille est la Fondation de l’Islam de France.
A l’oreille, cela ne s’entend pas et beaucoup de nos concitoyens musulmans et non musulmans ne connaissent pas les subtilités dues à cette facétie des typographes chez les éditeurs, de distinguer le grand I du petit i. Donc Islam écrit avec une majuscule renvoie à la civilisation, et islam avec petit « i » renvoie à la religion. Mutatis mutandis, c’est comme si on avait la Chrétienté et le christianisme.
À cette fondation reconnue d’utilité publique, qui elle-même est laïque et à vocation éducative culturelle et sociale, on ajoutera la dimension philanthropique et humanitaire. Cette Fondation, j’ai eu l’occasion de le dire, agit suite à, en quelque sorte, un Yalta entre le cultuel et le culturel. Mais cette position est difficile à tenir, parce que si nous ne nous occupons que d’éducation, de culture et de médiation sociale, nous demeurons tout de même perméables aux questions théologiques. Là, le téléphone n’a pas encore sonné, mais il va sûrement sonner pour nous poser une question sur telle ou telle situation qui nécessite plutôt une réponse d’imam.
Nous voulons qu’en France l’islamologie soit une discipline de prestige. Nous voulons aider ceux qui souhaitent tenir un discours rationnel, intelligent, académique, scientifique, sur le fait islamique .
Alors que faisons-nous au sein de ce triptyque éducation-culture-médiation sociale ? Commençons par le volet de l’éducation : Nous donnons des bourses d’étude à des jeunes étudiants en thèse de doctorat en islamologie, que l’on a d’ailleurs élargies à des mémoires en master 2, parce que nous voulons qu’en France l’islamologie soit une discipline de prestige. Nous voulons aider ceux qui souhaitent tenir un discours rationnel, intelligent, académique, scientifique, sur le fait islamique et qui ne soit pas réduit encore une fois à des considérations de certificat de virginité ou de telle ou telle argutie, dans le paysage médiatique cette fois-ci. Après, de l’autre côté, nous devons nous occuper aussi de ceux qui n’ont que trois cents mots pour s’exprimer et qui sont potentiellement violents. Au moins pour étoffer leur champ sémantique. Ils vont ainsi gagner un peu plus de confiance dès lors qu’ils parviendront à une certaine représentation du monde grâce à l’enrichissement du vocabulaire. À ceux-là, nous donnons ce que nous appelons un discours alternatif à celui qu’ils ont l’habitude d’entendre.
Par quel biais transmettez-vous ce discours ?
Lorsqu’ils sont en prison, nous nous y rendons avec des médiateurs et des aumôniers. Et quand notre université populaire itinérante pouvait aller de ville en ville avant la crise du coronavirus, nous descendions dans « la fosse aux lions », dans les arènes aux fauves, nous confronter aux idées salafistes et aux thèses fondamentalistes, pour parler de ce qui est devenu une crispation identitaire puisée totalement dans la donne religieuse. Lorsque nous allons à Roubaix, à Epinay sur Seine, à Mantes-la-Jolie, à Marseille, par exemple, nous sommes interpellés par des jeunes gens à l’accoutrement particulier. Et, nous essayons de désamorcer ces crispations, conformément à cet adage qui dit que les idées fanatiques sont comme des clous : plus on tape dessus, plus ça rentre. Donc nous ne tapons pas dessus. Nous trouvons des stratégies de contournement, des exemples, des pédagogies. La « bagarre », si j’ose dire, ne nous fait pas peur, et nous y allons : la confrontation des idées est utile, mais avec calme, sérénité, froideur d’esprit et détermination. Et on ne réduit jamais l’être à son acte. Il y a un amour, une sollicitude, une bonté véritable, une sympathie pour l’être humain, mais le dogmatisme est détestable. Le fanatisme est exécrable a fortiori quand il mène au crime et à l’assassinat. Nous faisons preuve d’une intransigeance implacable contre les idées mortifères, et d’un amour véritable pour l’être humain.
A présent, avec la crise sanitaire, nous utilisons beaucoup le digital. L’université populaire itinérante est devenue digitale. Maintenant, avec le reflux du coronavirus, du moins je l’espère pour tout le monde, nous allons faire les choses d’une manière hybride.
Nous faisons la promotion de l’islamologie savante – même si certains esprits chagrins nous accusent de ne faire que de l’islamologie fondamentale. Ils nous disent que ce n’est pas le rôle de la Fondation, et nous ne faisons pas que cela, et beaucoup pensent que la jeunesse musulmane en France n’est composée que de radicaux, voire d’apprentis djihadistes, ce qui est évidemment faux.
Dans la gamme de nos actions, il y a aussi celles qui concernent la formation des imams, ou la formation des ministres du culte, prédicateurs, imams aumôniers, acteurs sociaux, pour la partie dite civique, civile laïque, voire profane, en tout cas républicaine. Cette formation vient s’adjoindre à leur cursus confessant et cultuel. Par exemple nous finançons leur bourse pour aller s’inscrire au DU laïcité afin de maîtriser le droit des cultes, l’histoire des idées politiques, l’histoire de la laïcité, l’héritage culturel français, le patrimoine historique de la France. Parfois même, non sans un brin de provocation, nous disons qu’ils devraient peut-être apprendre par cœur la chanson de geste de Roland, qui ne fut pas tendre avec le prophète de l’islam. Sans schizophrénie aucune, cela fait aussi partie du patrimoine historique qui est le leur. À charge pour eux d’enrichir ce patrimoine par la part intrinsèque à la nation, qu’est la part islamique, et c’est ce que nous faisons.
Je passe d’ailleurs très vite au volet culturel, en mentionnant notamment l’exposition « Arts de l’islam, un passé pour un présent », qui est une exposition unique dans le temps et diffractée dans l’espace, puisque du 20 novembre 2021 au 27 mars 2022, dans dix-huit villes de la France y compris une ville ultramarine, nous avons participé à une exposition présentant des chefs d’œuvre du patrimoine national français. Nous répondons cette fois-ci à d’autres esprits chagrins qui pensent que, dans cette exposition, nous faisons une concession au multiculturalisme, et un hymne à la gloire d’une civilisation étrangère. Or on se trompe. Tout ce qui est exposé fait partie du fonds national français : le baptistère de Saint Louis, la pyxide du prince Al Mughîra, l’aiguière de cristal de roche qui est venu du Caire, etc.
Nous avons bien évidemment un programme culturel riche de pièces de théâtre, d’opéras et de concerts de musique arabo-andalouse notamment.
Concernant la médiation sociale, nous essayons d’aider, notamment, des familles monoparentales, essentiellement des mères qui se trouvent dépassées par leurs enfants et surtout par leurs fils, lesquels fils sont une proie facile à des doctrinaires sermonnaires, idéologues, qui viennent leur faire miroiter un voyage au bout de l’inhumain.
Nous avons également mis en place notre campus numérique, le “ Lumières d’Islam ”, dont la vocation et l’ambition sont d’être le site de référence francophone sur tout ce qui est islamique. Pour le reste, nous avons besoin d’aide, surtout de bonne volonté, de ressources humaines et matérielles, mais ce sont des choses qui viendront
Revenons sur la formation des imams. Les relations entre l’islam de France et le gouvernement ont connu quelques vicissitudes, et notamment propos de de la charte des des imams, auxquels on a notamment interdit de faire de la politique dans les prêches. Or les prêtres dans les églises, les pasteurs dans les temples ou les rabbins dans les synagogues abordent bien entendu les questions politiques, celles de la vie de la cité. A quel moment peut-on considérer qu’un ministre du culte franchit une ligne inacceptable par les autorités, ou bien ne serait-ce qu’aux seuls musulmans que l’on interdirait de parler politique, alors que les autres auraient le droit de le faire ?
Non, ce n’est pas l’idée que je me fais de la République et d’un Etat démocratique. Et le nôtre, jusqu’à preuve du contraire, même si notre démocratie est un peu fébrile, le demeurera et nous œuvrerons toujours pour cela. Non il n’y a aucune raison de viser un culte parmi les autres. Je le dis clairement. A charge, pour les imams de ne pas tenir des prêches imprécatoires contre la République.
L’État, n’a pas à se mêler des considérations internes à un culte, pour peu que l’ordre public soit préservé, c’est la loi de 1905. Je dis toujours que nous sommes ici à deux pas de Sainte Clotilde, où il y eut des heurts physiques, des affrontements sur le parvis de l’église au moment de la promulgation de la loi de Séparation. Il était même question d’interdire le port de la soutane. Il a fallu par la suite revenir à la sagesse et l’assentiment n’a commencé à venir que vers 1924, soit dix-neuf ans plus tard. Après, les choses se sont corsées avec la tradition religieuse islamique.
En réalité, nous sommes face à un paradoxe : d’un côté l’État et la puissance publique n’ont pas à se mêler des questions cultuelles en vertu de la loi de 1905, et en même temps, les hiérarques musulmans n’ont pas été à la hauteur pour contenir un certain type de prêche anti-républicain et exécrant la société française dissolue et dépravée. J’ai d’ailleurs toujours mis en avant l’incompétence de ces responsables. Si je devais être sévère je mettrais même en avant une relation triangulaire qui est l’illégitimité, l’incompétence et la malhonnêteté. Cela donne lieu à la situation que nous connaissons maintenant.
Il n’y a aucune raison pour qu’un seul culte soit visé. Ce n’est pas l’idée que je me fais de la République et d’un État démocratique.
A la question simple, la réponse est simple : non il n’y a aucune raison pour qu’un seul culte soit visé. J’ai toujours dit que, dans notre pays, la responsabilité est individuelle. Si tel ou tel imam a tenu des discours jugés attentatoires à la République, c’est lui, et lui seul, qui doit être poursuivi et sanctionné, et on ne doit pas procéder à la fermeture d’un lieu de culte, auquel cas ce sont les fidèles qui se trouvent être sanctionnés. Néanmoins, il faut reconnaître que nous sommes dans la situation d’une nation traumatisée, résiliente et convalescente, suite à une série d’attaques terroristes pour lesquels l’élément islamique a été impliqué et invoqué.
Précisément, Gérald Darmanin a, il n’y a pas longtemps, révoqué deux imams pour avoir demandé aux femmes d’avoir une tenue et un comportement décent. Quoique l’on puisse penser de cette recommandation, c’est exactement le même discours qui est tenu dans les synagogues et dans les églises, or ni les prêtres ni les rabbins ne sont inquiétés. Il est donc légitime de demander pourquoi cette charte n’est pas imposée à tout le monde.
Il y a deux choses dans la question : Premièrement, il est vrai que depuis Pierre Joxe, ou plus exactement depuis Charles Pasqua, le débat sur “n’y a-t-il qu’un seul culte qui doit se conformer aux valeurs et aux principes de la République, ou cela est-il applicable à tous les autres ?” n’a pas pu être résolu. Les différents ministres de l’Intérieur n’ont pas pu, n’ont pas réussi, ou n’ont pas voulu imposer cette signature de la fameuse charte. Il se trouve que Gérald Darmanin l’a fait parce qu’il a trouvé des gens qui l’ont signée, et d’ailleurs nous avons même appris récemment que c’est la totalité des composantes du Conseil Français du Culte Musulman, désormais moribond, qui a signé cette charte.
Deuxièmement, pour la rigueur des faits, et les faits sont toujours têtus, ce n’est pas Gérald Darmanin qui a destitué les deux imams en question. Il avait demandé aux associations qui dirigent les mosquées de les révoquer. Il se trouve que les associations ont accédé à sa demande. Je distingue dans ma réponse celle du citoyen et celle de l’acteur public. L’acteur public que je suis, a une responsabilité, et là, je dis que la réaction de ces deux imams de saisir la justice est conforme à ce qu’il faut faire dans un Etat de droit. En réalité ils peuvent saisir la justice contre ceux qui les ont licenciés, donc contre les responsables de l’association.
Maintenant, je mets ma casquette de citoyen, donc d’homme faillible dont les positions sont révisables. Certes les propos de ces imams sont conformes à une certaine vision de la religion, qu’on retrouve dans le monothéisme abrahamique, et qu’on retrouve chez certains rabbins, mais je suis fatigué de voir ma propre tradition religieuse brocardée comme cela par des imams de très peu de connaissance et de culture. J’aimerais bien, surtout à quelques jours du 8 mars (Journée de la femme – NDLR), et indépendamment de la symbolique, avoir des imams qui promeuvent le respect, l’amour, la prééminence, l’intérêt que nous devons tous avoir pour nos mères, nos sœurs, nos filles, nos épouses, et qu’on cesse d’être dans une logique d’obéissance, de pudeur et que sais-je encore, en invoquant des hadiths apocryphes.
Quelle doit être la position de la femme en général de société, et de la femme musulmane dans la communauté musulmane ?
Il est toujours délicat de parler de la femme quand on est un homme.
Dans la communauté musulmane, même si je préfère dire la composante islamique de la nation.
Attention : le mot « islamique » est aujourd’hui un mot difficile et dangereux à évoquer, non ?
Je suis aussi pour qu’on se batte sur la sémantique. Dans le triomphe idéologique de l’extrême droite il y a des mots qu’on ne peut plus dire. Donc, dans la composante islamique de la nation, je rêve d’avoir l’équivalent, sans caresser un passé mythique et révolu, d’une Wallada, fille d’Al Mustakfi Mohammed III, la princesse (1) , ou de Fatima qui a enseigné à Ibn Arabi, lequel avait d’ailleurs deux maîtresses – au sens de professeurs – ou des régentes ou sultanes musulmanes, donc l’équivalent des femmes à la fois de connaissance, de compétences et de pouvoir, indépendamment de ce que d’aucuns appellent le féminisme islamique, qui pourrait peut-être même être perçu comme un oxymore.
J’aimerais retrouver, et indépendamment de leur appartenance confessionnelle, tout en étant à l’aise avec cette appartenance, les femmes en nombre comme ambassadrices, directrices, ministres, préfètes, cheffes d’entreprise, membres de l’état-major de l’armée française, aumônières et membres aussi des instances dirigeantes du culte.
Ce sont tout simplement des femmes instruites, compétentes, éduquées ayant réussi dans leurs études, et là on sort du cadre de la communauté musulmane, si on revient à ce mot. J’aimerais les retrouver, et indépendamment de leur appartenance confessionnelle, tout en étant à l’aise avec cette appartenance, j’aimerais les retrouver en nombre, conformément si j’ose dire à leur poids démographique, comme ambassadeurs, directrices, ministres, préfètes, cheffes d’entreprise, membres de l’état-major de l’armée, aumôniers et membres des instances dirigeantes du culte. Il n’y a aucune raison qu’elles soient comme cela marginalisées et reléguées. Elles représentent la moitié de la société, et nous ne pouvons pas nous permettre de les mettre ainsi de côté.
Et surtout, de grâce, qu’on ne les culpabilise pas par un discours crétinisant du genre « si un garçon voit une touffe de tes cheveux, il fantasme et toi tu vas périr par le feu de l’enfer » . De grâce, qu’on ne compromette pas leur avenir, à commencer par leurs études, par une observance quasi névrotique, obsessionnelle de la norme canonique. Le plus important pour moi en ce qui les concerne, c’est l’acquisition du savoir et de la connaissance, ce sont leurs diplômes, ce sont leurs études, c’est leur implication dans la cité, en même temps, c’est de leur conférer une bonne éducation qui les immunise. Sans une focalisation maladive la pudibonderie affectée, c’est la bonne éducation, dès le jeune âge pour les garçons et les filles, qui les préserve. Ainsi, la pudeur se vit-elle et s’inspire, elle ne s’impose pas.
Du coup, on en vient à la question, un peu « bateau », je le concède, du hijab. Finalement, on constate que c’est toujours aux femmes que s’adressent les injonctions de s’habiller de telle ou telle façon, et que ce sont les hommes qui leur imposent ou interdisent leurs tenues. Quelle est votre position sur ce sujet ?
Comment aborder cette question ? Soit, je dis aux musulmans, d’une manière générale, hommes et femmes, et a fortiori aux gestionnaires du sacré, aux entrepreneurs religieux, que du point de vue théologique, il n’y a pas de prêtrise ni de caste sacerdotale en islam, mais de fait on en a un. A ceux-là donc, je dis qu’il est temps de passer d’une épistémè médiévale à une épistémè moderne. La première consacre une triple dichotomie inégalitaire avec la prééminence de l’homme sur la femme, de l’homme libre sur celui de basse extraction et du croyant sur le mécréant. Aujourd’hui nous vivons dans une période qui nécessite l’entrée de plain-pied dans la modernité politique et intellectuelle consacrée par la citoyenneté. C’est l’adhésion à une association politique auto-fondatrice de sa propre légitimité, sans recourir à un principe transcendant qui la consacre si ce n’est l’obéissance à la loi commune. Nous faisons donc face à des défis énormes, notamment celui de la refondation de la pensée théologique islamique.
Soit à la question « Est-ce aux hommes de se mêler de ce que doivent porter les femmes considérées comme tentatrices ? », la réponse est franco : non.
Ce ne sont pas aux hommes d’enjoindre aux femmes de s’habiller de telle ou telle façon. La décence, ne s’impose pas. Elle relève naturellement du savoir-être et du savoir-vivre.
Maintenant le hijab . Il désigne dans le Coran, outre le voile qui sépare le divin de l’humain, ce rideau derrière lequel on devait s’adresser aux épouses du Prophète. Je suis fatigué d’entrer dans ces exégèses oiseuses, sauvages, parce que je connais les réponses qui viennent après. Quand on dit que les passages coraniques – les trois d’ailleurs – et même un quatrième que personne ne veut citer, n’ont jamais parlé des cheveux, ni étaient explicites, etc. et celui que personne ne veut citer, énonce dans une des traductions : « celles qui n’escomptent plus aucun mariage ne seront pas blâmées si elles n’étaient pas voilées… » (24,60). Cela règle le problème des mères et des grand-mères… certes, certains rétorquent : “oui mais il y a des hadiths qui l’ont explicité… ” ce à quoi on répondra encore : « mais c’est une affaire qui a été réglée définitivement dans les années 40-50 dans les contextes islamiques ».
Cheikh Bachir Ibrahimi
Nous connaissons tous les photos qui montrent, par exemple, Cheikh Bachir Ibrahimi (2) entouré d’institutrices dans les instituts Ben Badis. Aucune d’elles n’est voilée.
Cheikh Ben Badis, chef spirituel du scoutisme islamique, avec des jeunes filles en jupe et des garçons en bermuda. Et si elles devaient porter un quelconque foulard, il n’était qu’autour du cou. Il est mort le 16 avril 1940.
Cheikh Mustafa Ismail et son épouse
L’épouse du psalmodieur cheikh d’Al-Azhar Mustafa Ismaïl n’était pas voilée. Et puis, je mets au défi quiconque me montrera une étudiante ou une lycéenne qui, de Jakarta à Casablanca passant par Kaboul, de Peshawar à Zanzibar passant par Mossoul, allait en cours voilée dans les années 60 et 70 du siècle écoulé.
Ce voilement a resurgi à partir de l’année fatidique de 1979, avec le concours funeste convergent de l’obscurantisme wahhabite, de l’idéologie des Frères musulmans, et de la révolution de Khomeiny. Alors, ma position a toujours été claire. Elle m’a valu beaucoup d’inimitié que ce soit en France ou de par le monde.
Donc je boucle la boucle : non ce ne sont pas aux hommes d’enjoindre aux femmes de s’habiller de telle ou telle façon. La décence, ne s’impose pas. Elle relève du savoir-être, du savoir-vivre. Elle est un trait de caractère et le produit de l’éducation.
Cela amène à la question des signes ostentatoires, et de cette « nouvelle laïcité », qui est apparue depuis le rapport Baroin, et la commission Stasi, où il ne s’agit plus de permettre à chacun de vivre sa foi, mais de bouter le religieux hors de la société.
D’abord, j’essaie de comprendre. Il y a dans notre pays une majorité d’athées. A supposer que le sondage récent qui parle de 53% d’athées soit valide, et ait répondu à des critères de scientificité drastique. Il me semble que la société française, plus que d’autres, a été travaillée par de forts courants de sécularisation, suite justement aux affrontements violents après la promulgation de la loi de Séparation. Et progressivement, dans le temps, l’Église, parce c’était elle qui était visée, a dû s’adapter, y compris dans son vocabulaire. C’est la raison pour laquelle les batailles sémantiques sont tout aussi importantes. Longtemps, jusqu’à il y a trois ou quatre décennies, on n’osait pas parler publiquement de Dieu. On parlait de transcendance au mieux. On n’osait pas parler publiquement de religions. On parlait de spiritualité, au mieux. On n’osait pas parler de charité chrétienne et d’action sociale de l’église, on parlait plutôt de ce que faisait le Parti communiste. Il y avait une sorte de régression du religieux, notamment dans l’espace public. Et voilà que subitement, de jeunes gens avec leurs accoutrements improbables, leurs comportements inacceptables et leurs discours insupportables, viennent d’une manière ostentatoire afficher leur pratique religieuse. Je ne dis pas que c’est interdit d’exercer son culte dans le respect de l’ordre public. Mais je distingue le droit, la psychosociologie, et disons les mœurs d’une société donnée. Ces jeunes, donc, viennent tout bousculer, ce qui est devenu, pour une bonne frange de la société française cauchemardesque.
La laïcité n’est pas la religion de ceux qui n’ont pas de religion. La laïcité n’est pas une valeur qu’on ajoutera aux 3 valeurs républicaines Liberté, Égalité, Fraternité. Certains le souhaitent, mais c’est parce qu’ils n’ont pas compris que la laïcité est un principe juridique.
Ayant mis cela en avant, je dis : du point de vue du droit, rien n’empêche que l’on s’habille comme on veut, que l’on fasse ce qu’on veut, pour peu encore une fois que l’ordre public soit préservé. Il se trouve même que certains invoquent une conception drastique de la laïcité pour ne pas voir une procession lors de la semaine sainte que ce soit sur une péniche traversant la Seine ou le chemin de croix sur la butte Montmartre. Or la laïcité n’est pas la religion de ceux qui n’ont pas de religion.
La laïcité n’est pas une valeur qu’on ajoutera aux trois valeurs républicaines Liberté, Égalité, Fraternité. Certains le souhaitent, mais ils n’ont pas compris que la laïcité est un principe juridique. Un principe garantissant la liberté de conscience et la neutralité de l’Etat quant à la donne religieuse. En ce sens qu’on ne gouverne plus la cité selon le désir politique de Dieu, c’est le fait de ne pas venir imposer sa vision du monde, surtout quand on se prévaut d’une tradition religieuse. La laïcité c’est plutôt la déconnexion de l’ordre religieux de l’ordre politique je dis bien déconnexion. Nos compatriotes juifs ont réussi depuis longtemps avec le «dina di-malkhuta dina » « La loi du Royaume est la loi » à aplanir les difficultés. En revanche les traditions religieuses à prétention universelle n’ont jamais renoncé au pouvoir temporel motu proprio, jamais. Elles ne peuvent pas résister non plus à la laïcité quand elle est voulue, d’abord par leurs propres théologiens et leurs philosophes et intellectuels. Dans le cas de la religion de l’islam, les travaux pionniers du théologien Ali Abderraziq en 1925 sont d’une grande audace intellectuelle.
C’est pourtant en suivant les principes qui vous venez de dénoncer que l’Observatoire de la Laïcité a été contraint fermer ses portes ?
Parce qu’on revient à ce fameux triomphe idéologique qui caractérise une bonne partie de la société française et auquel a cédé une ministre du gouvernement. C’est vrai que l’Observatoire de la Laïcité a été attaqué alors que Jean-Louis Bianco et Nicolas Cadène n’ont pas démérité. En réalité, nous nous retrouvons pris dans une « tenaille identitaire » – je parle comme le Printemps républicain. Nous avons d’un côté des jeunes musulmans qui ont cru que le tout de l’existence doit être épuisé par une obsession névrotique de la norme canonique ; et de l’autre, nous avons ceux qui perçoivent cette jeunesse comme une verrue dans le corps traditionnel de la nation arguant des racines chrétiennes de la France.
Simplement, si la roche-mère de l’identité de la France est chrétienne, elle a été consolidée par d’autres apports, d’abord judaïques puis islamiques, qui s’y sont sédimentés.
Une dernière question. On ne peut parler de la FIF sans parler de l’organisation de l’islam en France, même si le rôle de la FIF est cultuel. D’une part est-ce le rôle de l’Etat d’organiser l’islam ? Et d’autre part, lorsqu’on voit le FORIF, une structure qui a peu de chance de survivre, puisque c’est le gouvernement lui-même qui désigne ses membres, la charte des imams, dont certaines exigences sont inacceptables par les musulmans, n’est-on pas en droit de se demander si, finalement, le gouvernement ne cherche pas tout simplement à s’assurer que les musulmans ne pourront jamais s’organiser et constituer une force, afin d’écarter l’un de ses épouvantails : le vote communautaire ?
L’idée de vote communautaire renvoie à la notion de communautarisme, et il n’y a pas plus divisés, dispersés, non disciplinés que les musulmans de France. Pourtant, le fantasme du communautarisme est réel.
Maintenant, je reviens à mon paradoxe premier et fondamental : d’un côté l’Etat n’a pas à organiser le culte, tout en étant fondé à avoir des interlocuteurs compétents et sérieux. C’est plutôt aux musulmans de s’organiser. Et conformément à la phrase « ou tu t’organises, ou on t’organise », ils se sont placés eux-mêmes dans cette situation. Mais revenons encore une fois à de la distanciation, dans la froideur d’esprit : premièrement, les musulmans de France n’ont pas besoin d’être représentés. Nullement. S’ils devaient l’être ce serait par leurs propres élus, parce que nous sommes dans un Etat laïque et la représentation n’est que politique. A ce sujet, je pourrais ajouter qu’il vaudrait mieux que le collège électoral soit conforme au collège électif, même si nous n’avons pas à nous prévaloir de telle ou telle appartenance confessionnelle, laïcité oblige. C’est le citoyen in abstracto de ses appartenances confessionnelles qui se présente comme candidat aux élections. Et les musulmans résidents réguliers ont leurs légations, leurs consulats et leurs ambassades.
On se trompe quand on parle d’une instance représentative des musulmans. On a besoin d’une instance de la gestion du culte. Et ce n’est pas à l’État de l’instaurer.
En revanche, l’exercice du culte a besoin d’une instance qui le gère. C’est une nécessité. On se trompe quand on parle d’une instance représentative des musulmans. Et là, ce n’est pas à l’État de l’instaurer. Mais, comme les intéressés n’ont pas réussi à la constituer, l’État, au mieux, pourrait jouer le rôle d’un catalyseur. En chimie la catalyse favorise la réaction sans faire partie des réactifs ni se trouver dans les produits.
Mais pourquoi sommes-nous arrivés à cette situation ? Si je suis sévère, je dirais qu’il faut peut-être attendre qu’une génération parte – toute généralisation est abusive, et je ne veux pas être injuste en généralisant – mais il y a une génération dans laquelle certains ont accédé à la notabilité par la gestion du fait islamique. Ceux-là sont prêts à tout pour rester dans cette notabilité-là. Mon franc-parler me vaut des ennuis, mais j’ai eu l’occasion de le dire : pour certains l’horizon suprême était d’être invité à la garden party de l’Élysée du temps où elle existait, alors que l’intérêt général commande d’œuvrer pour le bien commun avec abnégation et dévouement afin de résoudre la question épineuse du fait islamique dans notre pays. Au lieu de cela, on se retrouve avec des incohérences de l’islam consulaire et les affres du CFCM, plus que moribond, à cause, entre autres, de la manière qui a présidé à son instauration. Un ministre de l’Intérieur a réuni des consultants, qui sont devenus par la suite membres du bureau exécutif, par choix du ministre faisant fi du résultat des élections.
Une instance dont les membres sont désignés par le ministsre, c’est ce qui se passe à nouveau en ce moment, non ?
Cette fois, c’est peut-être un peu plus nuancé. Ce sont les préfets qui ont choisi des membres, dont on n’a pas dit qu’ils allaient gérer une instance, mais qu’ils allaient se réunir dans une plateforme, un forum qui lui-même réfléchira. Parce qu’il faut bien initialiser un processus. La difficulté réside toutefois dans le fait de savoir quelle instance va annoncer le début du jeûne du mois de Ramadan, par exemple. Le CFCM pourra toujours le dire. En tous cas, ce ne sera pas au FORIF de le faire, cela est clair.
Je ne suis pas dans l’auto-flagellation ni dans la détestation de soi, mais la responsabilité première incombe à ceux-là mêmes qui, depuis trois décennies continuent à parler d’islam alors qu’ils se trouvent sur une rive tandis que les musulmans sont sur l’autre. La solution est dans l’implication des jeunes cadres quadragénaires, qui ne peuvent pas s’accommoder de cet état de fait.
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Wallada bint al-Mustakfi ou simplement Wallada est née à Cordoue en 994 et morte le 26 mars 1091 dans la même ville. Fille du calife omeyyade Mohammed III, elle est une célèbre poétesse andalouse.
Cheikh Mohamed Bachir El Ibrahimi ou Bachir El Ibrahimi (1889-1965) est un savant et écrivain algérien. Il est l’un des fondateurs, avec Abdelhamid Ben Badis, de l’association des oulémas musulmans algériens. Il est le père d’Ahmed Taleb Ibrahimi.