Pour ne rien arranger, aux dossiers en cours d’instruction, parfois longs à traiter en raison des ramifications internationales, s’ajoutent de nouvelles enquêtes. Car depuis leurs cellules, les oligarques – ces hommes d’affaires devenus milliardaires pendant les vingt ans de présidence Bouteflika durant lesquels ils ont de plus en plus orienté la décision politique – mobilisent tout leur argent et toute leur influence pour essayer de sortir, ou pour mettre leurs avoirs et leurs familles à l’abri.
Mourad Eulmi, patron du groupe Sovac, spécialisé dans le montage et l’importation de véhicules de grande marque, qui se serait acheté huit maisons, dont plusieurs demeures et manoirs à Paris, Neuilly-sur-Seine ou encore Saint-Tropez, pour une somme de presque 25 millions d’euros, «a réussi, depuis la prison, à faire sortir 15.000 véhicules en kit bloqués au port, à faire sortir tous les employés de son usine de montage pour assembler les véhicules en secret et à les vendre !», explique un proche du dossier.
Samedi, la justice a ouvert une information judiciaire sur une «nouvelle affaire» Ali Haddad. L’ex-patron du mastodonte ETRHB (bâtiment en travaux publics) et du Forum des chefs d’entreprise (équivalent du Medef), incarcéré depuis mars 2019 et condamné en juillet 2020 à dix-huit ans de prison ferme pour corruption, a réussi à engager, via un avocat à l’étranger, une firme de lobbying américain chargée, contre 10 millions de dollars, d’obtenir sa libération.
«Des montagnes d’argent»
Des médias locaux rapportent que sa femme a récemment déplacé des biens de valeur se trouvant à l’intérieur de leur somptueuse villa saisie par la justice, «profitant du vide juridique pendant l’appel de son jugement en première instance», pour éviter leur saisie après le verdict final.
Abdeslam Bouchouareb, ex-ministre de l’Industrie, en fuite à l’étranger, condamné quatre fois à vingt ans de prison, chercherait aussi à vendre ses biens. Ces dernières semaines, son fils aurait ainsi mis en vente une luxueuse villa, des voitures et une briqueterie.
Ces histoires ont du mal à surprendre Farid (son nom a été changé à sa demande). L’homme fait partie des S’hab l’kratebl (les gars au cartable), nom donné à la section de recherche de la police judiciaire de la gendarmerie. Ces militaires sourcilleux, reconnaissables à leur port d’une serviette en cuir renfermant dossiers et mandats, sont des procéduriers purs et durs.
Toutes ces sommes saisies en liquide à travers le pays ne sont que la partie immergée de l’iceberg : des milliards ont été transférés à l’étranger et seuls quelques pays européens coopèrent vraiment avec nous pour tracer l’argent
Un policier de la section de recherche de la police judiciaire de la gendarmerie
Pendant des mois, il a mené des surveillances, tapis dans son véhicule utilitaire, et des perquisitions avec les troupes d’intervention spéciale du renseignement militaire. «Derrière les portes en fer cadenassées, c’était toujours le même spectacle, raconte-t-il. Des montagnes d’argent. Des centaines de milliers de billets, en dinars, en euros, en dollars… empaquetés dans du film plastique et posés sur des palettes en bois. Des pièces transformées en coffres-forts clandestins. Certains responsables de l’État enfouissaient même le cash dans les jardins de leurs propres villas.»
Une autre ruse, témoigne-t-il, consistait à acheter plusieurs terrains dans des quartiers cotés pour, une prétendue opération immobilière. Au lieu de creuser pour les fondations, les acheteurs construisaient des sous-sols en béton, avec des accès gardés, une échelle pour descendre et des portes blindées à même le sol, s’ouvrant comme des trappes. Farid poursuit: «Toutes ces sommes saisies en liquide à travers le pays ne sont que la partie immergée de l’iceberg: des milliards ont été transférés à l’étranger et seuls quelques pays européens coopèrent vraiment avec nous pour tracer l’argent.» Selon le journal Le Soir d’Algérie, la somme que l’Algérie tente de récupérer de l’étranger a été évaluée à plus de 3 milliards d’euros. «Cet argent a servi à l’achat de biens immobiliers, considérables pour certains, à louer des jets privés, à entretenir un train de vie luxueux et à garder toujours pleins des comptes en banque que ces corrompus ont ouverts en leurs noms et ceux de leurs proches.»
Plus d’un an après le départ d’Abdelaziz Bouteflika, les raisons pour lesquelles les hommes d’affaires autour de Saïd Bouteflika, le frère du président, et des ex-premiers ministres, Ouyahia et Sellal, voulaient absolument que le chef de l’État s’éternise au pouvoir, apparaissent clairement. «Quoi de plus pratique pour eux qu’un président malade, qui ne gouverne plus qu’à travers leur copain Saïd Bouteflika?», explique un patron approché par les oligarques. «Si tu as des soucis avec les impôts ou avec un de tes concurrents, aide-nous pour la campagne du président, et nous, on t’aidera… c’était ça, le message d’Ali Haddad et de ses amis aux grands businessmen. Mais j’ai finalement refusé de participer à la levée de fonds. Je sentais que le vent allait tourner. La “bande de Mackley” était allée trop loin, ils avaient pris le pouvoir.»
Ceux qui avaient des complicités dans l’administration, la justice, les douanes ou la police, ne sont plus protégés et ils le savent. Tout ce système de connivences est en train d’exploser
Un analyste des renseignements
«La bande de Mackley», du nom d’un quartier huppée d’Alger, désigne le cercle restreint d’hommes d’affaires et de ministres qui se retrouvaient dans une grande maison blanche louée par un des frères de la famille Kouninef, liée à celle des Bouteflika. Dans ce cadre luxueux, autour de Saïd Bouteflika et d’industriels prospères (aujourd’hui en prison) se décidaient les affaires du pays. Là étaient décidés les nominations aux plus hauts postes, les mises à l’écart de ministres ; là étaient fixés les décrets, les marchés publics, les taux de rétrocommissions, les pots-de-vin, les passe-droits dans les banques ou aux bureaux du fisc, les terrains à accaparer, etc.
Pour un analyste des renseignements, c’est ce qu’il appelle «l’étendue de la corruption institutionnelle» qui a provoqué la réaction brutale du système. «Le pronostic vital de l’État était engagé. Il fallait faire quelque chose. Le problème, c’est que la machine Gaïd Salah a réagi de manière très brutale. Des administrations entières ont été vidées. Les cadres sont terrorisés.» Le président Abdelmadjid Tebboune en personne, qui cherchait aussi à protéger les lanceurs d’alerte, a dû récemment rappeler «l’impératif de différencier les fautes de gestion, dues à une erreur d’appréciation, des actes volontaires qui ne profitent qu’à leurs auteurs ou à des tiers malintentionnés»…
«Aujourd’hui, au sein même de l’État, y compris dans les appareils de sécurité, une longue guerre est déclenchée: on ne sort pas en un claquement de doigts de vingt ans de bouteflikisme. Toute l’administration est infestée. On se méfie même de certains de nos collègues», poursuit l’analyste. Selon lui, rien ne peut venir contrarier la volonté politique. «Ceux qui avaient des complicités dans l’administration, la justice, les douanes ou la police, ne sont plus protégés et ils le savent. Tout ce système de connivences est en train d’exploser. La guerre doit être totale. Mais je sais que je n’en verrai pas la fin. Je serai mort et enterré depuis longtemps.»