Cette déclaration solennelle n’est pas la première en son genre mais c’est la première qui s’inscrit dans une optique universelle et non pas seulement nationale. « Il ne s’agit pas d’une déclaration des droits qui doive durer un jour. Il s’agit de la loi fondamentale des lois de notre nation et de celle des autres nations,qui doit durer autant que les siècles », déclare le député Dupont de Nemours en la séance du 8 août. Elle est aussi écrite dans une langue belle et concise. Tous ces éléments font qu’elle demeure à ce jour un document inégalé propre à rallier les hommes de toutes les nations.
André Larané
L’accomplissement des Lumières
Tandis que débute la Révolution française, sous le regard bienveillant du reste de l’Europe, les députés veulent offrir au monde un texte qui condense leurs aspirations et donne un sens é leur combat contre l’absolutisme royal et l’arbitraire de l’administration. Ils y réussissent d’une remarquable manière en s’inspirant des textes anglo-saxons.
Un siècle plus tôt, au cours de la « Glorieuse Révolution » célébrée par Voltaire, les Anglais ont en effet jeté les bases de la démocratie parlementaire moderne en imposant à leurs souverains le Bill of Rights et l’Habeas Corpus. Et le 4 juillet 1776, les habitants des colonies anglaises d’Amérique ont proclamé leur indépendance dans une très belle Déclaration qui a énoncé pour la première fois le « droit à la poursuite du bonheur ».
La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen réalise la synthèse de ces textes et des idéaux politiques du « Siècle des Lumières ». Elle s’applique à l’ensemble des êtres humains, hommes et femmes réunis. Cela découle du genre neutre du mot Homme, qui désigne aussi bien les femmes que les hommes dans la langue française. Le genre neutre a d’ailleurs été repris en 1948 par les rédacteurs français de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (en anglais : Universal Declaration of Human Rights)… Par ailleurs, certains articles concernent le mode de gouvernement et donc les citoyens, d’où la distinction dans le titre entre l’Homme et le Citoyen.
Le texte ne fait référence à aucune religion ni aucun régime politique particulier. Il ne cite ni le christianisme ni le roi. Rédigé sous le règne de Louis XVI, trois ans avant sa chute, par des députés tous royalistes, il peut être considéré comme le testament de la monarchie… ou comme son acte de décès. Le roi, qui s’oppose de toutes les façons possibles à l’Assemblée nationale, se résout à ratifier la Déclaration le 5 octobre, sous la pression de la foule accourue de Paris à Versailles et sur les instances de La Fayette.
Une déclaration d’application universelle
Au sein de l’Assemblée Constituante, un comité de cinq membres a été chargé de préparer le texte de la Déclaration. Ses plus remarquables animateurs sont Mounier, l’abbé Sieyès et Mirabeau. D’emblée, ils affichent un double objectif :
– trouver « une forme populaire qui rappelle au peuple non ce qu’on a étudié dans les livres ou dans les méditations abstraites, mais ce qu’il a lui-même éprouvé » (Mirabeau),
– s’adresser à l’ensemble du monde et pas seulement aux Français en vue de faire « renaître une fraternité universelle » (Mirabeau).
Ces deux objectifs sont pleinement atteints. Par sa clarté et sa précision, la Déclaration est un chef-d’oeuvre de la langue française classique et un texte de droit exemplaire.
Le caractère universel et intemporel de la Déclaration est tout aussi remarquable que sa prestance littéraire. Le texte réussit le tour de force d’énoncer les droits de l’individu en faisant fi du régime politique (monarchie constitutionnelle ou république), de la religion (il se contente d’invoquer l’Être suprême et garantit la liberté religieuse de chacun) ainsi que des différences sexuelles. Il convient aussi à toutes les époques et à toutes les sociétés.
L’Article premier énonce : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ». En deux phrases tranchantes, qui s’adressent à l’ensemble des êtres humains, sans distinction de nationalité, de sexe, de religion ou de race, il récuse les privilèges et condamne l’esclavage comme toute autre forme de ségrégation, sexuelle, religieuse ou raciale.
Différents autres articles condamnent l’arbitraire, le totalitarisme et la tyrannie. Parmi les plus fréquemment cités figure l’Article IX, qui énonce : « Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne sera pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi ». Cet article interdit de menotter un prévenu ou de le retenir en garde à vue sans motif sérieux. Deux siècles après sa rédaction, son application se fait attendre…
On pourrait cependant reprocher aux rédacteurs de n’avoir pas fait une place au devoir d’assistance de l’état envers les plus faibles et les plus démunis. Leur plume a aussi dérapé en qualifiant de sacrée la propriété, comme si celle-ci relevait des choses divines et transcendantes à l’humanité. Les députés, aveuglés sur ce point par leurs préjugés, se sont référés à une notion absolue de la propriété : toute chose a un propriétaire et ce qui est à moi n’est à personne d’autre. Cette conception moderne, pour nous évidente, n’est en rien universelle… Par exemple, au Moyen Âge, au contraire d’aujourd’hui, les droits de propriété s’entremêlaient en vertu de la coutume : au seigneur la propriété formelle de la terre et au paysan ainsi qu’à ses héritiers le droit d’exploiter celle-ci.
À ces réserves près, les Européens du XXIe siècle aussi bien que les Polynésiens, les Africains ou les Indiens d’Amazonie pourraient s’appliquer à eux-mêmes la Déclaration sans en retrancher ni y ajouter un mot.
Un texte inégalé à ce jour
Le caractère généralisateur et universel de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen fait sa supériorité sur les textes postérieurs, comme la Table des Droits de l’Homme décrétée en 1793 par la Convention mais aussi la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme proclamée par l’assemblée générale des Nations Unies le 10 décembre 1948.
Quand, en 1793, les députés de la Convention décrètent une nouvelle Déclaration, celle-ci tranche sur la première par ses approximations et sa médiocrité de style :
Article premier : Le but de la société est le bonheur commun [c’est une illusion que de présenter le « bonheur » comme la raison d’être d’une société ; au moins les Conventionnels américains se sont-ils contentés en 1776 d’évoquer la « poursuite » du bonheur]. Le gouvernement est institué pour garantir à l’homme la jouissance de ses droits naturels et imprescriptibles.
II. Ces droits sont l’égalité, la liberté, la sûreté, la propriété [notons, chose troublante, que la propriété est ici au même niveau que la liberté et l’égalité].
III. Tous les hommes sont égaux par la nature et devant la loi [justifier l’égalité au nom d’un hypothétique ordre naturel affaiblit considérablement la portée du propos ; il n’est que de comparer deux êtres humains pour se rendre compte de leurs « inégalités » naturelles]…
Rédigée avec un souci excessif du détail, la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 reprend pour partie le texte des Constituants français. Mais elle s’en écarte dès l’Article premier en mélangeant droits et devoirs de l’individu et en recourant é des formules vides et convenues (« agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité »).
Elle exprime surtout la pensée occidentale du XXe siècle dans ses deux volets, communiste et libéral. Ainsi, le droit au travail, le droit é l’éducation, la protection sociale, la protection contre le chômage ou encore le droit au logement peuvent signifier quelque chose pour les citoyens de Moscou ou de San Francisco. Mais ces droits ne veulent rien dire pour les habitants des îles Marquises, les Pygmées du Congo ou les Indiens d’Amazonie qui ignorent notre distinction entre les activités de loisir, de formation et de production et ont coutume de construire eux-mêmes leur logis.
N’en déplaise à feu René Cassin, qui supervisa la rédaction de la Déclaration universelle de 1948, il n’y aura jamais qu’une seule et authentique Déclaration des Droits de l’Homme, celle de 1789 ! Ce « catéchisme national » en dix-sept articles a été inscrit au préambule de la Constitution de la Ve République comme des précédentes.
Mais les Français sont encore loin d’en avoir appliqué les préceptes. Les différences de statut entre salariés à emploi garanti à vie et salariés à contrat précaire ainsi que les avantages corporatistes (les « droits acquis ») contreviennent à l’Article premier, de même que la pratique du secret dans l’administration contrevient à l’Article XV et le traitement parfois humiliant infligé par la justice aux simples suspects (menottage) à l’Article IX.
Commentaire : où s’arrête la liberté d’expression ?
Chacun connaît et honore le principe de la liberté d’expression, inscrit dans la Déclaration :
Article XI – La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté, dans les cas déterminés par la loi.
Les Constituants qui souhaitaient protéger avec cet article la liberté d’expression n’imaginaient pas qu’elle pourrait donner lieu é des abus du fait d’une activité qu’ils ignoraient encore : la publicité. En plein essor depuis le milieu du XXe siècle, celle-ci impose en effet à la vue de chacun, dans les médias et sur la voie publique, des messages qui n’ont pas été sollicités.
Il n’y a rien à redire aux messages publicitaires tant qu’ils ne heurtent pas les convictions et les pensées intimes des citoyens. Mais qu’en est-il lorsqu’ils étalent l’impudeur et la violence ? Quel parent n’a pas constaté au moins une fois le trouble de son enfant à la vue d’une affiche à caractère sanglant ou pornographique ?
Pour respecter l’esprit de la Déclaration de 1789, il importerait que les messages non sollicités(affichage public et spots télé) soient soumis à un strict contrôle de la part des pouvoirs publics. Car chacun, quel que soit son âge, doit avoir le droit d’exprimer, de voir et d’entendre ce qui lui plaît… mais aussi de ne voir ni entendre ce qu’il n’a pas envie de voir ou entendre !