L’éducation, c’est la seule solution… Si je m’enfuis, qui restera ici pour s’en charger ?
Matiullah Wesa, 29 ans
La guerre est inscrite dans son ADN. Les rêves de paix, aussi. «Ma conscience de citoyen engagé est née quand j’avais 11 ans», se souvient-il. C’est l’année 2003. À l’âge où d’autres renouent avec le bonheur des cerfs-volants – bannis sous le règne des talibans, de 1996 à 2001 -, il voit sa nouvelle école partir en flammes. Un an plus tôt, son père, un audacieux chef de tribu pachtoune de Maruf, dans la province de Kandahar, avait achevé la construction de cet établissement au cœur de l’ex-fief des fondamentalistes, érigé sur les ruines du conflit civil des années 1990.
«Convaincu des bienfaits de la mixité, il avait même mis un point d’honneur à créer une section pour les filles… Mais un jour, des barbus ont débarqué et ils ont tout brûlé: nos livres, nos cahiers, nos photos.» L’incident le bouleverse à jamais. Menacée de mort, toute la famille finit par s’enfuir à Spin Boldak, toujours dans la région de Kandahar, où le patriarche ouvre une nouvelle école.
«L’école est ta seconde maison»
Dès lors, Matiullah se fait la promesse de reprendre le flambeau paternel. Pari tenu: à 17 ans, une fois passé l’équivalent du bac à Kaboul, il lance Pen Path en 2009 avec l’aide de son frère, Attaullah. Dans un pays ravagé par des années de guerre et miné par la corruption, le travail est titanesque. «En faisant la tournée des provinces, on s’est vite rendu compte que l’argent du nouveau gouvernement destiné à l’éducation avait souvent été détourné à d’autres fins. On s’est donc concentré sur les villages les plus pauvres et les plus éloignés», dit le jeune homme. Mais les fondamentalistes continuent à rôder, prêts à empoisonner les esprits. «Les habitants étaient inquiets. Ils craignaient les représailles. On leur avait mis dans la tête qu’étudier était “haram”, (illicite). Pour les rassurer, nous avons toujours travaillé main dans la main avec les chefs tribaux et les cheikhs locaux», précise Matiullah.
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Pour mener à bien sa mission, il établit un réseau de 300 bénévoles – dont 400 femmes – à travers le pays: des jeunes, comme lui, assoiffés de changement et d’ouverture, prêts à tomber leur uniforme de policier ou délaisser pour quelques heures les bancs de l’université pour faire du porte-à-porte. «On explique aux parents réticents que l’islam n’a jamais interdit d’étudier. Que les femmes, comme les hommes ont droit d’accéder au savoir. Le Coran dit: “tu dois défendre ta maison”. Nous leur disons: “l’école est ta seconde maison. Tu dois la protéger”.»
Très vite, l’association de Matiullah devient un relais incontournable entre les populations éloignées et les autorités. «Par manque de connaissance, les gens frappaient aux mauvaises portes, bien souvent celles du commandant militaire local, pour réclamer une école. Une fois leurs besoins bien délimités, nous contactions en leur nom le ministère de l’Éducation», dit-il. Depuis 2009, la centaine d’écoles que Pen Path a ouvertes aux quatre coins de l’Afghanistan a permis de scolariser 57.000 enfants – dont 20.000 fillettes – dans un pays où, selon l’Unicef, 60 % des enfants déscolarisés appartiennent au second sexe.
Face au danger
Matiullah n’est jamais à court d’idées. En 2010, il décide d’ouvrir des bibliothèques pour rendre la lecture accessible à tous. «Les livres doivent remplacer les fusils!», répète-t-il à ceux qui doutent de son projet. Une fois de plus, il s’en remet à la bonne volonté des uns et des autres en lançant sur les réseaux sociaux la campagne #1book4peace, permettant de collecter un maximum d’ouvrages.
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Aussitôt, les petits colis affluent, remplis de manuels de poésie, de contes pour enfants, de livres scolaires… À ce jour, une trentaine de bibliothèques ont vu le jour, grâce aux dons de 330.000 ouvrages. Tout n’est pas rose pour autant. «Nous devons constamment composer avec les vieilles traditions patriarcales», concède Matiullah en se remémorant ce jour où, dans la ville de Panjwai, au cœur de Kandahar, la simple inscription des noms de lectrices dans le registre d’une nouvelle bibliothèque suscita un tollé, sous prétexte que l’identité des femmes ne doit pas être divulguée. Accéder aux zones dévastées constitue également un défi de tous les dangers. «Or c’est justement dans ces coins-là, où la persistance du conflit entre insurgés fondamentalistes, armée afghane et troupes américaines n’a jamais cessé d’entraver l’accès à la culture, que nous devons être présents», dit le jeune fan de Nelson Mandela et du Mahatma Gandhi – dont il a dévoré les biographies après une année de sciences politiques à l’université de Pune, en Inde.
Secondé par ses bénévoles les plus téméraires, Matiullah a ainsi troqué sa voiture contre une moto pour transporter livres, cahiers et stylos aux filles et garçons des bourgades les plus enclavées, de Helmand à Zabol en passant par Ghazni ou Baghdis. Plus pratique, mais également hautement symbolique: «J’ai voulu faire de ce moyen de locomotion habituellement utilisé par les ennemis de l’Afghanistan lorsqu’ils mènent leurs attaques contre les écoles le véhicule d’un message de non-violence», poursuit-il, évitant par prudence de prononcer le mot «talibans».
Un océan de prudence
Vingt ans plus tard, que reste-t-il de cette mini-révolution culturelle condamnée à disparaître sous le joug des nouveaux maîtres du pays? «Entre 2001 à 2021, on est passé de 95.000 à 9,5 millions d’enfants scolarisés, dont 39 % de filles. De toutes ces années, je retiens l’exemple de toutes ces petites villageoises qui, ayant goûté à l’éducation, ont poursuivi leurs études à l’université pour rejoindre la vie active. Dans mon enfance, il n’y avait ni écoles de filles dans mon village, ni parents disposés à les autoriser à étudier et travailler», avance via WhatsApp l’ancien vice-ministre de l’Éducation, Ibrahim Shinwari, en saluant la multitude d’autres initiatives privées ayant contribué à l’essor d’une société civile.
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Encore sous le choc de la chute précipitée de Kaboul, le 15 août, après celle de Hérat, Kandahar et Mazar-e Charif, il noie son inquiétude dans un océan de prudence. «J’espère, poursuit-il, que l’éducation restera au cœur des préoccupations…» Difficile, pourtant, de cacher la peur d’un retour aux années noires. Dans la capitale, elle a vite débouché sur des scènes de panique, poussant les uns à se ruer vers l’aéroport, les autres à effacer les contenus de leurs pages Facebook ou à détruire leurs documents. «En mars 2002, après la chute des talibans, des milliers de filles afghanes avaient été invitées à passer un test pour évaluer leur niveau parce que les talibans avaient brûlé toutes leurs données pour effacer leur existence (…) Presque vingt ans plus tard, c’est moi qui brûle les données de mes étudiantes, non pas pour les effacer, mais pour les protéger», se désole Shabana Basij-Rasikh, fondatrice du premier pensionnat pour filles d’Afghanistan, sur son compte Twitter.
Matiullah avoue avoir lui aussi été pris de court par les événements. Quand nous l’avions contacté quelques jours avant l’offensive finale, il évoquait en larmes la perte de deux camarades de Pen Path, dont un ancien officier de police de Spin Boldak, abattu de 20 balles devant sa femme et ses enfants. Début août, l’antenne kabouliote de sa petite ONG avait, elle, volé en éclats lors d’un attentat suicide visant la résidence du ministre de la Défense. Face au danger qui se rapprochait, plusieurs membres de Pen Path avaient pris le large. Le 14 août, Sahar Nizam, l’une d’elles, nous avait confié sa détresse depuis son nouveau refuge de Tachkent, en Ouzbékistan: «Pendant toutes ces années, j’ai milité pour l’éducation et l’émancipation des filles. Dans les villes reconquises, les talibans leur interdisent à nouveau de sortir seules dans la rue. Ils exigent aux pères de famille de donner les noms des plus jeunes pour les marier aux combattants. Ils renvoient les enseignantes chez elles et promettent de bloquer l’accès des filles aux universités. Mon visage et mon engagement sont connus. Je suis malheureusement une cible idéale à leurs yeux.»
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Le lendemain, Kaboul tombait, plongeant le pays dans l’incertitude. Au bout du fil, Matiullah affichait la même résignation qu’à l’accoutumée: «L’avenir est flou, mais pas question de renoncer à mes activités!» Alors que les contours du futur système éducatif n’ont pas encore été clairement définis par les nouvelles autorités, il prépare sans relâche la rentrée des classes, planifiant l’ouverture de nouvelles écoles, démultipliant les rencontres avec les leaders tribaux, enchaînant les réunions avec ses équipes, y compris féminines.
«J’ai toujours œuvré dans l’intérêt de mon pays. Je ne reçois pas d’argent d’organisations internationales. Je n’ai jamais travaillé pour le gouvernement. Je n’ai rien à me reprocher», dit-il, refusant de se laisser intimider. Il se sait pourtant en danger: depuis déjà plusieurs mois, son nom figure sur une liste noire et sa messagerie est abonnée aux menaces en tout genre. «Rien ne pourra m’arrêter. Je suis prêt à donner ma vie pour cette nouvelle génération, quitte à renouer avec la clandestinité des cours, comme à l’époque du précédent régime taliban. Une fois que les gens ont accès au savoir, il est impossible de leur retirer», prévient-il.