« Nous étions des milliers, entassés, sans eau ni nourriture. Nous attendions devant l’aéroport avec mon épouse et mon bébé de 5 mois. Des bruits de tirs retentissaient de tous les côtés. J’avais mon enfant dans les bras : ça a duré 19 heures. » Les mots, prononcés en anglais, s’entrechoquent. La voix tremble. Difficile de retracer cet épuisant périple qui s’est achevé par une arrivée en France, dans la soirée du 22 août 2021. Entre 2011 et 2012, après ses études, Ahmad a été interprète pour l’armée française en Afghanistan.
Comme les quelque 160 autres auxiliaires afghans qui ont travaillé pour l’Hexagone et souhaitent aujourd’hui être exfiltrés, il a vécu dans l’angoisse à la chute de Kaboul. Les talibans ciblent les collaborateurs de l’Otan. « À la fin de mon contrat, en 2012, je me sentais déjà menacé. Ma peur n’a fait que croître quand les talibans ont progressivement commencé à prendre des villes. Quand Kaboul est tombée entre leurs mains, j’ai vécu caché. Chaque jour, je changeais de logement avec ma famille. Je savais qu’ils n’hésiteraient pas à nous tuer », raconte Ahmad, qui ne souhaite pas préciser son patronyme.
Un scandale d’État ?
Entre les accords de Bonn de décembre 2001, qui ont permis l’installation des forces de l’Otan dans le pays, et le retrait des troupes françaises en 2014, 1067 Afghans ont été embauchés par l’armée française. En 2017, Quentin Müller, journaliste indépendant, tombe sur une photo d’anciens interprètes pour l’armée manifestant devant l’ambassade de France à Kaboul. Sur leur banderole, cette phrase : « Ne nous abandonnez pas. » Il commence alors à enquêter sur les personnels civils de recrutement local (PCLR). Avec le journaliste Brice Andlauer, il en tire un livre : Tarjuman. Enquête sur une trahison française (Bayard, 2019).
Tarjuman signifie « interprète » en dari. Pendant son investigation, avec son confrère, Quentin Müller découvre « une affaire très politique ». Depuis le Yémen où il est en reportage, le journaliste affirme, catégorique : « Le ministère de la Défense ne veut pas tous les rapatrier car il ne souhaite pas que cela serve d’exemple pour les collaborateurs étrangers des prochaines opérations extérieures. En 2019, on dénombrait 3 640 auxiliaires de l’armée française dans le monde. Le gouvernement actuel ne veut pas créer de précédent juridique avec le cas des Afghans. »
Selon son décompte, 73 auxiliaires ont pu s’installer dans l’Hexagone depuis le retrait progressif des troupes en 2013 jusqu’à la récente prise de Kaboul. Des vagues d’exfiltration aléatoires. « Les autorisations délivrées par le ministère de l’Intérieur ressemblaient à des discussions d’épicier. Sans s’opposer à ces rapatriements, le choix du nombre variait entre le ministre et l’ambassadeur », décrypte ce spécialiste du Moyen-Orient. À ces quotas s’ajoutent des critères qu’il dénonce : un niveau de menace à justifier, des documents attestant de l’aide fournie et de sa qualité…
De la menace à la réalité, il n’y a pourtant qu’un pas. En octobre 2018, l’interprète Qader Dawoudzai est tué dans un attentat en Afghanistan. Sa demande de visa avait été refusée par la France. Le 22 juin 2021, Abdul Basir, père de 5 enfants, est retrouvé mort, le visage tuméfié, une balle dans la tête. Les insurgés islamistes ont trouvé des fiches de paie signées par l’armée française dans son téléphone. Il avait demandé trois fois un rapatriement et avait contacté Quentin Müller quelques semaines plus tôt dans un courriel au contenu aussi lapidaire que glaçant : « S’il vous plaît, aidez-nous. »
Le journaliste abonde, indigné : « Ce sont des morts qui auraient pu être évitées. Il n’y a pas qu’eux. Certains PCLR craignent tellement pour leur vie qu’ils souhaitent rejoindre la France coûte que coûte, même illégalement. Ils empruntent des routes dangereuses. Certains se perdent pendant ce périple, d’autres disparaissent. »
Pression des avocats
En France, un collectif d’une trentaine d’avocats bénévoles fait pression sur les ministères de la Défense et des Affaires Étrangères pour exfiltrer ces traducteurs, cuisiniers, chauffeurs qui ont aidé les troupes tricolores, présentes en Afghanistan de 2001 à 2014. Il a transmis aux autorités une liste de 160 noms. Son levier juridique : la protection fonctionnelle, qui oblige l’État à porter assistance à ses agents, dont les PCLR font partie.
Le 16 août 2021, lendemain de la prise de Kaboul par les talibans, le collectif signe une tribune dans Le Monde appelant à la « protection immédiate » de ces personnels. « Les démarches juridiques visant à permettre à ces Afghans d’obtenir des visas se sont systématiquement heurtées au refus déloyal et acharné du ministère des Armées et sont aujourd’hui bloquées », dénoncent les avocats. Certains confient à La Vie s’inquiéter pour les auxiliaires dont ils s’occupent, tant la situation est difficile, et le réseau téléphonique défaillant.
Parmi eux, Me Fabienne Griolet, pénaliste au barreau de Paris qui s’est occupée du dossier d’Ahmad, l’interprète arrivé en France. « Pour une poignée de PCLR, dont Ahmad, l’urgence a accéléré le processus. Le 19 août, il a reçu un message de l’ambassade sur sa messagerie WhatsApp. Mais, arrivé devant l’aéroport avec son épouse et son bébé, on lui a refusé l’entrée. Apparemment, son document ne valait rien,explique-t-elle. Il a passé 19 heures sur place, entouré de milliers de personnes blessées, au milieu des tirs. Je suis restée éveillée une partie de la nuit pour le rassurer. J’ai appelé l’ambassade, la cellule de crise du ministère des Affaires étrangères : ils n’étaient au courant de rien. »
Comme pour les harkis
La suite, Ahmad la décrit, ému : « Des militaires français sont enfin venus nous chercher. C’est en franchissant l’enceinte de l’aéroport que je me suis senti en sécurité avec ma famille. » Le samedi 21 août 2021, avec une soixantaine de passagers afghans et français, ils s’installent à bord d’un premier avion qui les emmène à Dubai. Ils arrivent en France le dimanche soir. S’ensuivent 10 jours d’isolement dans le cadre de la lutte contre le Covid-19. « Après cela, si on suit le principe de protection fonctionnelle, Ahmad devrait être logé en tant qu’ancien combattant. Mais, pour l’instant, tout est en suspens », précise Me Griolet.
Ahmad fait partie de la petite trentaine d’auxiliaires exfiltrés d’Afghanistan depuis le retour des talibans au pouvoir. Le 26 août 2021, veille de la suspension des rapatriements vers la France, Me Camille Escuillié, qui fait elle aussi partie du collectif, ne décolère pas. « Deux des PCLR dont je m’occupe n’ont toujours pas de réponse. Ils sont bloqués et en danger. Nous n’avons pas reçu de refus explicite, mais ils n’ont aucun retour. Ils étaient pourtant sur la liste des personnes que la Défense avait assuré faire passer. Et je vais devoir leur expliquer… C’est une situation terrible », témoigne-t-elle.
« Nous avons commis une faute irréparable avec nos interprètes afghans. C’était une véritable trahison », avait déclaré, le 16 février 2017, Emmanuel Macron, comparant ce traitement à celui des harkis restés en Algérie. Cinq ans plus tard, une centaine d’Afghans ayant aidé l’armée française se retrouvent pris au piège dans une ville coupée du monde, aux mains des talibans. Ahmad conclut, tiraillé et épuisé : « Je suis heureux d’être sain et sauf, mais je pense à mes proches restés là-bas, à mon frère à Kaboul… »