Djerba aurait dû accueillir, les 20 et 21 novembre 2021 le dix-huitième Sommet de la francophonie. Reporté pour la seconde fois à cause d’un contexte politique tendu, il devait réunir des représentants de 88 États et gouvernements membres de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) qui entretiennent des liens culturels, économiques et politiques, avec pour dénominateur commun officiel l’usage de la langue française.
Cet « usage » est cependant à géométrie variable : si le nombre total de locuteurs francophones est estimé aujourd’hui entre 280 et 300 millions de personnes selon l’Observatoire de la langue française (OIF), celle-ci n’a le statut de langue officielle — unique ou « co-officielle » — que dans 29 pays, où elle est loin d’être la langue maternelle de la majorité des habitants la plupart du temps.
DES INTÉRÊTS VARIÉS
Dans ces conditions, pourquoi tant de pays adhèrent-ils à des institutions comme l’OIF ? Les intérêts sont extrêmement variés — et le plus souvent très éloignés du « rayonnement » de la langue française : par exemple, le Vietnam justifie son adhésion par une volonté de désenclavement d’une région anglophone ; le Canada souhaite bénéficier du double ancrage international de la francophonie et du Commonwealth. Et le Qatar, avec ses 0,3 % de locuteurs francophones ? Il miserait sur le « tremplin » géopolitique qu’offrent les membres de l’OIF, en particulier celui de la France, membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, mais aussi sur les liens avec les pays africains, dans la course à la conquête de nouveaux marchés et de matières premières.
À l’inverse, l’Algérie (33 % de locuteurs francophones) a toujours refusé de participer à ce qu’elle regarde comme une entreprise néocoloniale. Israël (4 % de francophones) non plus n’a jamais fait partie des institutions de la francophonie, mais pour d’autres raisons : la rupture de ses relations avec les pays africains au moment de la guerre israélo-arabe de 1973 a clos définitivement tout débat sur son intégration à la francophonie internationale. Sa demande ultérieure, au début des années 1990, s’est heurtée au refus catégorique du Liban (dont le sud était alors occupé par Israël).
« DANS LES DÉCOMBRES DU RÉGIME COLONIAL »
Dans « Le français, langue de culture », un célèbre article paru dans la revue Esprit en novembre 1962, le président sénégalais Léopold Sedar Senghor remet au goût du jour l’idée d’un « humanisme intégral, qui se tisse autour de la Terre », une « communauté d’esprit » de ceux qui emploient cette langue, « merveilleux outil, trouvé dans les décombres du régime colonial ». En 1967, c’est sur sa proposition et avec le soutien de Habib Bourguiba (président tunisien), Hamani Diori (président nigérien), Charles Hélou (président libanais) et Norodom Sihanouk (roi du Cambodge), que se crée l’Association internationale des parlementaires de langue française. En 1969, Diori organise à Niamey la première conférence des États francophones qui permet la fondation, en 1970, de l’Agence de coopération culturelle et technique (ACCT), ancêtre de l’OIF qui sera créée en 2006.
Cette institutionnalisation orchestrée en grande partie par des dirigeants d’anciens pays colonisés avait des raisons diplomatiques, financières et sociales à la fois dans le contexte de la décolonisation : garder des liens et des échanges conçus comme bilatéraux avec la France, mais aussi pouvoir se servir d’une langue commune à l’intérieur de territoires nationaux artificiellement construits par la colonisation où se côtoyaient un grand nombre de langues locales, et entre pays africains et plus largement entre ex-pays colonisés, de s’appuyer sur des personnes formées par l’école française pour construire une administration, etc.
UNE NOUVELLE ÈRE DIPLOMATIQUE ET GÉOSTRATÉGIQUE
En 1986, le président François Mitterrand organise le premier sommet officiel de la francophonie. C’est le début d’une nouvelle ère diplomatique, concomitante avec la fin de l’URSS et le début du « nouvel ordre mondial ». Les sommets suivants auront de moins en moins pour objet réel une quelconque politique linguistique, et tout à voir avec des intérêts diplomatiques et géostratégiques. Et ils seront de plus en plus critiqués. Les institutions francophones telles que l’OIF seront — et sont toujours — régulièrement accusées d’être le relais d’une ingérence culturelle et linguistique, de servir de couverture à d’autres ingérences, politiques et militaires, d’être l’un des outils de la « françafrique », ou encore de soutenir des dictatures.
Depuis le discours sur la francophonie prononcé par Emmanuel Macron en 2018, l’objectif principal de la France est explicite sur le site gouvernement.fr : « L’ensemble des pays francophones représente 16 % du PIB mondial et connaît un taux de croissance de 7 %. La politique d’attractivité engagée par le président de la République doit ainsi renforcer la communauté francophone dans le monde, au service d’une croissance mutuellement bénéfique ».