Les déplacements de populations, massifs, transforment le visage de l’Algérie – environ 650 000 Européens quittent le pays, alors que 300 000 Algériens exilés en Tunisie ou au Maroc font le chemin inverse. La violence, celle de l’Organisation de l’armée secrète (OAS) ou celle du Front de libération nationale (FLN) , ne s’arrête pas avec le cessez-le-feu, loin de là. Mais 1962 est aussi une année de fêtes et de retrouvailles pour les Algériens qui tournent enfin la page de la colonisation, une année où l’on construit de nouvelles institutions politiques et économiques – l’indépendance est proclamée le 5 juillet et la République algérienne en septembre. Où l’on construit, enfin un nouveau récit, une nouvelle citoyenneté.
Pourquoi, selon vous, l’histoire de l’indépendance de l’Algérie est encore aujourd’hui en large partie ignorée ?
Pendant toute la période coloniale, les Algériens ont été dépossédés de leur histoire. Ce qui est plus étrange, c’est qu’au moment où le pays accède à son indépendance, ce processus se poursuit, en France comme en Algérie. L’année 1962 continue à être lue plutôt à travers l’histoire de l’ancienne population coloniale, les «Européens», ceux qui partent. Une histoire tragique, donc, qui donne une coloration de déchirement et de perte au récit de l’indépendance. Celle-ci ne correspond pas au vécu des personnes qui vivent aujourd’hui en Algérie et qui en gardent plutôt des souvenirs heureux. Contrairement à l’adage habituel, l’histoire de cette guerre n’a donc pas été écrite par les vainqueurs de cette indépendance. J’ai choisi donc d’écrire l’histoire de ceux qui restent en Algérie.
Qu’est-ce que ces nouvelles sources apportent au sens de cet événement ?
En Algérie, on parle parfois de 1962 comme d’un «mauvais départ» qui expliquerait toutes les difficultés ultérieures de l’Algérie. On fait allusion à la crise interne du FLN qui aboutit à la prise de pouvoir par Ahmed Ben Bella. L’été 1962 est marqué par de très grandes tensions au sein de la société algérienne. La peur d’une guerre civile, qui pourrait conduire à une nouvelle occupation étrangère et serait le naufrage de l’indépendance, traumatise les Algériens. Pourtant, derrière ce récit fataliste coexistent des mémoires moins visibles, intimes et familiales, faites de deuil et de gravité, mais aussi de soulagement face à la fin de guerre et de la colonisation. On se souvient aussi des retrouvailles, des journées de fêtes durant lesquelles on chante, on transgresse certaines règles, les hommes et les femmes boivent le café ensemble dans des endroits où jamais on ne le faisait…
Pourtant, la violence ne finit pas avec le cessez-le-feu du 19 mars…
Les Français d’Algérie connaissent leurs plus lourdes pertes après le cessez-le-feu : les plus de 1 700 disparus «européens» entre le 19 mars et décembre 1962 représentent plus de la moitiés des pertes «européennes» de la guerre. Cela permet de comprendre les débats en France sur la question de la date de fin de guerre : pour les rapatriés, la date officielle du 19 mars 1962 exclurait tous les morts et les disparus «d’après». On meurt aussi du côté algérien, même si on n’a aucune idée du nombre de personnes tuées – sans doute des dizaines de milliers. 1962 est donc une année de violence extrême. L’OAS continue de lutter pour défendre l’Algérie française, portée par l’énergie d’une population européenne désespérée qui voit son monde impérial s’effondrer. Alger, Oran, bastion de l’Algérie française, mais aussi des villes garnisons comme Sidi Bel Abbès, connaissent des scènes d’une rare violence. On évalue le nombre de morts victimes de l’organisation à 2 200. A Oran, au printemps 1962, l’OAS organise ainsi un «siège» des quartiers musulmans, visés par des tirs de mortier et des snipers postés sur les toits. Le 5 juillet, la tension y est encore extrêmement forte quand les Algériens se rassemblent pour fêter l’indépendance sur la Place d’armes de la ville. C’est alors qu’a lieu ce qu’on appelle «le massacre des Européens du 5 juillet» – à tort car beaucoup de victimes sont des Algériens accusés d’avoir été trop proches des Français.
Car la violence envers les harkis enfle elle aussi.
«On devient harki en 1962», selon l’expression de l’historien Abderahmen Moumen. Jusque-là, c’est un terme technique qui désigne certaines unités supplétives de l’armée française mais, après 1962, le mot s’étend à tous ceux qui sont accusés d’avoir pris le parti de la France. Certains sont victimes de scènes d’humiliations voire d’assassinats dont le bilan est presque impossible à établir. Bien connus de leurs voisins lorsqu’ils combattaient à proximité de chez eux, ils sont victimes d’une forme de vengeance populaire. Comme lors de l’épuration, cette violence de dernière minute est une manière de se construire collectivement.
1962 est aussi un moment où les rumeurs circulent de plus en plus vite. Vous décryptez celle du «sang volé». De quoi s’agit-il ?
Au printemps 1962, on entend dire que des Européens seraient enlevés par le FLN qui les viderait de leur sang pour transfuser les victimes de l’OAS. Elles-mêmes seraient retirées des hôpitaux publics, où l’organisation pro-Algérie française viendrait les achever, pour être acheminées vers des cliniques informelles dans les quartiers algériens. Il y a des choses vraies dans cette rumeur : les disparitions d’Européens, les blessés algériens achevés par l’OAS dans les hôpitaux et l’existence de cliniques informelles. Mais rien n’accrédite la thèse des «voleurs de sang». Or, même fausses, les rumeurs sont riches à décrypter. L’idée d’avoir été volé de son sang, de sa substance, de son énergie vitale pour nourrir le sang de ceux qui vont reprendre le pays au lendemain de l’indépendance, correspond à une terreur de fin du monde pour les Européens.
Vous montrez aussi que pour les Algériens, cette révolution passe aussi par une réappropriation de son propre corps, intime et collectif.
1962 est une année de festivités, de chants, de transes, de transgressions, mais aussi de relâchements et de repos après des années de guerre. Beaucoup de témoins le disent : «Je n’ai jamais vécu un épisode comme celui-là de toute ma vie.» 1962 est une année où l’on veut faire corps, entre Algériens. Des années de travail politique des partis nationalistes avaient contribué à définir ce que c’est que d’être algérien, en rassemblant autour d’activités collectives, de chansons communes, d’un drapeau, de journaux… Le moment 1962 apporte une dimension supplémentaire à cette expérience partagée. C’est le temps des retrouvailles qui ont une dimension sacrée, en mémoire de ceux qui ne sont plus là. On déterre des ossements, découvre des charniers – encore en 2017. Mais dans les familles, les «chercheurs d’os» ne parviennent pas toujours à retrouver leurs disparus.
Quel est le degré de mobilisation des différents pans de la société algérienne ?
1962 représente le plus haut degré de mobilisation de la population autour du FLN. Depuis décembre 1960, la population semi-manifestante, semi-émeutière occupe les rues lors de ce que les policiers français appellent les «effervescences». Quand approchent l’indépendance et ses festivités, il y a une excitation à se sentir si nombreux, à savoir qu’on atteint le moment où l’on va renverser l’un des piliers de la colonisation : le déni d’existence de la population colonisée, son invisibilisation. Se retrouver, se montrer, se mettre en scène, monter sur des camions pour être vus, mais aussi pour voir les autres, est alors vraiment une façon d’abolir l’invisibilisation coloniale. Dans les photos ou vidéos de l’époque, je n’ai jamais remarqué quelqu’un qui cache son visage. Au moment où il se met en scène, qu’il se montre au monde et se révèle à lui-même, le peuple affirme son existence.
Vous parlez de «pays fourmilière». A quoi ressemble l’Algérie qui se met en mouvement ?
Partout, des barrières sont levées, d’autres sont créées. Les anciens prisonniers sortent des camps de détention, les réfugiés font leur retour et on assiste à un fort exode rural. On met en place des laisser-passer, des lignes de démarcation. Cette appropriation du territoire passe par le regard sur un paysage qui n’est plus celui de la guerre mais du pays dont on a rêvé, une vision «cinématographique» disent les témoins. Le 4 juillet 1963, lors d’une réinhumation de combattants dans un village de Kabylie, un officier de l’Armée de libération nationale (ALN) proclame, à propos de corps non identifiés : «Qu’ils dorment bien en paix, car, ici comme ailleurs, ils sont chez eux comme nous, partout où nous nous trouverons en Algérie, nous serons chez nous.»
Le départ en masse des Européens laisse place à de nouvelles carrières pour les Algériens. Comment est vécue cette ouverture des possibles ?
Personne ne s’attendait au départ de 650 000 personnes pour la seule année 1962, pas même le FLN qui ne le souhaitait pas. Or, ce départ brutal vient sceller la révolution, en ouvrant soudainement de nouvelles possibilités. Alors qu’un tiers de la population n’a pas de logement, beaucoup d’appartements et de maisons abandonnés sont rapidement occupés. Sur le plan professionnel, l’inégalité juridique coloniale empêchait l’ascension sociale des Algériens. D’un coup, de très jeunes gens se retrouvent à de hautes fonctions. Le cas Bouteflika,ministre à 25 ans, est emblématique. Il s’agit de donner un métier aux combattants parfois analphabètes, qui peuvent être propulsés à la tête d’institutions, car le temps manque pour les former. Enfin, la promesse fondamentale du nationalisme algérien, scolariser les deux millions d’enfants du pays, doit être tenue. Alors qu’à la fin de 1961, les autorités françaises soulignent l’impossibilité de recruter 40 000 maîtres supplémentaires pour instruire les deux millions d’enfants du pays, le nombre d’instituteurs algériens augmente de plus de 40 000 entre 1962 et 1972, malgré le départ des instituteurs français.
Comment a été vécue la clôture progressive de la révolution, en 1963 ?
Peu à peu, l’effervescence collective diminue. Dès l’été 1962, certains se demandent, dans les courriers des lecteurs des journaux, quand on arrêtera de tourner en voiture dans la rue en chantant, pour se remettre au travail. D’autres s’inquiètent de la rentrée de septembre qu’il faut vite organiser – elle aura lieu en octobre. Dans le domaine agricole, il y a urgence à récolter à la fin de l’été pour ensuite commercialiser, labourer et vendanger à l’automne. Et le travail législatif vient refermer le temps des possibles. En 1962, l’Algérie est encore le pays de tous ceux qui se reconnaissent en lui, mais en mars 1963, la loi sur les nationalités est adoptée, définissant qui est algérien et qui ne l’est pas. On définit comme algérienne toute personne d’origine «musulmane», au sens juridique établi par les colons français – un paramètre racialo-religieux qui se ressent encore aujourd’hui. L’un des défis est alors de réussir à intégrer certains Européens, via des processus de naturalisation, sans pour autant ouvrir la porte à des tueurs de l’OAS. Pour les Européens qui s’étaient engagés dans le FLN, la nécessité de demander alors la nationalité est parfois difficile à accepter.
«Des éclats du temps colonial non résolus en 1962» nous parviennent encore aujourd’hui, écrivez-vous. A quelles traces pensez-vous ?
Les opérations de déminage des mines posées par l’armée française durant la guerre d’indépendance se sont achevées en janvier 2017 seulement. Elles avaient commencé en 1963… Par ailleurs, le 5 juillet 2020, Paris a enfin rendu les restes humains de 24 résistants algériens, qui avaient été conservés dans les magasins du musée de l’Homme. Leur retour et leur exposition au Palais du peuple à Alger ont provoqué une grande émotion. On a appris à cette occasion, notamment par les témoignages des membres de la commission franco-algérienne créée pour l’occasion qu’il restait encore dans les magasins du musée de l’Homme des dizaines, peut-être des centaines, de restes humains en provenance de différentes anciennes colonies.
Quel regard portez-vous sur la politique mémorielle d’Emmanuel Macron, ces dernières années ?
Une nouvelle séquence, paradoxale, s’est ouverte avec la reconnaissance en septembre 2018 de l’assassinat du mathématicien communiste algérien Maurice Audin, torturé par l’armée française. Ce discours reposait enfin sur des savoirs solides. Depuis, pourtant, le Président entretient un rapport aléatoire avec la connaissance historienne et segmente son rapport aux victimes, comme lorsqu’en janvier dernier, il reprend le discours mémoriel des pieds-noirs des années 70, pour commémorer le massacre de la rue d’Isly. Soixante ans après l’indépendance de l’Algérie, il serait pourtant possible de tenir une dénonciation politique claire de la colonisation, tout en reconnaissant des tragédies familiales individuelles, parmi les Français d’Algérie et les harkis notamment.