Interrogeons-nous sur les raisons qui ont motivé l’invasion de l’Ukraine par la Russie et permis à l’armée ukrainienne de résister de manière inattendue…
Pour le professeur américain Stephen Walt, qui enseigne les relations internationales à la John F. Kennedy School of Government de Harvard, « l’invasion de l’Ukraine par la Russie (sans parler de l’invasion américaine de l’Irak en 2003) nous rappelle que les grandes puissances agissent parfois de manière terrible et stupide lorsqu’elles pensent que leurs intérêts fondamentaux en matière de sécurité sont en jeu. Cette leçon ne justifie pas un tel comportement, mais les réalistes reconnaissent que la condamnation morale seule ne l’empêchera pas.
Voir ces événements à travers le prisme du réalisme n’est pas approuver les actions brutales et illégales de la Russie ; c’est simplement reconnaître un tel comportement comme un aspect déplorable mais récurrent des affaires humaines » (Foreign Policy, 8 mars 2022).
Explication par la paranoïa
Une explication s’est imposée dans tout l’espace européen : le président Poutine poursuit méthodiquement depuis vingt ans le projet fou de reconstituer l’URSS ou l’empire des Romanov ; fort d’un pouvoir dictatorial, confiné au Kremlin pendant la pandémie et rongé par la paranoïa, il aurait commis le pas de trop en lançant ses armées à l’attaque de l’Ukraine qu’il croyait pouvoir soumettre en quelques jours. Il n’y aurait plus qu’à espérer qu’il soit éliminé par une révolution de palais dont le Kremlin est coutumier.
Cette explication est hélas plausible et le passé a déjà montré tout ce que la folie d’un homme pouvait accomplir, y compris dans le monde libre. Il n’est que de penser au président américain George Bush Jr qui attaqua l’Irak en 2003 sous un prétexte mensonger. C’est en vain que le président Chirac, le chancelier Schröder et le président Poutine conjuguèrent leurs efforts pour l’en empêcher… Vingt ans plus tard, le Moyen-Orient et l’Afrique septentrionale paient encore au prix fort les conséquences en chaîne de sa décision.
Concernant l’invasion de l’Ukraine, nous découvrons d’autres explications que la paranoïa si nous nous tournons vers les cercles de réflexion anglo-saxons, avec des motifs sinon plus admissibles, du moins plus rationnels et auxquels les gouvernants européens pourraient trouver une réponse mieux appropriée qu’un assassinat ou un renversement (note).
Explication par Thucydide
Dans les dernières années, les politologues américains ont multiplié les références à la guerre du Péloponnèse entre Athènes et Sparte (431 à 404 av. J.-C.) pour tenter de comprendre qui la rivalité entre les États-Unis et la Chine, qui la rivalité entre les États-Unis et la Russie.
Selon l’historien et général Thucydide qui a lui-même participé à cette guerre et en a brossé le récit, c’est l’histoire d’une grande cité au sommet de sa puissance, Athènes, qui résiste à son déclin en resserrant son emprise sur ses alliés et son environnement proche. Mais une cité rivale, Sparte, lui fait front et fédère autour d’elle les réfractaires. Le résultat, c’est trente ans de guerres et deux adversaires l’un et l’autre détruits à jamais… Le politologue Graham Allison a ainsi mis en garde son pays, les États-Unis (alias Sparte !), contre le « piège de Thucydide » (note) dans le conflit qui l’oppose à la Chine (Athènes !). Plus près de nous et sans doute de manière plus pertinente, Stephen Walt et son confrère John Mearsheimer voient dans la guerre d’Ukraine une manifestation de la rivalité entre Washington (Athènes) et Moscou (Sparte).
Stephen Walt évoque ce qu’il appelle un « dilemme de sécurité » : « Il était parfaitement logique que les États d’Europe de l’Est veuillent entrer dans l’OTAN (ou s’en approcher le plus possible), compte tenu de leurs préoccupations à long terme concernant la Russie. Mais il aurait dû être également facile de comprendre pourquoi les dirigeants russes – et pas seulement Poutine – considéraient cette évolution comme alarmante. Il est maintenant tragiquement clair que le pari n’a pas été payant, du moins pas en ce qui concerne l’Ukraine et probablement la Géorgie ».
John Mearsheimer suit la même analyse. Il met clairement en cause l’Occident dans l’enchaînement fatal qui a mené à l’impasse actuelle. Ce penseur, qui enseigne les sciences politiques à l’Université de Chicago, est très réputé outre-Atlantique, à l’égal de feu Samuel Huntington (Le Choc des civilisations). Dans la vidéo ci-dessous, il apporte un éclairage brutal sur les origines de la guerre d’Ukraine et ses probables conséquences.