Étant données les circonstances, ces deux expositions ont eu un rôle d’autant plus déterminant à jouer. Nous sommes donc allées les visiter avec l’espoir de sortir des idéologies nocives et d’y entrapercevoir, dans l’interprétation du passé et grâce à leur sérieux historique, un contrechamp à ce qui nous vivons quotidiennement dans l’espace médiatique et numérique.
« JUIFS d’ORIENT » PLUTÔT QUE JUIFS-ARABES
Après avoir rendu son rapport « sur la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie » à Emmanuel Macron en janvier 2021, l’historien Benjamin Stora semble s’être consacré à la conception de ces deux expositions, puisqu’il est le concepteur commun dans chacune des deux équipes d’historiens et de commissaires d’exposition[1].
Dans l’introduction du catalogue de « Juifs d’Orient », il explique qu’il a conçu ce projet comme une réponse équilibrée d’historien à la question de savoir comment se sont passés ces siècles de cohabitation, sachant que l’exposition retrace une période historique très longue qui va de l’Antiquité à nos jours. Il parle de se situer à l’intersection de la conception idyllique et de la conception pessimiste sur les rapports entre judaïsme et civilisation islamique tant du maghreb que du machrek.
Faire un bilan juste et équilibré est bien sûr souhaitable, mais le terme même de « Juifs d’orient » fait débat. Il résonne avec le terme « Chrétiens d’orient », convoque sans le remettre en cause le terme d’orient, et semble construire une forme de trajectoire « judéo-chrétienne » commune en territoire arabe et islamique, ce qui est déjà un parti pris historique discutable et sans doute très influencé par la politique internationale contemporaine.
Pourquoi avoir préféré ce terme à celui de juif-arabe, terme oblitéré dans une exposition qui se tient pourtant à l’Institut du Monde Arabe ?
Si l’exposition prétend insister sur les croisements culturels, les juifs sont finalement présentés comme une entité exogène au monde arabe dont il s’agirait de retracer le parcours plus ou moins harmonieux selon les époques. La scénographie intègre des éléments audio-visuels qui rendent vivants et présents les documents, mais la logique générale de l’exposition relève d’une pensée ethnographique qui viserait à identifier les objets, manuscrits et documents et à les classer, selon les signes qu’ils comportent, comme relevant d’usages et de pratiques dont il s’agit de distinguer clairement l’origine.
La partie de l’exposition intitulée « le temps des dynasties » (qui va du 7ième au 16ième siècle) insiste sur la symbiose qui a lieu entre chrétiens, juifs et arabes. Mais l’exposition est très peu généreuse en termes de croisements, d’hybridité ou de récits historiques complexes et mêlés.
En traitant une période historique aussi vaste, les trajectoires sont dessinées à gros traits et elles ne sont jamais interrogées dans leur ambiguïté et leur indécidabilité. On a l’impression d’une narration quasi linéaire, ou du moins toute tracée, autour d’un groupe religieux, culturel et communautaire homogène, toujours clairement défini et délimité, vivant en terre arabe.
Pourtant, la réalité n’est-elle pas faite de contradictions, de porosité et de difficultés d’identification, tant douloureuses que salvatrices parfois ?
Quand, à partir de 1492, les Séfarades sont évoqués en tant que tels, il est fait mention de la distinction entre les Juifs venus d’Espagne et les populations autochtones du Maghreb. Mais, qu’en est-il de ces dernières ? L’exposition ne le dira pas.
Et pourtant, c’est là qu’il faudrait rendre hommage aux travaux d’historiens comme Henri Chemouilli qui a précisément travaillé à expliquer comment l’histoire des Juifs d’Afrique du Nord a été recouverte par le parcours des Séfarades. Bon nombre des juifs d’Afrique du Nord, sont des indigènes convertis ou des descendants de berbères qui ont embrassé la religion juive. Cette histoire a été transmise par l’historien arabe Ibn Khaldoun quand elle n’a pas été transmise par les juifs eux-mêmes.
Dans un ouvrage plus récent, Berbères juifs, Julien Cohen-Lacassagne revient sur l’histoire singulière des juifs d’Afrique du Nord, rappelant que le récit d’une unique destinée du peuple juif fondée sur l’exil des juifs de Judée après la destruction du temple est une version de l’histoire qui, étendue à tous les juifs, devient une forme de mythe fondateur, utilisé en justification idéologique du sionisme.
À la différence du catalogue qui est très précis, l’exposition propose une version vulgarisée de l’histoire, au risque parfois de figer les récits. Colette Fellous dans le catalogue prend le temps de distinguer Jérusalem symbolique et Jérusalem réelle et met en garde contre la confusion possible entre les deux. Pourtant toute la première partie de l’exposition dédiée à l’Antiquité rappelle les narrations que l’on trouve au musée d’Israël à Jérusalem, l’archéologie devenant l’outil scientifique d’une justification politique.
Pour une exposition qui a lieu en France, il est étonnant de constater à quel point l’accent est mis sur l’histoire des juifs du Maroc plutôt que sur celle des juifs l’Algérie. A partir de l’indépendance du Maroc, beaucoup de juifs sont partis en Israël, alors qu’en 1961, 95% des juifs d’Algérie sont partis en France. C’est ainsi, une manière de privilégier l’histoire du sionisme sur toute autre forme de trajectoire.
Mais nous sommes aussi frappées par une omission de taille : le texte de l’exposition fait mention du nazisme, mais ne parle pas de Vichy et de ses conséquences pour le statut des juifs en Afrique du Nord.
En effet, une des premières mesures du régime de Vichy sera précisément de revenir sur le décret Crémieux et de destituer les Juifs de la nationalité française. Qui peut comprendre l’identité des juifs du Maghreb sans prendre la mesure de la contradiction à laquelle ils sont soumis en quelques années à peine, passant de l’émancipation à la destitution par la même puissance coloniale, se retrouvant dans une situation intenable entre colon et colonisé ? Cela ne fera que se confirmer lors des guerres de décolonisation quand il sera demandé aux juifs de choisir leur camp.
Une autre quasi-omission est celle du rôle du parti communiste qui est à peine évoqué. On lit, au bas d’un mur, une phrase rapide pour raconter que le parti communiste a pu rassembler juifs et de musulmans dans des combats communs contre la puissance coloniale. Mais cela est présenté comme un épiphénomène purement conjoncturel, une sorte d’impasse dans laquelle quelques juifs se seraient laissés piégés puisqu’une fois la décolonisation accomplie, les régimes politiques ne les ont pas intégrés aux sociétés arabes.
Certes, il ne s’agit pas de nier la défaite politique de cet espoir d’un avenir commun, mais pourquoi privilégier le folklore orientaliste et l’histoire des vainqueurs ? L’histoire n’est pas faite que de faits, mais elle est aussi le fruit de régimes de pensée et d’espoirs qui peuvent éclairer les temps présents même si, en leur époque, ces régimes n’ont pas trouvé à s’incarner dans la réalisation des formes historiques.
Pourquoi ne pas mentionner, par exemple l’œuvre et la pensée d’Edmond El-Maleh, puisque grande place est faite au Maroc dans l’exposition. Edmond El-Maleh, toute sa vie durant, a revendiqué une identité juive-arabe et a critiqué la destruction de cette identité engendrée par le sionisme.
Or, de manière plus large, au-delà de ces omissions qu’on pourrait croire ponctuelles, n’est-ce pas aussi une forme de renoncement à une critique commune des liens entre nationalisme et colonialisme ? En effet, les défenseurs de l’identité judéo-arabe font vaciller les représentations coloniales, mais aussi les constructions nationalistes qu’elles soient portées par les pays arabes, par la France ou par Israël. Là réside, sans doute, la force subversive de cette identité judéo-arabe que l’exposition « Juifs d’orient » ne veut pas voir ou ne veut pas montrer.
JUIFS ET MUSULMANS, De la France coloniale à nos jours – OU LE POIDS MÉLANCOLIQUE DE L’HISTOIRE
Lorsque nous découvrons quelques mois plus tard cette autre exposition au Musée de l’histoire de l’immigration, « Juifs et musulmans – De la France coloniale à nos jours », nous sommes frappées de constater à quel point elle semble répondre à toutes les omissions que nous venons de pointer dans l’exposition « Juifs d’orient ».
En effet, en cohérence avec le travail et les recherches de Benjamin Stora, grande place est accordée à l’Algérie. Dans le catalogue, il est également précisé que les ouvrages récents d’Ethan Katz sont à l’origine du projet.
L’historien renouvelle l’historiographie des relations entre juifs et musulmans dans l’Afrique du Nord coloniale : il renonce à une opposition binaire pour raisonner plutôt en termes de relation triangulaire, l’Etat français ayant eu un rôle pivot dans l’interrelation entre les deux groupes, jouant des rapports d’inclusion et d’exclusion de chacun d’eux. Ce point de vue est d’autant plus intéressant qu’il permet de montrer que les identités juives et musulmanes ne sont ni des essences, ni des entités purement culturelles et religieuses mais des constructions émanant des institutions et fluctuant selon la politique coloniale de la France en matière de citoyenneté et de gestion ou de contrôle des cultes.
En donnant une place toute particulière à l’Algérie, c’est aussi un retour sur l’histoire de la France qui s’opère.
Ainsi apparaît la manière dont, les relations entre juifs et musulmans sont, dès les années 1930, instrumentalisées pour des enjeux de politique nationale et internationale. Lors des émeutes anti-juives de Constantine en 1934, par exemple, l’armée française laisse faire le massacre et les journaux d’extrême-droite choisissent de flatter les musulmans tout en les incitant à commettre des crimes.
Cette mise en lumière du rôle de l’extrême-droite fait étrangement écho à notre époque et renseigne aussi sur l’endroit d’où parle un de ses représentants actuels.
Le régime de Vichy est largement évoqué et, dans la continuité chronologique, l’épineuse question de la place des juifs dans le contexte de la décolonisation est posée. En retraçant le parcours de quelques familles juives qui se sont montrées solidaires dans les luttes pour la libération, c’est une forme d’hommage qui leur est rendu.
Nous ne pouvons que saluer la présence de cette mémoire dans l’exposition, mais en la présentant par le biais d’albums de photos et de documents d’archive familiales, ces engagements apparaissent comme des exceptions qui se seraient décidées à une échelle individuelle. Pourtant, ces prises de position sont très souvent liées à l’histoire des partis communistes algériens, marocains ou tunisiens et elles soulignent la difficile intégration des minorités par les nationalismes arabes.
Toute la dernière partie de l’exposition, à partir de 1967 vient entériner la tonalité générale, à savoir une profonde mélancolie concernant le divorce irréversible et inéluctable entre juifs et musulmans tant en France que dans les pays arabes.
Si le travail d’historien consiste à expliciter et à analyser cette réalité ; le sérieux de l’analyse finit par construire la dimension inéluctable du récit proposé. Paradoxalement, l’histoire ne risque-t-elle pas, par sa rigueur, de contribuer à produire et à justifier le monde qu’elle semble récuser. La scénographie est en cohérence avec cette tonalité, puisqu’une fois le film de Valérie Mrejen visionné (le film faisant le constat, par les témoignages de jeunes adolescents, de l’état de séparation des communautés pourtant ancrées dans le territoire commun de Sarcelles) nous sommes invitées à sortir en revenant sur nos pas, comme si l’histoire qui nous était racontée n’ouvrait sur aucun avenir possible, ou comme si elle nous engageait à ressasser un passé qui ne passe pas.
On entre dans l’exposition par l’œuvre de Kader Attia, « Big Bang », une boule disco constituée de miroirs en forme d’étoiles et de croissants. Puis l’entrée dans le territoire de la France coloniale commence par l’évocation de plusieurs figures de juifs interprètes, ce qui donne à comprendre comment les juifs sont entre deux mondes, entre deux langues et comment ils sont, de ce fait, autant appréciés que détestés. Malheureusement, cet entre-deux qui est posé dès le début et qui va se retrouver tout au long de la chronologie, sera présenté comme une forme de destin ou de malédiction imposée aux juifs, alors que c’est aussi une des conditions d’existence de tout sujet colonial, avec des variations selon qu’il soit juif ou musulman.
L’exposition cite une phrase du Monolinguisme de l’autre de Jacques Derrida et évoque la figure d’Albert Memmi (un extrait audiovisuel fait entendre l’écrivain qui dit son malaise et la position introuvable dans laquelle le met la politique de l’Etat d’Israël). Malheureusement, ces deux auteurs sont utilisés pour décrire une unicité de la situation des juifs alors que leur œuvre permet justement de penser l’expérience de séparation d’avec soi de tout sujet colonial.
Le livre d’Albert Memmi, Le portrait du colonisé n’est pas évoqué, mais, à rebours de cette exposition, il y écrit : « J’ai entrepris cet inventaire de la condition du colonisé pour me comprendre moi-même et identifier ma place au milieu des autres hommes. Ce furent mes lecteurs, qui étaient loin d’être tous des Tunisiens, qui m’ont convaincu que ce portrait était également le leur ».
Nous sommes frappées de constater à quel point cette exposition tend à séparer et à distinguer l’expérience subjective des juifs de celles des musulmans, insistant parfois de manière caricaturale sur la dissociation, aujourd’hui en France, entre intégration des juifs et non intégration des musulmans.
On est mal à l’aise et gênées (aussi vis-à-vis des nombreux.ses visiteur.ses musulman.es) de constater à quel point l’exposition omet de mentionner des penseurs et intellectuels français musulmans d’aujourd’hui. N’eut-il pas, par exemple, été pertinent de mentionner dans la dernière salle l’essai de Kaoutar Harchi qui évoque les œuvres de Kateb Yacine, Assia Djebar, Rachid Boudjera, Kamel Daoud et Boualem Sansal sous l’égide d’une référence à la pensée de Jacques Derrida : Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne ?
L’analyse de la figure du colonisé, envisagée comme une figure commune à décliner entre juifs et musulmans aurait aussi permis d’évoquer la manière dont les identités se construisent à partir de contradictions, de positions intenables, voire même d’expériences constitutives de la désidentification – c’est sans doute à cet endroit que le dialogue entre juifs et musulmans peut se construire aujourd’hui en France. Rien n’est donné à entendre de cette actualité intellectuelle et artistique dans la France d’aujourd’hui, pourtant seul espace intempestif qui échappe à la désespérance, à la reconduction des assignations (ou réflexes) identitaires, aux nationalismes et à la sclérose d’une idéologie républicaine héritée d’une histoire coloniale et raciste.
L’exposition rappelle que la France coloniale est précédée de 12 siècles de cohabitation entre juifs et musulmans. Comment se fait-il que l’exposition ne présente pratiquement aucun objet, ni aucune trace de ces 12 siècles de culture commune ? Il est supposé que l’espace de l’art est une sorte de contrechamp à l’espace politique, « un territoire de rencontres des cultures et civilisations judéo-musulmanes » et c’est la raison pour laquelle, dans chacune des salles, une œuvre d’art est convoquée.
Malheureusement, les œuvres ont, la plupart du temps, une simple fonction illustrative par rapport au récit présupposé des commissaires de l’exposition et elles ne parviennent que rarement à déployer toutes les strates de signification qu’elles contiennent, quitte à déjouer ou à contredire parfois le récit des historiens concepteurs de l’exposition.
Nous garderons, néanmoins en tête deux exceptions : les deux films d’animation commandés pour l’occasion, Zouj 1 : Yafil et Bachtarzi et Zouj 2 : Soussan et Ksentini[2] qui racontent les collaborations judéo-musulmanes à travers l’histoire de la musique. De même, le tableau de Jean Atlan La Kahena (1958) est placé au moment de l’indépendance de l’Algérie, comme si cette énergie de libération pouvait être portée par cette figure aussi complexe que celle de La Kahena – la reine mythique qui convertit les Berbères au judaïsme avant d’être vaincue en 702 par les Arabes, lors de la conquête musulmane du Maghreb.
La danse de La Kahena est une vibration incarnée dans la peinture, un souffle de libération qui résiste à toute emprise des discours et des identités figées. C’est sur l’énergie de cette toile que nous aurions aimé terminer l’exposition plutôt que sur le texte consensuel et désespérant de ces 3 commissaires.
Judith Abensour, Enseignante en théorie des arts à l’Ecole Nationale Supérieure des Arts Décoratifs. Réalisatrice. Dernier film : Foedora (en sélection française au cinéma du réel 2021 – un film qui retrace l’histoire du Musée Palestinien de Bir Zeit, le musée de l’histoire et de la culture palestinienne.
Sadia Agsous docteure en littératures et civilisations. Dernier livre : Derrière l’hébreu, l’arabe (Le roman palestinien en hébreu 1966-2017), ed. classiques Garnier, 2022. Enseignante à l’université de Paris 8 dans le département d’études arabes.
[1] L’exposition « juifs d’Orient » a comme commissaire général Benjamin Stora et comme commissaires exécutives Nala Aloudat, Hanna Boghanim et Elodie Bouffard.
L’exposition « juifs et musulmans de la France coloniale à nos jours » a été conçue par Benjamin Stora, Karima Dirèche et Mathias Dreyfus.
[2] Les deux films sont réalisés par Samuel Sami Everett, Iris Miské, Oskar Bonnet, Ivora Cisack