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Jusqu’à la fin du XIX° siècle, la condamnation de la maçonnerie pour raison d’incompatibilité avec l’islam est rare.
Subjuguée par la force de caractère et l’esprit de tolérance de ce vaincu, la loge Henri IV à Paris le sollicite pour parfaire son initiation. En fait, il est initié en juin 1864 que par les soins de la loge « Les Pyramides d’Egypte » du Grand Orient de France à l’Orient d’Alexandrie. Mais l’Emir était soufi, un savant, un homme soucieux de jeter des ponts. Ce prototype du cosmopolitisme musulman n’eut pas l’air de plaire aux islamistes radicaux.
D’autres penseurs réformistes de l’Islam font l’expérience de la maçonnerie. Deux d’entre eux ont marqué la fin du siècle par leur grande influence : Jamal Al-Din Al Afghani (1839-1897). A Londres, où il a de grands soucis avec les autorités, il rejoint des étudiants égyptiens dont Muhamed Abdou (1849-1905). Eminent rénovateur contemporain, il est une figure incontournable de la réforme et de la renaissance du monde arabo-musulman. Par son savoir, sa lucidité et son jihad, il contribue à libérer l’esprit arabe sclérosé par des siècles d’immobilisme intellectuel. Tout comme il contribue à réveiller les sentiments de liberté et de patriotisme dans la Communauté.
Mais un long chemin reste à accomplir avant que des Européens ne comprennent les dimensions universelles et spirituelles de l’Islam. Ce sera le rôle de plusieurs intellectuels, dont deux francs-maçons, assoiffés de pensée mystique, le Suisse, René Guénon (1886-1951), qui se convertit à l’islam et le Français Henry Corbin (1903-1978), iranologue. Sans oublier le rôle de Louis Massignon, cet orientaliste, professeur au Collège de France, qui devient la référence dans le dialogue islamo-chrétien.
Pour franchir le pas d’une entrée en maçonnerie, il fallait détenir, contenir, receler en soi une formidable soif de changement. L’histoire de la présence maçonnique au Moyen-Orient n’a pas toujours été, à l’évidence, celle d’un long fleuve tranquille.
Les hiérarchies ecclésiastiques chrétiennes s’entendaient à merveille pour semer le trouble dans les esprits des dirigeants musulmans. Ils craignaient, par dessus tout, de voir se fissurer leur pouvoir autocratique où un seul individu détient le pouvoir personnel et absolu. Mais jusqu’à la fin du XIX° siècle, la condamnation de la maçonnerie pour raison d’incompatibilité avec l’islam est rare. De grands savants religieux réformistes, du gabarit d’Al-Afghani et Abdou adhérent à l’ordre sans avoir le sentiment de trahir leur religion. Dans les loges d’Egypte et de Turquie, le Coran côtoient la Bible et la Torah. La montée en puissance du radicalisme islamique, en rapport aussi avec les problèmes de la Palestine, va modifier la donne. Rachid Rida (1865-1935), devient « un propagandiste de la résistance face à l’invasion occidentale ». Ainsi surgit en pays d’islam sous la plume d’un intellectuel religieux considéré comme éclairé, le thème d’une maçonnerie conspiratrice. A sa façon, R. Rida mettait en lumière un complot judéo-maçonnique, une rengaine à la mode au sein de l’Eglise catholique. C’est le chemin des dérives oligarchiques des sociétés musulmanes.
En 1905, l’idée préexista à Theodor Herzl ; le congrès sioniste s’engage à créer un Etat juif au cœur de la Palestine ottomane. Il se fera en 1948. Enfin, dès 1915, l’un des plus fameux faux de la littérature antijuive enflamme les esprits : « Les Protocoles des Sages de Sion ». Il prétendait révéler les plans de domination du monde élaborés par les dirigeants du judaïsme. Quand Rachid Rida s’exprime, en 1911, sur la connivence entre francs-maçons et juifs, tous les ingrédients sont déjà rassemblés. L’Angleterre n’était-elle pas la 1ère puissance coloniale d’où avait rayonné la Franc-maçonnerie ? Mais elle ne supportait plus ces populations juives chez elle.
En 1978, le Collège de Jurisprudence islamique siégeant à la Mecque a promulgué une Fatwa, qui condamnait le Franc-maçonnerie et la rangeait au nombre des « Organisations les plus dangereuses et les plus destructrices pour l’islam ». L’impact de la déclaration de Balfour avait été considérable. Le décor était planté. Tous les éléments étaient constitués pour faire de la Palestine, le cœur d’un champ de bataille. Dans ces déferlements de haine, il y avait les sympathies et les démonstrations d’amitié du Grand Mufti de Jérusalem, à l’égard du Reich nazi en pleine guerre. Il était disposé à toutes les compromissions pour éviter l’arrivée de juifs en Palestine. Quelques livres antimaçonniques propagèrent avec intensité et virulence, la colère de l’islam à l’encontre des juifs et leur instrument Franc-maçon.
Les Protocoles des Sages de Sion, étaient largement exploités bien entendu. Le Turc, Harun Yahya, représentant du créationnisme islamique, s’était illustré avec un volume de 236 pages qui prétendait réfuter la philosophie de l’Ordre maçonnique. La diffusion des Protocoles des Sages de Sion, ce faux imputable à la police tsariste, a été exploitée par les chrétiens d’Orient, l’antisémitisme étant notoirement répandu dans toute l’Europe. Les intégristes chrétiens et les fondamentalistes musulmans profèrent les mêmes dénonciations à l’égard des maçons et des juifs. Le tragique 11 septembre 2001, fait flamber l’antisionisme et l’anti maçonnerie.
La décolonisation, de l’Asie et de l’Afrique, commence au lendemain de la seconde Guerre mondiale, à partir des années cinquante. Du point de vue qui nous occupe, la Franc-maçonnerie avait-elle encore un futur alors que de toute évidence, elle s’était inscrite dans les pas de Puissances coloniales. Le Tiers-Monde était en train de naître. En 1955, la conférence de Bandung dénonce l’impérialisme et le colonialisme. Considérée par Bourguiba, comme un produit colonial et étranger, la maçonnerie est réduite au silence en 1959. Coup sur coup l’Algérie, la Syrie, l’Irak et l’Egypte optent pour l’éradication des loges. Avec l’OAS, l’Algérie coupe les ponts avec la France dès son indépendance, la franc-maçonnerie ne survit pas. L’Indonésie, indépendante depuis 1949, peuplée de 250 millions d’habitants, son président Soekarno dissout la franc-maçonnerie, sous la pression du général Suharto, son successeur. En Libye, la chute du roi Idriss (1969) provoquée par le colonel Kadhafi, implique la fin de la maçonnerie. Dans les années 1970, le Pakistan et l’Iran se montrent intraitables sur cette question.
En pays d’islam, la Franc-maçonnerie survit-elle encore ? Quelle grande question ? Oui, mais dans un nombre restreint de pays qui, en dépit des difficultés intérieures, connaissent des élections libres : En Turquie, la maçonnerie est prospère à partir de 1948 ; au Liban, les obédiences maçonniques foisonnent en dépit de l’activisme du Hezbollah anti-américain, antisioniste et clairement inféodé à l’Iran, en Jordanie, dont le souverain, le roi Hussein, est membre de la « Grande Loge unie » d’Angleterre,… elle se développe.
Le Grand Orient de France
Le Maroc surprend. Ce pays dont le souverain est commandeur des Croyants tolère la Franc-maçonnerie. L’Ordre maçonnique est d’abord interdit en 1956, lors de l’accession à l’indépendance, mais il refait surface, une dizaine d’années plus tard sous la forme d’une association autochtone. Actuellement la « Grande loge » du Maroc coexiste avec « l’Obédience mixte du Droit Humain ». Celle de la Grande Loge Féminine est une maçonnerie de rite égyptien. La maçonnerie marocaine s’appuie sur un jugement du tribunal de Casablanca du 23 mars 1973. Il stipule que les buts de la maçonnerie ne sont pas en contradiction avec les préceptes de l’Islam et les dispositions de la Constitution. La G .L du Maroc a adhéré en 2008 au CLIPSAS, privilégiant la « liberté absolue de consciences ». (Centre de liaison et d’information des Puissances maçonniques signataires de l’appel de Strasbourg). C’était un événement car ce fut une première dans un pays musulman.
Si au Maroc, elle n’a jamais plongé dans la clandestinité, la franc-maçonnerie a mis, face à la montée de l’islamisme, un bémol à sa visibilité depuis une quinzaine d’années. Driss Basri, l’homme fort de Hassan II, ne cachait pas son appartenance à la fraternité, tout comme Ahmed Réda Guédira et Moulay Ahmed Alaoui. Aujourd’hui, le pays compte trois loges : la Grande Loge du royaume du Maroc (GLRM, indépendante), la Grande Loge du Maroc (GLM) et la Grande Loge régulière du royaume du Maroc (GLRRM). Elles comptent quelque 200 « frères » et « sœurs » et ont pris un nouvel élan au début des années 2000.
Bouchaïb El Kouhi, ingénieur et grand maître de la GLRM, initie une quinzaine de nouveaux frères chaque année à travers cinq ateliers, à Rabat, Fès, Casablanca, El-Jadida et Marrakech. À l’opposé, Saad Lahrichi, juriste et grand maître de la GLRRM, reconnaît que, malgré leur nombre assez réduit, ils ne sont absolument pas dans une logique de recrutement à tout prix qui pourrait les mener à la médiocrité, loin de la richesse spirituelle et des valeurs morales qu’ils prônent ».
Saïd, jeune médecin initié, en dit plus : « Nous sommes censés nous enrichir par la diversité, mais nous devenons un cercle de réflexion élitiste au vu de l’abaissement de la pensée dans la société. Toutefois, la franc-maçonnerie participe au rayonnement de notre pays, nous sommes dans un partage rituel de réflexions philosophiques, symboliques ou économiques, chacun cherche sa voie. Et il n’y a pas de guerre entre le tablier et le croissant. »
Même schéma à Tunis, où la loge Italia no 16, installée en 1998, tenait ses réunions trimestrielles à l’hôtel Oriental Palace, au cœur de la capitale. Avec l’arrivée de la Banque africaine de développement (BAD) – où travaillent beaucoup de « frères » et « sœurs » –, conjuguée à la présence d’expatriés européens d’obédiences diverses et au retour de Tunisiens initiés à l’étranger, les tenues ont été réactivées. « Nous sommes proches du Grand Orient. Les tenues sont assez régulières, nous nous retrouvons au domicile d’un maître pour des ateliers et, parfois, nous recevons des hôtes étrangers. La seule chose qui nous importe, c’est de travailler à notre réflexion sur un idéal en général, et sur la fraternité en particulier », affirme un chef d’entreprise qui tient à l’anonymat.
Son groupe ne dépasse pas la vingtaine de membres, mais il est aussi utile comme réseau professionnel. « On se connaît bien, nous sommes tous natifs du pays, même si certains sont binationaux, et on se renvoie l’ascenseur comme le feraient des copains. Par nature, nous préférons l’ombre à la lumière pour profiter du soleil d’un savoir. Beaucoup diront que nous sommes des lobbyistes, mais n’est-ce pas, au fond, une forme plus ancienne de think-tank ? »
L’Emir Abdelkader
En Algérie, le livre de Bruno Etienne remet les pendules à l’heure. C’est bien au nom d’une autre vision de l’Islam, ouverte et tolérante, bienveillante envers tous les êtres humains, que l’Emir Abdelkader, en pleine connaissance de cause, a accepté d’être initié franc-maçon en 1864 par la loge “les Pyramides d’Egypte” du Caire pour le compte de la loge “Henri IV“, du Grand Orient de France. Il s’était bien renseigné avant de commencer sa démarche auprès de frères vivant à Damas comme Nâzif Meshaka et surtout Shanin Mâkarius, un franc-maçon libanais auteur de plusieurs ouvrages sur l’Ordre.
L’Emir était pleinement, totalement musulman. Et c’est au nom de l’Islam qu’il pratiquait qu’il a associé sa démarche maçonnique. D’ailleurs 4 de ses 7 fils furent initiés francs-maçons.
Ce livre m’a interpellé, car les relations entre Abdelkader et la Franc maçonnerie, sont connues des spécialistes, mais assez curieusement, pas assez des spécialistes de l’Algérie ou de l’islam.
En 2006, les Algériens scrutaient les activités du Lions Club et du Rotary en y voyant un prosélytisme maçonnique. Des noms de politiciens ont circulé sous le manteau, notamment ceux de Khaled Nezzar et Ali Haroun, membres du Haut Comité de l’État – tout comme feu Mohamed Boudiaf, lui-même initié à la Grande Loge du Maroc lors de son exil. Selon Mohamed Samraoui, ancien officier des services spéciaux algériens, le général défunt Larbi Belkheir, ex-ambassadeur à Rabat, en était aussi. Mais rien ne confirmera jamais ces on-dit.
Pourtant, les « fils de la lumière » sont de plus en plus nombreux, et ce sont les Algériens de la diaspora qui forment le gros du contingent. Nasser, un « frère » vivant à Marseille, confie : « Il y a des maçons algériens très connus, mais on ne peut révéler leurs noms de leur vivant, nous sommes tenus au secret. Et je tiens à souligner que, même si la franc-maçonnerie n’a rien à voir avec la religion, beaucoup de “frères” sont de bons musulmans. » Il ajoute : « Bien que la franc-maçonnerie soit interdite en Algérie, des tenues sont malgré tout organisées. Et les loges algériennes ont acquis une existence officielle grâce au soutien du Grand Orient de France. »