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L’une des unités les plus secrètes de la police française. Voici comment elle décrypte et neutralise ceux qui nous menacent.
Par Christophe Cornevin
Juste à côté du bureau du chef de la brigade criminelle, une salle de crise est armée dès le déclenchement d’un attentat. Elle accueille des officiers de liaisons d’autres services antiterroristes qui ont un accès en direct à toute l’information. François Bouchon
C’est l’une des unités les plus secrètes de la police française. Une des plus actives aussi. Pièces majeures sur l’échiquier de la lutte antiterroriste, les sections antiterroristes de la Brigade criminelle sont en première ligne dans la traque de l’islam radical. Des attaques sur les Champs-Élysées à celle perpétrée au pied de Notre-Dame en passant par la découverte d’un laboratoire d’explosifs dans le Val-de-Marne, ces enquêteurs de l’ombre sont sur tous les fronts. Pour la première fois, ils ont accepté de nous dévoiler leur quotidien.
En cette journée d’automne, Paris et sa banlieue charrient leur lot d’alertes habituelles. Depuis un commissariat remonte la plainte d’un sapeur-pompier qui vient de transporter un personnage très agressif. Manifestement alcoolisé, l’homme hurle qu’il veut se rendre en Syrie ou, à défaut, se faire exploser dans une zone de forte affluence. Dans le même temps, gare du Nord, la Brigade des chemins de fer contrôle le passage d’un fiché S qui fait l’objet d’une note de renseignement déjà nourrie. Hôtels fréquentés, voitures utilisées, numéros de portables et ceux de ses contacts, l’arborescence de ses amis, dernier contrôle pour une infraction routière: toute information le concernant et susceptible d’avoir du «potentiel» y est consignée pour être, peut-être un jour, déterminante après un attentat ou lors d’un démantèlement d’une filière. En banlieue au même moment, un employé de serres municipales déclare le vol de cinq bouteilles de gaz. L’adresse sera stockée pendant des années pour nourrir la documentation opérationnelle. Rive droite de Paris, ce sont quatre individus en djellaba qui sont aperçus par le passager d’un bus alors qu’ils transvasaient des cartons d’une voiture à une autre. Le témoin a noté une immatriculation. L’information est d’autant plus intéressante qu’un des protagonistes, agent de la fonction publique, a été fiché S en 2012 pour son engagement dans la propagande islamiste…
Toute information peut servir, c’est un réflexe de flic. Parfois l’affaire semble grotesque et invérifiable, mais qui oserait affirmer qu’elle ne va pas fleurir dans un ou six mois ?
Christophe B., chef d’une des trois sections antiterroristes (SAT) de la Brigade criminelle
Chaque jour, des dizaines de signalements suspects de ce type défilent sur l’écran du commandant Christophe B., chef d’une des trois sections antiterroristes (SAT) de la Brigade criminelle. Transmis par mails depuis tous les services de police, en particulier ceux de la PJ ou de la Direction de la sécurité de proximité de l’agglomération parisienne (DSPAP), ils sont le bourdonnement de l’islam radical qui tenaille le pays, le bruit de fond à très basse intensité d’une menace djihadiste qui peut frapper à tout moment. «Dès qu’il y a un soupçon avec une connotation religieuse, cela tombe dans ma boîte. Je reçois une cinquantaine de messages par jour, parfois plus: il ne se passe pas une journée sans que l’on ait un interpellé qui crie “Allah akbar” sur fond d’alcool, de trouble psychologique ou lors d’un contrôle mouvementé, raconte Christophe, dont le bureau est tapissé de cartes de Turquie ou de Syrie. À chaque fois, la prudence est de mise car nous savons que cette interjection n’est pas forcément l’expression d’un islam radical. Pour mémoire, elles sont souvent utilisées par les supporters de football dans les tribunes quand un pays du Maghreb marque un but. Mais je prends tout, même les choses les plus anodines. Cela peut être un type qui regarde longuement une patrouille Sentinelle, un barbu vu en train de filmer un site sensible ou de se prendre en selfie devant un bâtiment administratif, un Tchétchène fiché S qui s’est fait arrêter pour un vol de collant de femmes… Toute information peut servir, c’est un réflexe de flic. Parfois l’affaire semble grotesque et invérifiable, mais qui oserait affirmer qu’elle ne va pas fleurir dans un ou six mois?» De fait, tous les suspects sont passés au tamis des bases de police, en particulier celui du Fichier des personnes recherchées et du Fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT). Noms, numéros de téléphone, noms d’associations, d’entreprises, adresses et immatriculations de voitures… Le moindre détail est pris en considération. Chaque affaire est décortiquée pour nourrir la documentation criminelle de la Brigade.
Christophe B., chef d’une des trois sections antiterroristes (SAT) de la Brigade criminelle située au 36 rue du Bastion dans le XVIIe arrondissement de Paris. François Bouchon / Le Figaro
Les sections antiterroristes de la Brigade criminelle ont été installées au coeur du nouveau QG ultra-sécurisé de la PJ parisienne.
- La perception de la «menace» a changé de dimension
Un signe ne trompe pas: la dizaine de limiers de l’Unité d’analyse et de veille des mouvements terroristes (UAVMT) a déjà effectué plus de 16.000 «criblages» en tous genres depuis janvier, contre 12.000 en 2016 et à peine 5000 l’année précédente.
Le travail a pris des dimensions colossales. «Le job est hyper ingrat: pour un tuyau valable, il va falloir infuser des dizaines d’affaires qui ne valent pas un coup de cidre. Dans 10 à 20% des cas, quand un détail fait “tilt”, nous lançons des vérifications plus poussées avec la Direction du renseignement de la préfecture de police ou la Direction générale de la sécurité intérieure, précise-t-on à la SAT. Cela nous a permis de lever un paquet de filières d’acheminement de combattants volontaires vers la région syro-irakienne entre 2013 et 2015.» Ainsi, dans la banlieue est de Paris, une femme a signalé qu’un de ses voisins, qu’elle décrit comme «radicalisé» et connu pour «prosélytisme», a stocké des bouteilles de gaz dans un petit entrepôt. Vérifications faites, l’affaire se «dégonfle» car le suspect est membre du «tabligh», mouvance prônant une lecture stricte du Coran sans rapport avec l’islam radical et encore moins avec le djihad. Et le box appartient en fait à une quincaillerie voisine.
- Une montée en puissance depuis 2015
Jusqu’ici, elles n’avaient jamais entrebâillé leurs portes. Les trois sections antiterroristes – deux «opérationnelles» et une «transversale» – de la Brigade criminelle, qui travaillent aussi sur les menaces en tout genre visant les plus hautes autorités de l’État, ne cessent de monter en puissance depuis 2014 et jusqu’au paroxysme des attentats de 2015. Désormais fortes de soixante femmes et hommes, elles ont été sollicitées sur les trois quarts des équipées violentes démasquées depuis janvier sur le territoire. Parmi elles figurent les deux attaques commises sur les Champs-Élysées, dont l’une a coûté la vie à un policier, ou encore la mise au jour d’un laboratoire d’explosifs à Villejuif. «Nos résultats sont significatifs et rapides car nous conjuguons le savoir-faire reconnu assez unanimement de la Brigade criminelle en termes de constatations, de recoupements et une vraie connaissance en matière de terrorisme, rappelle le commissaire Lionel Lamy-Saisi, récemment issu des Stups et aujourd’hui chef des SAT.
Sur les murs, des cartes de la Turquie et de la Syrie rappellent la dimension internationale de la menace. Francois Bouchon/François Bouchon / Le Figaro
Avec une dizaine de saisines depuis le début de l’année, nous nous maintenons à un niveau élevé.» Dès 2014, quand les hommes de la «Crime» n’avaient pas encore déménagé du 36, quai des Orfèvres pour rejoindre leur nouveau «QG» ultrasécurisé du 36, rue du Bastion, dans le quartier parisien des Batignolles, le nombre de dossiers d’acheminement de combattants français a augmenté de façon vertigineuse. «Les premières affaires sont apparues dès 2012 en marge de l’affaire Merah, puis nous avons essuyé une accélération assez brutale à l’été 2013», se souvient le commandant Christophe B. Selon nos informations, pas moins de 18 filières ont été démantelées en 2014, 25 l’année suivante avant de culminer à 38 dossiers de départs vers les zones de combats en 2016. Douze d’entre eux ont été liés aux «Daech leaks», publiant en mars 2016 dans la presse anglo-saxonne les listings de 4600 volontaires étrangers ayant rejoint l’organisation, dont 128 partis de France.
- Des «décodeurs» de l’islam radical au cœur de la Brigade
Pour maintenir des repères constamment remis à jour dans ce maquis opaque et en perpétuel mouvement, les opérationnels de la SAT peuvent compter sur l’éclairage d’investigateurs en cybercriminalité (ICC) plutôt pointus et diplômés en relation internationale. Dans leur petit bureau encombré d’ordinateurs, ces «décodeurs» de l’islam radical incarnent le savoir-faire de la Brigade. L’un d’eux, brigadier spécialiste en civilisation orientale, veille sur les sites de propagande, les groupes de paroles et les échanges sur les réseaux cryptés. Maîtrisant l’arabe dialectal et littéraire sur le bout des doigts, il offre à ses collègues une précieuse expertise sur le sens des dernières vidéos de propagande, de revendications ou encore de «fatwas» d’Ayman al-Zawahiri, chef de file d’al-Qaida, ou encore de son rival de Daech, Abou Bakr al-Baghdadi. «Cela permet de comprendre ce que l’on saisit en perquisitions, de deviner pourquoi tel ou tel gardé à vue a adhéré à telle ou telle mouvance ou encore d’avoir un vrai échange quand un suspect se revendique du quiétisme ou parle de son attachement au “Tawhid ”, l’“unicité de Dieu”», lâche ce spécialiste. À la lecture de sites proches d’ex-al-Nosra ou en entendant des «francophones qui discutent», les analystes de la «Crime» alimentent des procès-verbaux sur les exactions de Daech, apprennent en temps réel la mort d’un chef terroriste. Ils suivent aussi les derniers échos émanant de la «Dawla», c’est-à-dire ce qui subsiste du proto État islamique. Ils décryptent enfin la sémantique des logos, des estampilles ou des bannières blanches et noires sur lesquelles les brigades prêtent allégeance. Sur «PV», ces défricheurs ont produit des études sur la symbolique du lion, la bataille de Manbij, des profils de prédicateurs ou encore sur l’État islamique en Libye. Autant d’éclairages particulièrement précieux pour les enquêteurs de terrain et les magistrats.
En garde à vue, nous sommes souvent face à des radicalisés qui ne se reconnaissent que dans la parole d’Allah, refusent toute loi humaine et ne parlent de rien sauf de leurs motivations religieuses en citant des hadiths
Le capitaine Loïc P.
- «Encaisser une énorme pression et affronter la violence des scènes»
«Ici, on vit au rythme des saisines», raconte le capitaine Loïc P. qui a «beaucoup travaillé sur des gens partis en zone irako-syrienne, soit dénoncés par des proches, soit identifiés en Turquie». Maintenant que Daech a perdu du terrain, la donne a changé. Chef d’un des six groupes opérationnels, il se dit «confronté à des retours de volontaires qui veulent revenir au bercail, notamment des combattants du Cham qui entendent continuer la lutte armée car il n’y a aucune raison qu’ils s’arrêtent». «Fouineurs», «chasseurs», «curieux», animés par «l’envie d’aller voir là il faut pour gratter, savoir pourquoi et ne pas se contenter de simple ouï-dire», les femmes et les hommes avec lesquels Loïc travaille sont avant tout des flics «chevronnés» qui ne suivent qu’une ligne: celle qui les mène au suspect. «Dès qu’on a identifié un profil intéressant, nous travaillons dessus en le passant aux bases de données mais aussi en menant des surveillances pour dessiner sa journée type pour voir où et comment il vit, s’il fréquente tel lieu de culte ou tel fiché S, raconte ce capitaine qui se souvient avoir consacré avec son équipe «2 mois et demi d’enquête non-stop, 18 heures par jour, week-end compris, pour mettre un visage sur une affaire et mettre fin à sa liberté». «C’est une “petite satisfaction” et une récompense d’aller chercher son auteur car son interpellation, avec l’appui de la Brigade de recherche et d’investigation (BRI), est souvent l’aboutissement de longs efforts», renchérit cet officier qui ne cache pas aussi la «pointe de frustration» que certains de ses collègues ressentent quand le terroriste est «neutralisé» par les unités d’intervention avant de passer entre leurs mains. «Nous sommes bien souvent confrontés à des fanatiques avec lesquels il est quasiment impossible de discuter, convient le capitaine. En garde à vue, nous sommes souvent face à des radicalisés qui ne se reconnaissent que dans la parole d’Allah, refusent toute loi humaine et ne parlent de rien sauf de leurs motivations religieuses en citant des hadiths.» Adossé à une armoire mouchetée de dessins représentant des impacts de balles, il se souvient encore, un brin médusé, de ce gamin de 16 ans qui, en audition dans son bureau et en présence de son avocat, lui avait froidement promis de le tuer s’il pouvait s’emparer de son arme de service.
Soumis à une extraordinaire pression notamment liée à la violence des scènes de crime conjuguée à l’hypermédiatisation d’enquêtes suivies à la loupe par les plus hautes autorités de l’État, l’antiterrorisme suscite des vocations. «On y va parce que les gars y croient et ont le sentiment d’être au cœur de l’actualité, note un policier. Par ailleurs, cela offre un peu de confort de travail puisque les sociétés de téléphonie ou les bailleurs sociaux sont particulièrement réactifs lorsque nous les sollicitons…» Depuis janvier, la Brigade criminelle a effectué 63 gardes à vue antiterroristes. Les hommes du «New 36» affichent un palmarès à faire pâlir leurs homologues de Scotland Yard. Si certains entrevoient la «fin du cycle Daech» comme il y a eu celle du Front islamique du salut (FIS), du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) ou d’al-Qaida au Maghreb islamique (Aqmi) dans les années 2000, tous savent que la fin du terrorisme islamiste n’est ni pour demain, ni pour après-demain.
40 ans d’histoire
Créée en 1978, la section antiterroriste de la Brigade criminelle est confrontée d’emblée au terrorisme international. Après la prise d’otages à l’ambassade d’Irak à Paris qui avait coûté le 31 juillet la vie à l’inspecteur divisionnaire Jacques Capela, les enquêteurs du «36» ont enchaîné les saisines les plus sensibles. Attentat de la rue Copernic (1980), celui de la rue des Rosiers (1982), assassinat par Action directe du PDG de Renault, Georges Besse. Les policiers vont connaître un tournant historique avec l’assassinat de l’imam Sahraoui, dans le XVIIIe à Paris, qui marqua le début de la vague islamiste de 1995.