C’est une première dans le pays. L’année dernière, le Québec se dotait d’une loi sur la laïcité de l’Etat, s’attirant ainsi les foudres des adeptes du multiculturalisme. Par Rachel Binhas
Désormais au Québec, les signes religieux sont interdits aux fonctionnaires engagés en position d’autorité tels que les policiers, les juges ou les enseignants. Selon un sondage effectué en mars 2019 au moment du projet de loi, 74 % des Québécois francophones déclaraient y être favorable contre 43% des Québécois parlant une autre langue. « », observe l’historien québécois Frédéric Bastien. « Il s’agit presque d’une polarisation linguistique », résume l’historien. Près de 80% des Québécois sont francophones.
UNE LOI TIMIDE
Certains Québécois estiment même que le gouvernement s’est montré quelque peu frileux avec cette loi. Il faut dire que le texte apparaît particulièrement modéré – pour ne pas dire timide – notamment pour les européens, et plus particulièrement les Français. Ainsi, la « clause grand-père », incluse dans la loi, garantit les droits acquis, et empêche donc tout effet rétroactif. En d’autres termes, les fonctionnaires engagés avant l’application de la loi peuvent continuer à porter, s’ils le souhaitent, voile, kippa ou turban.
La loi ne concerne que certaines catégories de fonctionnaires, ceux que l’on considère en position d’autorité. Ainsi, le personnel dans les écoles assurant l’encadrement des enfants le midi ou le soir par exemple, n’est pas soumis à la loi. Les crèches ne sont pas concernées non plus. A cela s’ajoute l’absence de sanction.
Professeur de droit public à l’Université Laval, Patrick Taillon a témoigné au tribunal en tant qu’expert, proposant une analyse de droit comparé avec ce qui se fait en Europe en matière de laïcité : « Avec cette loi, le Québec veut être plus européen que canadien. La loi 21 est assez proche de ce qui se fait aux Pays-Bas, mais à des années-lumières de ce que la France applique. »
DE VIOLENTES ATTAQUES
Mais pour les partisans du multiculturalisme canadien, la loi 21, aussi légère soit-elle, demeure une offense. Plusieurs associations, conseillées par une vingtaine d’avocats, attaquent, depuis novembre, des dispositions du texte devant le tribunal de Montréal.
L’organisation Amnistie Internationale Canada francophone ne fait pas partie des requérants mais s’est mobilisée contre le texte. « Nous ne sommes pas opposés à la laïcité qui n’est pas un droit fondamental mais un choix de société. On s’oppose à des articles de la loi qui entravent le droit à l’expression religieuse, et qui touchent notamment les femmes musulmanes », estime la directrice de la section canadienne francophone de l’ONG, France-Isabelle Langlois, attachée aux libertés individuelles.
Avocat de la Coalition Inclusive Québec opposée au texte, Maître Azim Hussain n’a pas hésité à convoquer l’Histoire afin d’expliquer la dangerosité de cette loi, établissant un parallèle entre le texte et la ségrégation raciale américaine. Il atteignait très vite, et avec aisance, le point Godwin, laissant entendre que les dispositions de la loi sur la laïcité de l’Etat pouvaient entrainer un régime de discrimination semblable… aux lois du IIIème Reich. Contactée, la Coalition Inclusive Québec n’a pas souhaité répondre à nos questions. Maître Rémi Bourget, avocat de la Fédération autonome de l’enseignement (FAE), plaidant contre la loi 21, a pour sa part utilisé l’argument français de « l’infréquentabilité » en tentant un parallèle entre la loi relative à la laïcité et Marine Le Pen pour justifier de la xénophobie du texte. Pour ces avocats, certainement meilleurs en droit qu’en histoire, toute forme de reductio ad hitlerium est acceptable dès lors qu’il s’agit d’obtenir l’invalidation de la loi 21.
Des excès qui ne surprennent pas les observateurs : « On note une dramatisation dans les échanges, tout est hypertrophié. Ce procès reflète les excès de notre époque auquel le Québec n’échappe pas », relève Patrick Taillon. Pour ce juriste, aucun avocat en faveur de la loi n’aurait pu tenter un équivalent sans provoquer un scandale chez les opposants au texte : « Un double standard s’est mis en place. Les excès de langage les plus vifs qu’utilisent les requérants ne choquent pas car ils portent préjudice au “camp des méchants”. » Depuis le début du procès, les tensions ne faiblissent pas, bien au contraire.
« Quelle que soit la décision prise par le juge, la partie qui aura perdu portera la cause en appel », précise France-Isabelle Langlois. Fin du premier round dans quelques semaines.
- Eclairage : juge et partie ?
« Je m’attends à ce genre de débordement sur les réseaux sociaux, mais certainement pas dans un tribunal », réagit l’historien Frédéric Bastien face aux comparaisons historiques outrancières des avocats opposés à la loi 21. Il a donc déposé une plainte devant le Conseil canadien de la magistrature contre le juge Marc-André Blanchard. « Le code de déontologie permet pourtant au juge d’intervenir. Il ne l’a pas fait », souligne l’historien qui envisage de déposer une autre plainte au syndic du Barreau du Québec contre l’avocat Azim Hussain ayant établi un parallèle entre le texte et les lois nazies.
Les partisans de la loi 21 n’ont pas oublié la position du juge Marc-André Blanchard, en 2018. Le Conseil national des musulmans, l’Association canadienne des libertés civiles et la citoyenne québécoise portant le niqab Marie-Michelle Lacoste contestaient devant le tribunal l’obligation, contenue dans la « loi 62 », de découvrir son visage pour donner ou recevoir un service public. Le juge Blanchard avait alors suspendu l’application de cette disposition. Comme bien d’autres juges, Marc-André Blanchard a été nommé par le gouvernement fédéral de Justin Trudeau. Le même Trudeau, qui, en 2019, estimait que le projet de loi 21 légitimait « la discrimination contre les citoyens. »