Istanbul (Turquie).– Le mouvement de Fethullah Gülen a vu s’abattre sur lui une répression féroce en Turquie au lendemain du coup d’État manqué du 15 juillet 2016, qui a coûté la vie à 250 citoyens turcs et qu’Ankara lui a imputé. Limogeages, emprisonnements, enlèvements, confiscations de biens… tous les moyens ont été employés par le gouvernement pour expurger de l’administration et de la société turque les réseaux gülenistes, qui avaient étendu leurs ramifications en toute quiétude pendant la première décennie au pouvoir du président islamo-conservateur Recep Tayyip Erdogan, alors allié du leader religieux.
Tandis que les Turcs célèbrent le cinquième anniversaire du putsch, que reste-t-il de cette organisation aux dimensions autrefois planétaires ? Pour répondre à cette question, Mediapart a interrogé deux spécialistes de la confrérie güleniste : le politologue Bayram Balci, directeur de l’Institut français d’études anatoliennes (IFEA) à Istanbul, auteur de plusieurs ouvrages et articles sur le mouvement, et Joshua Hendrick, sociologue à l’université Loyola du Maryland, auteur de Gülen : The Ambiguous Politics of Market Islam in Turkey and the World.
D’emblée surgit une première difficulté : comment évaluer la puissance passée et actuelle d’une nébuleuse aux contours délibérément flous ? « Depuis que l’organisation existe, quand on interroge les gens sur des questions d’affiliation, on ne parvient pas à savoir si l’institution pour laquelle ils travaillent a des connexions organiques avec le mouvement güleniste. Le mieux qu’on puisse obtenir, c’est un positionnement de sympathisant ou de participant plus ou moins proche », explique Joshua Hendrick.
Impossible donc de donner une évaluation fiable des effectifs d’un groupe dans lequel « la participation au mouvement se définit par des niveaux graduels d’affiliation », depuis un noyau dur de gens qui vouent leur vie entière à la communauté jusqu’à un dernier cercle de personnes qui jugent positif le travail du Hizmet – le « service », nom que donnent les gülenistes à leur mouvement – sans nécessairement participer à l’organisation, poursuit le chercheur. La littérature spécialisée évaluait avant le putsch à trois à quatre millions le nombre de sympathisants du mouvement, dans l’acception la plus large du terme.
« La première caractéristique de la mouvance de Gülen, c’est son ambiguïté », convient Bayram Balci. « Globalement, c’est un mouvement social qui est issu d’un islam très turc, sunnite, néo-confrérique, qui est lié à la personnalité d’un homme qui est une espèce de gourou, Fethullah Gülen, résume le directeur de l’IFEA. Mais c’est aussi beaucoup plus que ça. Elle est présente dans le monde des affaires, l’éducation, les médias, les réseaux d’influence, la politique… »
Avant le putsch, le mouvement avait des liens avec plus d’un millier d’écoles sur tous les continents, au moins autant d’entreprises, détenait une banque et de nombreux médias, dont le journal au plus gros tirage de Turquie, Zaman. Cet empire, Fethullah Gülen l’a construit pas à pas depuis les années 1970, à une époque où il n’était qu’un prédicateur parmi d’autres.
Populaire dans la jeunesse conservatrice grâce à une vision de l’islam peu politisée, portée sur les sciences et les technologies ainsi que l’implication dans le monde économique moderne, Gülen a su sauter sur l’occasion de l’effondrement de l’Union soviétique pour ouvrir ses premières écoles dans les pays turcophones d’Asie centrale. « Les écoles ont ouvert l’accès à de nouveaux marchés pour les capitaux d’hommes d’affaires turcs, souvent originaires d’Anatolie intérieure, avec l’émergence de tout un écosystème d’entreprises autour de ces établissements, importateurs de produits turcs, affirme Joshua Hendrick. Puis ce modèle s’est rapidement développé dans le reste du monde. »
Mais c’est dans les années suivant l’accession au pouvoir du Parti de la justice et du développement (AKP) d’Erdogan, en 2002, que la communauté de Gülen connaîtra son apogée, grâce à l’alliance contractée par les deux leaders. « Lors des élections législatives de 2011, 20 % des députés de l’AKP étaient des gülenistes. Il y avait une fusion du parti et du mouvement entre 2007 et 2012. Ils étaient vraiment connectés, relate l’universitaire américain. Cela passait par des individus, des institutions, des programmes, le sponsoring d’événements majeurs de l’État turc par des entreprises gülenistes, la façon dont les écoles gülenistes ont acquis un statut officiel. »
Cette implication croissante du mouvement en politique sera aussi la cause de sa chute. Dès la fin 2013, Erdogan, qui a échappé de peu à une opération judiciaire téléguidée par Gülen après trois ans de conflit larvé, désigne le mouvement du prédicateur comme un « État parallèle », puis le qualifie d’organisation terroriste, l’affublant d’un sigle, FETÖ.
« Quand j’interrogeais les proches d’Erdogan sur les raisons de la rupture, ils me répondaient que la mouvance de Gülen devenait ingérable, excessivement demandeuse de postes et de pouvoir, qu’elle devenait un obstacle à leur gouvernement, se souvient Bayram Balci. Et la mouvance de Gülen décrivait l’évolution d’un Erdogan à l’origine tolérant et ouvert, mais devenu plus radical, plus autoritaire, plus nationaliste. »
L’échec du coup d’État est l’occasion d’un ultime règlement de comptes particulièrement brutal : plus de 50 000 personnes emprisonnées, 140 000 fonctionnaires – dont 20 000 militaires – destitués sans aucune forme de procès, souvent sur la seule base d’études dans une école liée à Gülen ou d’un compte dans une banque güleniste, près de 1 300 entreprises confisquées – dont 370 établissements scolaires. Résultat : « La communauté en Turquie est bien plus petite aujourd’hui que dans le passé, elle a rétréci de manière fantastique », constate Joshua Hendrick.
« Les grands cadres qui le pouvaient sont partis à l’étranger. Ceux qui sont restés ont pour beaucoup été emprisonnés. J’ai du mal à imaginer qu’il en reste beaucoup qui continuent d’entretenir des réseaux secrets. C’est tellement difficile, tellement dangereux », estime pour sa part Bayram Balci, soulignant la « haine » dont font désormais l’objet la communauté et ses membres, « même dans les cercles qui détestent Erdogan ».
Jusqu’au hameau d’origine de Fethullah Gülen, Korucuk, dans le département d’Erzurum (est), qui a changé de nom et pris celui d’un soldat tué en opération parce que « les villageois n’en pouvaient plus de voir le nom de leur village associé à celui de Gülen », rapporte le politologue, qui se dit heureux de n’avoir pas été lynché après avoir demandé à voir la maison du prédicateur.
Hors de Turquie en revanche, les efforts d’Ankara en vue de l’éradication du mouvement güleniste sont loin d’avoir porté tous les fruits escomptés. Le gouvernement se targue d’avoir mené, avec les services secrets (MIT), l’enlèvement de 116 cadres supposés de la communauté dans vingt-sept pays, dont le neveu du prédicateur, au Kenya, début mai, et, dernier en date, le directeur d’un réseau d’écoles au Kirghizistan fin mai.
« Quelques récupérations […] semblent être des enlèvements classiques – des gens sont jetés dans une voiture dans la rue et réapparaissent en Turquie sans procédure. Mais la plupart impliquent de la corruption et la cooptation de certaines institutions dans le pays hôte : la police ou des services de sécurité locaux arrêtent les citoyens turcs, qui sont ensuite […] transférés en secret à des gardiens turcs et immédiatement envoyés en Turquie à bord d’un avion turc », indique l’organisation Freedom House dans un récent rapport. En 2018, l’enlèvement au Kosovo par des agents du MIT de six citoyens turcs avait ainsi conduit au limogeage du ministre de l’intérieur et du chef du renseignement.
C’est là la limite de l’exercice, puisqu’il nécessite des interstices suffisamment larges au sein de l’édifice étatique du pays cible pour que la Turquie puisse y enfoncer ses coins. Il en va de même des pressions économiques et politiques exercées par Ankara pour réclamer la fermeture d’institutions supposées gülenistes, qui n’ont d’effets que sur des États en position de faiblesse par rapport à la Turquie.
C’est ainsi en vain que la Turquie réclame depuis 2016 l’extradition de Gülen, installé aux États-Unis depuis 1999, au départ pour échapper à une offensive contre l’islam politique menée par l’armée turque, qui venait de chasser du pouvoir, en 1997, le premier chef de gouvernement islamiste, Necmettin Erbakan. L’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche et les excellentes relations qu’il développe avec Erdogan ne seront pas suffisantes pour obtenir la remise du prédicateur, pas plus que les efforts de lobbying déployés en ce sens par Rudy Giuliani, ancien maire de New York devenu l’avocat et proche conseiller de Trump, et qui lui valent aujourd’hui une enquête de la justice américaine.
« La Turquie n’est pas le pays avec les meilleures connexions dans le monde. L’économie turque et la livre turque sont en chute libre, de même que la légitimité politique d’Erdogan. Dès lors, sa campagne de lutte internationale contre les gülenistes a plutôt fait un flop, commente Joshua Hendrick. L’objectif de s’emparer de la totalité des écoles turques à travers le monde et d’en faire des instruments de l’État turc n’a pas été atteint. Environ un quart des écoles de la communauté ont été affectées hors de Turquie. »
Parmi les établissements qui ont changé de main, Bayram Balci distingue différents cas de figure : « Dans le Caucase et en Asie centrale, par exemple, certaines écoles ont été intégrées par les États hôtes dans leur système éducatif, en gardant certains profs turcs. D’autres écoles, au Kirghizistan par exemple, ont continué de travailler de manière autonome, mais avec une surveillance accrue de l’État. Et puis certains États faibles, en Afrique, ont accepté le deal d’Erdogan : ils ont confisqué ces écoles et les ont données à la Fondation [turque] Maarif. »
Ailleurs, les coups de menton du reis ne font guère d’effets. Les membres de la communauté jouissent dans une relative sécurité d’un statut de réfugiés aux États-Unis comme en Europe de l’Ouest. « Le fait qu’Erdogan soit dans une dérive autoritaire et continue de les réprimer hors des cadres de l’État de droit leur rend service parce qu’ils se présentent en Occident comme des victimes, comme des défenseurs persécutés de la démocratie alors qu’ils n’étaient pas démocratiques quand ils étaient au pouvoir avec Erdogan », fait remarquer le directeur de l’IFEA.
Si les finances de la communauté ont pris un coup sévère avec la confiscation des entreprises contributrices en Turquie, elle n’est pas encore sur la paille. « Ils possèdent encore de nombreuses écoles en Asie du Sud et du Sud-Est, en Afrique australe. Aux États-Unis, ils ont quelque 175 écoles conventionnées », affirme Joshua Hendrick. « Chacune d’elles représente un à trois millions de dollars de revenus annuels en financements publics par les États. Donc, rien qu’avec ses écoles aux États-Unis, le mouvement dispose ainsi d’environ 500 millions de dollars de revenus annuels », poursuit le sociologue.
Le chercheur fait par ailleurs remarquer que toutes sortes d’activités lucratives sont liées à ces établissements : fourniture de repas, conseils sur le parcours scolaire, consultingsur les politiques scolaires… Outre les États-Unis, il désigne le Canada, le Royaume-Uni, les Pays-Bas comme des hauts lieux d’activité güleniste, l’Amérique latine et l’Afrique australe comme des zones actives, le Brésil et le Mexique comme des zones d’expansion.
Au moment de tirer des perspectives sur l’avenir du mouvement, les deux scientifiques s’accordent à penser que le gülenisme en Turquie a vécu, de même que les prétentions politiques qui ont conduit à sa déchéance. « Les aspirations politiques de la communauté güleniste ont vraiment été démolies sans espoir de reconstruction », tranche Hendrick. « Ils ont perdu la bataille, c’est certain. C’est fini », surenchérit Balci.
Mais ils conviennent également que la communauté poursuivra son existence à l’étranger, sur de nouvelles bases. « Ils ne sont en aucun cas près de disparaître. Ils ont des ressources considérables qui vont leur permettre de tenir pendant qu’ils redéfinissent leur message et leurs objectifs », analyse le sociologue. « Pour ce que j’en vois, ceux-ci consistent en un retour aux origines, c’est-à-dire cultiver un islamo-conservatisme social qui ne soit pas menaçant. »
Les chercheurs divergent en revanche dans leur analyse du gülenisme après Gülen. Le prédicateur a 80 ans, il est diabétique, et n’a pas désigné de successeur connu. « Après lui, le mouvement va disparaître », affirme avec assurance Bayram Balci. « Dans les autres mouvements de ce type à travers l’histoire turque, à la mort du maître, plusieurs disciples ont chacun créé sa mouvance. D’autres vont perpétuer ses idées, ses œuvres. Ils seront trois ou quatre. Mais ce ne sera plus comme avant. »
Joshua Hendrick est plus circonspect : « Je verrais bien l’organisation continuer à fonctionner, pas nécessairement avec un leader connu du grand public. Je vois plutôt le maintien de certaines institutions et de leurs porte-parole, mais qui n’opéreraient plus sous les auspices d’un seul individu. »