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Son père, mort pendant la guerre, s’était engagé dans l’armée française « pour sauver sa famille mais surtout pour avoir de quoi (les) nourrir ». Après quelques mois dans le camp de Tefeschoun, près d’Alger, sa famille s’est entassée dans la cale d’un bateau direction Marseille, puis dans un train vers Rivesaltes (Pyrénées-Orientales). « Ma mère n’avait eu le temps de prendre que son sac à main. On a tout laissé là-bas, en Algérie. » Comme eux, 22 000 harkis ont transité dans ce camp militaire, jusqu’en décembre 1964.

« On n’avait pas d’intimité »

Soixante ans plus tard, Fatima Soubisse arpente les chemins de l’îlot F. À ses côtés, son fils Madjid, 50 ans, et son petit-fils Aury, 22 ans, découvrent, bouches bées, le théâtre de ses souffrances passées. À l’époque, le sol était recouvert d’une terre sèche et caillouteuse. Rien à voir avec les herbes drues, les ronces et les quelques bouquets de thym sauvage qui parsèment aujourd’hui le terrain.

Le camp de Rivesaltes fait œuvre de mémoire

« On avait des lits de camp et des couvertures militaires. On n’avait pas d’intimité puisqu’on était trois ou quatre familles par tente. Puis, on nous a déplacés dans un de ces baraquements. » Les mains croisées, une étole autour du cou, Fatima déroule son histoire au milieu des ruines. « Le camp s’étendait à perte de vue, organisé en villages numérotés. Nous, on était au village 8, puis au village 5. »

Madjid écoute. De « toute cette histoire », il connaît quelques bribes, découvertes tardivement. Dans la famille de Fatima, à l’image de beaucoup de familles de harkis, les souvenirs des camps sont longtemps restés enfouis. « C’est un fardeau que ma mère a choisi de ne pas faire porter à ses enfants », reconnaît Madjid.

« Le froid, le vent, les nuits qui tombaient trop vite… »

Un jour, pourtant, Aury s’est posé des questions. « Quand j’étais petit, j’avais entendu le mot “harki”. J’ai eu le sentiment que c’était mal vu, sans vraiment comprendre pourquoi. Alors, j’ai demandé à mon père, puis ma grand-mère a commencé à me raconter. » En 2015, la création du mémorial a participé à libérer la parole. « Je pense qu’il me fallait du temps. J’ai de mauvais souvenirs ici, le froid, le vent, les nuits qui tombaient trop vite… », soupire Fatima.

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Elle cherche du regard quelques repères. Courbée vers l’avant, mimant l’effort, elle raconte avoir souvent porté sur son dos sa petite sœur, âgée de 5 ans, avec l’aide de sa tante, sur le chemin de l’école réservée aux enfants du camp. « On devait marcher beaucoup »,indique-t-elle. Puis elle observe des arbres à quelques centaines de mètres.

Le fils et le petit-fils prêtent l’oreille. « Un soir, j’allais chercher du bois avec ma grand-mère pour nous chauffer. Mais tout à coup, il y a eu des bruits inconnus. Croyant qu’il y avait des gens, j’ai détalé en courant à toutes jambes, et ma grand-mère, la pauvre, m’a cherchée partout… J’ai su après qu’il ne s’agissait que d’oiseaux ! »

« Chacun gardait sa souffrance au fond de lui »

De ces trois années de vie passées dans le camp de Rivesaltes, Fatima en garde une peur indélébile, une émotion crue qui surgit parfois dans son quotidien et la paralyse. « Je vis dans la peur. La peur de la nuit, du soir, le moindre truc, ça me prend. Je suis une traumatisée »,lâche-t-elle. La mort dans les camps, Fatima n’en a entendu parler que bien plus tard, sans doute protégée par la naïveté de son enfance.

Au bord d’une allée, posée au milieu de rien, une série de cabines aux fenêtres éventrées s’alignent les unes à côté des autres, en chapelet, surélevées par quelques marches en béton. « Ça, c’était des douches », décrit Fatima. « Mais nous, on se lavait dans des bassines.» Elle se rapproche. « Il y avait des toilettes collectives. » Des latrines subsistent.

Aury les observe avec effroi. « Et dire que ma petite grand-mère a vécu tout ça », s’étonne-t-il avant de la questionner : « Est-ce que tu as ressenti de la colère ? » « Non, j’étais contente de fuir la guerre »,répond Fatima sans la moindre hésitation. « Et aussi de trouver un pays qui nous accueillait. »

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« Mais, ajoute-t-elle d’une voix plus grave, c’est à Rivesaltes que j’ai compris qu’on était abandonnés. Personne ne venait nous demander si on avait besoin de quelque chose. On était tous prostrés. Chacun gardait sa souffrance au fond de lui. On était entourés de militaires. Quand je revois ce camp, je me dis : c’est pas possible qu’on ait vécu dans cet endroit, c’est pas possible… » Silence.

« La fierté » de faire partie de l’histoire

Le petit-fils poursuit : « Tu savais combien de temps tu resterais ici ?» « Non, on ne savait jamais ce qui nous attendait le lendemain. On attendait le ravitaillement… des oignons, des pommes de terre. Un peu de viande, rarement. » Parfois, des militaires emmenaient les familles se faire vacciner, remplir des papiers administratifs et notamment enregistrer les demandes de nationalité française. « Ma mère n’a rien appris au camp. Ni à lire, ni à écrire. Comme j’allais à l’école, je l’aidais pour remplir des formulaires, ou pour aller chercher du gaz ou de l’eau à la citerne », détaille-t-elle en marchant.

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De cette « misère », Fatima garde aussi un moment joyeux où, avec d’autres jeunes de son âge, elle avait pris le bus, avec une autorisation, pour se rendre au cinéma. « Ils avaient diffusé le film de cette magnifique danseuse égyptienne, Samia Gamal. Je me suis juré, ce jour-là, de donner ce prénom si j’avais une fille. » Ce qu’elle a fait.

Aujourd’hui âgée de 70 ans, mère de cinq enfants et grand-mère de onze petits-enfants, Fatima panse ses plaies sans jamais s’être posée en victime. Eux se construisent avec des questions mais aussi « la fierté » de faire partie de l’histoire de France, même si, trop longtemps, leur histoire à eux n’a pas été reconnue. « Dans notre famille, conclut Madjid, nous avons une capacité de résilience, et on sait d’où ça vient. »

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De nombreuses violences après les accords d’Évian

18 mars 1962. Les accords d’Évian proclament le cessez-le-feu, mettant fin à la guerre d’indépendance de l’Algérie.

Le 8 avril, les accords sont approuvés en métropole à 90 %.

Le 1er juillet, en Algérie, un référendum soutenu à 99,72 % scelle l’indépendance.

Le 5 juillet, l’Algérie, dont Ahmed Ben Bella (FLN) devient le premier président, proclame son indépendance.

Dans les semaines qui suivent, au moins 55 000 harkis, combattants musulmans engagés au côté de l’armée française, sont massacrés en Algérie.

Entre 1962 et 1965, environ 1 million de Français d’Algérie affluent en France.