1J’ai tenté d’établir depuis quelques années que le concept de laïcité peut se construire philosophiquement, c’est-à-dire par une démarche où, autant que possible, la pensée n’a affaire qu’à elle-même. Une autre manière de le dire, c’est que j’ai travaillé du point de vue du commencement dans la pensée et non pas de celui des origines dans l’histoire. Cela ne signifie nullement qu’il n’y ait place ici que pour un type de théorie, ni qu’une théorie soit plus apte que d’autres à rendre compte du réel : jamais aucune théorie ne pourra le faire complètement. Mais ce qu’on peut et ce qu’on doit attendre d’une théorie, c’est qu’elle soit capable d’articuler et d’élucider le plus grand nombre possible de phénomènes entrant dans son champ, et qu’elle soit en mesure soit de prévoir de manière détaillée des phénomènes inédits, soit d’y faire face de manière tout aussi détaillée s’ils se présentent. Je tenterai de montrer ici comment la construction que j’ai proposée satisfait, pour le moment, ces deux exigences.
2Ce parti-pris philosophique explique pourquoi dans mon petit livre Qu’est-ce que la laïcité ? [1][1]Paris, Vrin, 2008, 2e éd., il est peu question des auteurs notoires qui sont aux origines de la laïcité en France, notamment Ferdinand Buisson [2][2]Le terme de laïcité apparaît en 1871 dans le supplément du…. Du point de vue du commencement, qui est le seul revendiqué ici, j’ai préféré me reporter à une séquence bien antérieure relevant de la philosophie classique : Locke – Bayle – Condorcet. Conceptuellement, cette séquence est traversée par les rapports entre tolérance et laïcité. C’est par un bref rappel de cet horizon conceptuel que je commencerai.
Toleration et laïcité : deux dispositifs de pensée
3Le concept de laïcité est pris ici principalement au sens d’un mode d’organisation de la coexistence des libertés, tel qu’il existe aujourd’hui dans la République française, mais dont la construction conceptuelle apparaît dès la pensée classique. Ce mode d’organisation suppose une pensée de l’association politique. Il a été précédé et préparé, aussi bien du point de vue des origines dans l’histoire que de celui du commencement dans la pensée, par le concept de tolérance. Par « tolérance » on entendra principalement, non pas une attitude ou une modalité psychologique de relation entre des individus, mais un mode d’organisation de la coexistence des libertés dans une association politique – il serait de ce point de vue plus exact de parler de toleration, en reprenant la traduction anglaise du texte fondateur qu’est à mes yeux la Lettre sur la tolérance (initialement publiée en latin) de Locke. Cette organisation de la coexistence des libertés inspire un grand nombre de constitutions politiques aujourd’hui, et elle est toujours en vigueur, sous différentes variantes, dans de grandes démocraties notamment anglo-saxonnes, aux Pays-Bas, dans les pays scandinaves, pour ne citer que quelques exemples.
4Chacun sait que ces deux modes d’organisation portent principalement sur, et s’apprécient par, la notion de liberté des cultes, de sorte que l’un et l’autre réalisent ou tendent à réaliser, chacun à sa manière, un système de trois propositions :
- Personne n’est tenu d’avoir une religion plutôt qu’une autre.
- Personne n’est tenu d’avoir une religion plutôt qu’aucune.
- Personne n’est tenu de n’avoir aucune religion.
La question est ici de savoir ce qui les différencie philosophiquement, dans leur constitution conceptuelle. En effet, tous deux admettent le principe de la distinction entre d’une part le domaine de l’autorité civile – le pouvoir civil ou encore celui de l’association politique –, et d’autre part celui des autorités religieuses – le pouvoir des églises, des associations destinées à un culte [3][3]Jean-Claude Monod met en lumière la mise en place de cette…. C’est sur ce principe que s’établit l’idée même de liberté religieuse. Mis en place très clairement par la théorie de la toleration, ce principe ne suffit donc pas à différencier conceptuellement les deux régimes. La différence (et on verra que cette différence conceptuelle est de grande conséquence sur l’extension des libertés et sur la manière dont cette extension est pensée) apparaît lorsqu’on examine la place et le statut des trois propositions.
5Chacune des propositions énonce une liberté en écartant une contrainte émanant de la confusion entre pouvoir politique et pouvoir religieux.
6Il y a évidemment absence de liberté religieuse chaque fois que le pouvoir civil impose un culte particulier (proposition 1). De ce point de vue, la proposition 3 est réductible à la première : en contraignant les personnes à n’avoir aucune religion, le pouvoir civil érige l’athéisme et l’incroyance au niveau d’un dogme et substitue une religion civile obligée à tout autre culte possible – ce fut le cas dans nombre de pays communistes durant le xxe siècle, et c’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai choisi de faire figurer la proposition 3 explicitement dans le système.
7On peut donc dire que les propositions 1 et 3 énoncent la condition de la liberté des cultes. En revanche, la proposition 2 énonce une liberté supplémentaire qui va au-delà de celle consistant à adopter un culte quelconque : celle de pouvoir n’en adopter aucun. Cet élargissement passe de la liberté religieuse à ce qu’il est convenu d’appeler la liberté de conscience.
8Or la tolérance classique, celle de Locke, évacue expressément la seconde proposition comme impertinente : aux yeux de Locke, il n’est pas possible d’admettre l’athéisme dans l’association politique. On irait trop vite en concluant que c’est précisément cette admission qui va différencier le régime de toleration et le régime de laïcité. D’abord ce serait aujourd’hui empiriquement faux car nombre de démocraties fondées sur le régime de tolérance l’admettent. Mais ce serait aussi une erreur conceptuelle par précipitation.
9En effet, la manière dont Locke procède à cette exclusion et à ce verrouillage mérite la plus grande attention du point de vue du commencement dans la pensée. Il procède de telle sorte que je le considère comme le premier grand penseur de la laïcité. Lorsqu’on prend au sérieux l’argument avancé par Locke pour exclure les incroyants de l’association politique, on voit apparaître une question de fond qui trace le champ de vision sur lequel va s’installer le concept de laïcité, précisément parce que ce grand penseur a placé son opération de verrouillage à un point décisif.
10Enfin, ceux qui nient l’existence d’un Dieu ne peuvent en aucune façon être tolérés. En effet, de la part d’un athée, ni la promesse, ni le contrat, ni le serment – qui forment les liens de la société humaine – ne peuvent être quelque chose de stable et de sacré ; à tel point que, l’idée même de Dieu supprimée, tous ces liens sont ruinés [4][4]Locke, Lettre sur la tolérance (1689), ma trad. à partir de la….
11L’idée fondamentale est qu’on ne peut pas admettre les incroyants dans l’association politique pour incapacité à former lien. Ils sont par définition déliés. On peut rétablir ici un syllogisme caché. Toute association politique suppose un principe de liaison, et comme le modèle de tout lien est le lien religieux, la conséquence tombe : il faut exclure les athées comme non-fiables. Le point de virulence est parfaitement élucidé : c’est le rapport de l’association politique avec la forme du lien qu’elle suppose. Locke raisonne sur l’incroyance d’une manière très intéressante car il ne retient d’elle que ce qui à ses yeux interfère avec la question du politique : ce qui lui importe n’est pas le contenu de telle ou telle incroyance, c’est sa forme en tant qu’elle a un rapport au lien politique. Or la forme de l’incroyance, c’est le vide de lien. Dans la série de trois propositions mise en place ci-dessus, la seconde énonce bien un vide comme possible. Si ce vide est récusé comme contraire au principe même de l’association politique, a fortiori la 3eproposition est évacuée : indépendamment du fait que, pour des raisons historiques (du point de vue des origines dans l’histoire), elle ne pouvait se poser à Locke, prise philosophiquement, du point de vue du commencement dans la pensée, elle n’a pas non plus de sens.
La question fondamentale : le lien politique s’inspire-t-il d’un modèle religieux ?
12A partir de ce raisonnement, on peut énoncer une question fondamentale – à laquelle Locke répond négativement – : peut-on fonder une association politique en faisant l’économie d’une référence à un lien ayant pour modèle la croyance religieuse ?
13On voit bien ici que l’angle d’attaque posant la question du degré de liberté dont jouit chaque personne dans une association politique ne revient nullement à réduire le point de vue en le bornant aux seuls individus pris subjectivement. Poser la question de la possibilité et du statut de la non-croyance, ce n’est pas seulement se demander si elle est praticable, c’est en réalité se demander, pourvu qu’on aille au comble de la pensée, quelle est la forme du lien construit par l’association politique et si cette forme admet ou non une référence extérieure qui lui serait préalable. La question de Locke relativement à l’admission des incroyants n’est pas seulement décisive pour chaque liberté particulière, elle est décisive pour penser la forme et le fondement de l’association politique.
14Bien sûr, la tolérance des Lumières telle qu’on la trouve chez Bayle [5][5]Pierre Bayle, De la tolérance, commentaire philosophique sur… – la tolérance élargie – va dépasser cette exclusion des incroyants, mais elle ne va pas dépasser le problème posé par Locke en ce sens qu’elle ne se le pose pas dans l’optique d’une réflexion sur la forme et les fondements de l’association politique. Elle va seulement lui apporter une réponse de fait sous l’espèce d’un démenti empirique qui élargit la tolérance à l’incroyance. On peut admettre les incroyants dans l’association parce qu’ils sont plus sensibles que d’autres à la loi civile, n’ayant pas de recours à une autorité transcendante qui les exempterait moralement de l’obéissance. Les incroyants ne peuvent alléguer la clause de conscience pour refuser d’obéir à la loi. Bayle s’appuie sur l’immanence de la situation des incroyants pour les présenter comme des sujets sensibles à l’autorité de la loi.
15Mais une telle réponse ne remet pas fondamentalement en cause la relation entre le lien religieux comme forme modélisante et le lien politique. La question de la forme du lien, de sa modélisation par le lien religieux n’est pas abordée. Nous sommes en présence d’un considérable progrès du point de vue de la liberté individuelle, puisque les incroyants ne sont plus considérés comme indignes de confiance. Mais philosophiquement, on n’atteint ici qu’un élargissement subjectifqui ne repose pas sur la conception de l’objet politique lui-même mais sur son usage libéral par l’autorité civile.
16Ainsi j’appelle moment subjectif la jouissance de fait de la liberté de conscience, appréciée du point de vue de chaque conscience. Dans cette configuration, l’autorité civile, même si elle en a objectivement la possibilité, s’abstient en réalité de contraindre les non-croyants à adopter un culte ou à faire acte d’allégeance envers un culte, mais l’association elle-même peut reposer sur un lien à modèle religieux – il peut même arriver qu’elle reconnaisse une religion officielle. La liberté accordée à l’incroyance relève alors d’une décision (et le plus souvent d’une abstention, d’une absence de décision) subjective en ce sens qu’elle n’est pas dérivée d’une propriété objective de l’objet politique.
17Ce fut le cas au Royaume-Uni jusqu’à une époque récente, puisque la législation sur le blasphème n’y a été abolie qu’en 2008 – et cependant on sait qu’une forte tradition d’athéisme y existe depuis longtemps sans être inquiétée outre mesure. C’est encore le cas de la Norvège, dont la Constitution garantit la liberté religieuse (et non la liberté de conscience [6][6]La loi du 9 décembre 1905 1° « assure la liberté de…), mais dont les citoyens pratiquant la religion évangélique luthérienne sont expressément tenus d’y élever leurs enfants [7][7]Article 2 de la Constitution norvégienne actuellement en… – et pourtant il est patent que personne n’y est persécuté pour ce motif ou plus généralement pour motif d’incroyance.
18Le cas des États-Unis d’Amérique est intéressant en ce sens qu’il offre la réciproque de ces deux exemples : dans le cadre d’une nette séparation des autorités civiles et des autorités spirituelles, l’incroyance y est admise, et cependant elle est expressément écartée au moment moral fédérateur où est affirmé officiellement un acte de foi dans la forme religieuse du lien – par exemple le serment, la pratique publique et officielle de la prière par les magistrats civils, la devise inscrite sur le dollar. La présence et l’expression d’un lien à modélisation religieuse y va de soi : le moment théologique du politique y est réduit à son point moral et le plus général possible, mais il n’est cependant pas évacué.
19C’est avec la Révolution française que la laïcité se constitue en tant qu’elle est un concept objectif. La forme du lien posé par l’association politique s’y énonce comme disjointe de toute modélisation religieuse : cette disjonction est une propriété de l’objet politique. La thèse est symétrique à celle de Locke et on peut de ce fait la considérer comme structurée par la question fondamentale posée par Locke. La question n’est plus seulement de savoir si les individus jouissent de la liberté de conscience, s’ils peuvent ou non se déclarer incroyants ou sceptiques. Elle n’est pas non plus seulement d’installer une séparation de l’autorité civile et des autorités religieuses, séparation qui peut, comme on vient de le voir, être compatible même avec une religion officielle et qui peut supposer une identité de forme entre le lien politique et le lien religieux. Elle est de savoir si l’association politique elle-même peut être et être pensée en faisant l’économie de la position d’un lien dont le modèle serait inspiré de l’extérieur par l’existence du lien religieux.
20Le vide de la forme de l’incroyance – il serait plus exact de parler de la non-croyance – (c’est-à-dire l’idée qu’il n’est pas nécessaire de supposer un lien à modèle religieux pour former le lien politique) va cette fois refluer de la conscience subjective particulière pour être placé objectivement au fondement de l’association politique. Cette position, notamment soutenue par Condorcet, ne va pas de soi : elle s’oppose en effet à tout établissement d’une religion civile, à toute sacralisation de la loi. Elle fut farouchement combattue par Robespierre [8][8]Condorcet énonce cette disjonction notamment dans l’examen….
21La forme de l’incroyance (il ne s’agit pas de l’incroyance comme doctrine) ou plutôt la forme de la non-croyance va pouvoir devenir fondamentale du point de vue politique. Il s’agit d’une position minimaliste, et il importe de l’exprimer sous forme minimaliste et négative : le lien politique, pour être et pour être pensé, n’a pas besoin d’une référence à la forme préalable du lien religieux. La loi, pour être construite et pensée, n’a pas besoin de la forme de la foi – la conséquence la plus connue est la réciproque de la proposition : la foi n’a pas à fonder ni à faire la loi. Mais il faut en souligner le moment fondamental : l’association politique commence avec sa propre pensée, elle construit un lien inouï qu’elle n’emprunte à rien d’autre qu’à elle-même. On va conjuguer le vide souligné par Locke avec l’immanence soulignée par Bayle et on va entièrement retourner le système de pensée. Aucune adhésion à un lien préalable n’est nécessaire : le lien politique n’est pas formé par une adhésion, mais par un consentement raisonné. On a donc affaire à un évitement de la transcendance au moment politique fondateur.
22On passe au concept de laïcité à partir du moment où est niée la radicale identité entre foi et loi, ou plus précisément à partir du moment où on affirme explicitement qu’on peut et qu’on doit faire l’économie de cette identité dans la constitution de l’association politique. Cela nous semble tout simple, mais c’est une option philosophique très importante et riche de conséquences dans son minimalisme même : car pour soutenir cette option, il va falloir penser l’association autrement que sur un modèle fiduciaire, autrement que sur un modèle d’adhésion et de confiance. Il va falloir penser l’association comme autoconstituante, ne devant rien à autre chose qu’elle-même et comme un commencement absolu étranger à toute transcendance.
L’élargissement de la liberté. Abstraction et puissance concrète
23La construction de l’association politique s’effectue donc d’abord dans une sorte de tube de Newton, un vide expérimental. Ce que Locke récusait va devenir primordial : la suspension de la croyance et de l’adhésion comme forme fonde l’association politique. C’est elle qui va permettre, dans le moment juridique, la coexistence des libertés de manière encore plus large que ne le faisait le régime de la tolérance. Plus large en effet : car il ne s’agit plus de faire coexister les libertés existantes, les positions existantes, les communautés existantes, mais toutes les libertés possibles.
24Si l’association politique n’a nul besoin d’une référence à un modèle de lien extérieur, alors la puissance publique n’est en aucun cas fondée à réclamer des citoyens une quelconque foi, et pas davantage une foi civile. Elle s’astreint donc elle-même à l’abstention en la matière – c’est ce que nous appelons « le principe de laïcité ». Du fait de cette abstention, tout ce qui relève d’une foi et tout ce qui relève plus concrètement d’une conscience et d’une pratique religieuse relève du domaine de la liberté naturelle : la puissance publique n’est pas fondée à en discourir, sauf à intervenir dans le cadre du droit commun de la préservation des droits d’autrui. Dans un État laïque, toutes les croyances et incroyances sont donc licites dans le cadre du droit commun, y compris celles qui n’existent pas…
25On voit ici combien la puissance concrète de ce concept tient précisément à son abstraction : c’est parce qu’il ne « regarde » pas l’énumération empirique des incroyances et des croyances, parce qu’il ne se fonde pas sur leur seule existence hic et nunc, qu’il permet d’ouvrir à toutes et de manière égale l’espace de liberté auquel elles sont en droit de prétendre. Il est donc infondé de reprocher à ce concept son « abstraction » au nom d’un concret d’énumération forcément borné à un état empirique donné qui exclut ou oublie nécessairement quelque(s) option(s). Le concret véritable se mesure en matière politique à la quantité de liberté rendue possible par un dispositif. Or cette quantité est ici infinie en extension puisque le nombre de positions qui peuvent en jouir est par définition illimité, de même qu’elle est intensivement infinie pour chacune. La seule limite est celle du droit commun : par exemple, on interdit les sacrifices humains non pas parce que telle ou telle religion les pratiquerait, mais parce que le meurtre en général est interdit, ou encore on interdit les prières collectives massives sur la voie publique non pas parce qu’il est interdit de prier en public (l’interdire serait une atteinte à la liberté d’expression), mais parce qu’un rassemblement massif fait obstacle à la liberté de circulation – un tel rassemblement sera donc soumis à la réglementation des manifestations.
26La laïcité comme concept politique objectif réalise donc les trois propositions énoncées précédemment non pas par juxtaposition des libertés existantes, mais en créant un espace a priori qui se présente comme leur condition de possibilité et qui élargit le champ de la liberté à ce qui n’est pas nécessairement présent hic et nunc. La notion d’appartenance préalable lui est étrangère en ce sens qu’elle n’en a pas besoin, ce qui ne signifie nullement qu’elle la rend impossible ou qu’elle la persécute [9][9]On distinguera le communautarisme d’association qui relève d’un…. Cette réalisation passe par un dispositif aveugle dont le fonctionnement peut être illustré par la loi du 13 novembre 1791 relative aux Juifs, préparée par la fameuse formule de Clermont-Tonnerre à l’Assemblée constituante le 23 décembre 1789 :
27Il faut tout refuser aux Juifs comme nation ; il faut tout leur accorder comme individus ; il faut qu’ils soient citoyens [10][10]Le Moniteur universel, 23 décembre 1789. Cité dans Renée….
28La formule, citée aujourd’hui comme le comble de l’abomination jacobine, est profondément libératrice précisément en ce qu’elle proclame un devoir d’aveuglement. [11][11]Si chaque citoyen français ou même chaque fonctionnaire, chaque…
Minimalisme politique et classe paradoxale
29Examinons à présent la conception de l’association politique supposée par la laïcité.
30L’ensemble repose, du point de vue de sa construction conceptuelle, sur ce qu’on pourrait caractériser comme un « vide expérimental », faisant surgir une situation de laboratoire politique où l’on aurait à réunir des singularités dont on suppose qu’elles n’ont pas d’autre motif d’union que la préservation de leur singularité, dont le motif pour entrer dans l’association politique serait, non pas la politisation d’une union préalable en molécules sociales (celles-ci pouvant trouver un statut juridique libérateur et protecteur dans le droit associatif), mais la possibilité de leur propre indépendance par rapport à toute forme de liaison. Il s’agit donc de trouver une liaison telle qu’elle rende possible la déliaison maximale de chacun des atomes qui la composent. Une liaison qui assure à chacun des éléments qui y consentent un maximum de liberté. Tel est le lien politique, tel est le paradoxe de sa force qui tient à la liberté de chacun de ses atomes, force plus grande que celle de tout autre lien pourvu qu’il soit explicité : à quoi bon s’associer aux autres si ce n’est pour étendre sa liberté et la rendre plus sûre ?
31Ramenée à son angle d’attaque politique, la question est structurée comme celle que Rousseau pose pour fonder la théorie du contrat social, mais il faut alors préciser que le contrat social n’est pas à proprement parler un contrat au sens classique du terme puisqu’il n’associe pas des parties prenantes préexistantes : il les constitue en même temps que lui et par sa pure forme. La possibilité et la solidité de l’association sont fondées sur l’assurance que chaque contractant pourra développer un maximum de propriétés singulières. Autrement dit, le Contrat social est la condition de possibilité du Promeneur solitaire [12][12]Mais on sait que Rousseau, au livre IV, remplit partiellement….
32Ramenée d’autre part à son angle d’attaque formel, la question d’une collection d’éléments qui ne se rassemblent qu’en vertu d’une formule pouvant assurer leur différenciation maximale est celle des classes paradoxales. Jean-Claude Milner en a donné naguère une théorie convaincante dans Les Noms indistincts [13][13]Paris, Seuil, 1983, voir notamment le chapitre 11, p. 123 et….
33Prise à la dimension du citoyen, la question de l’inscription au régime de la classe paradoxale pourrait se formuler ainsi : dans une cité laïque, la proposition « je ne suis pas comme le reste des hommes » non seulement est possible, mais il faut la placer au fondement de l’association. En entrant dans l’association, je vous demande de m’assurer que je pourrai être comme ne sont pas les autres, pourvu que je respecte les lois, lesquelles ne peuvent avoir d’autre fin ultime que de m’assurer ce droit. [14][14]Il serait certainement intéressant et sans doute possible de…
34La force de cette association, c’est précisément son minimalisme : elle propose à chacun, quelles que soient ses origines, de commencer comme citoyen, de n’avoir à rendre des comptes que comme citoyen, et de s’instituer lui-même dans ce lien minimal. Il s’agit bien d’un commencement, et non pas d’une origine. Non que chacun soit sommé de couper avec ses racines, non que les regroupements communautaires soient proscrits : bien au contraire, ceux-ci peuvent et doivent trouver un cadre juridique leur permettant d’exister et de se développer. Non que la société civile soit exclue de toute considération : c’est au contraire pour elle, pour assurer sa pleine liberté, que le lien politique s’en tient au minimalisme. Loin de la négliger, cette conception politique en fait au contraire sa finalité. Il ne s’agit pas davantage de rompre avec l’histoire ou d’en récuser le travail : mais l’histoire est traitée ici comme une discipline critique, une réappropriation qui reconvertit le récit en réflexion, et en exemplarité.
35En outre, il faut aussi penser à ceux qui n’ont pas de racines ou qui ne tiennent pas à en avoir : ceux qui s’en tiennent à la rigueur de la proposition « je ne suis pas comme le reste des hommes ». On a vu plus haut la place décisive de l’incroyance dans la question de la constitution politique. Il en va de même ici : le déraciné est le paradigme du citoyen. Il en est le paradigme en ce sens que l’association politique ne requiert rien d’autre de ses membres que de commencer avec elle, de se constituer comme sujets politiques en suspendant (et non en abolissant) momentanément leurs attaches particulières – opération du reste plus courante et plus facile qu’on ne le dit, puisque c’est elle qui guide les pas du citoyen vers le bureau de vote, c’est elle qui lui demande de s’interroger en termes de bien commun, c’est elle qu’il effectue en consentant à payer des impôts, en acceptant une charge publique… Cette suspension, que la théorie sépare et érige en objet analytique, n’en rencontre pas moins une pratique réelle sans laquelle le fonctionnement de l’association républicaine serait impossible.
Le pouvoir explicatif de la théorie : quelques exemples
36Cette approche comprend une série de conséquences qui permettent d’en mesurer à la fois le pouvoir explicatif et la puissance prédictive ou la capacité à faire face à des éléments nouveaux surgissant dans le champ politique contemporain. En voici quelques-unes.
371° L’autorité publique et ce qui participe d’elle, ce qui est relatif à la constitution, à l’énoncé et au maintien des droits, est soumis à l’abstention stricte en matière de croyance et d’incroyance. En revanche tout le reste, l’intégralité de l’espace civil et de l’espace intime, jouit de la liberté d’affichage et d’expression, dans le cadre du droit commun.
382° Le fondement de l’association politique se pensant indépendamment de toute référence religieuse et de toute référence à un lien social ou communautaire, seule une religion civile est directement et intégralement contraire à la laïcité, cette dernière ne s’opposant aux religions que dans la mesure où elles prétendent faire la loi.
393° La forme de l’association permettant à chacun de vivre en communauté, mais aussi de changer de communauté ou encore de se soustraire à toute communauté, il ne saurait y avoir d’obligation d’appartenance.
404° Puisque la laïcité ne suppose pas des parties prenantes préexistantes, il n’y a pas à proprement parler de contrat laïque.
415° La laïcité n’est pas un courant de pensée au sens ordinaire – on ne peut pas dire « les laïques » comme on dit « les catholiques » ou « les athées ». Il ne saurait donc y avoir d’« intégrisme » laïque, sauf à entendre par là une position qui voudrait étendre le principe d’abstention propre à la puissance publique à la société civile.
42Ce que nous appelons au sens strict le principe de laïcité désigne ce qui s’applique au domaine de l’autorité publique : il exige de la puissance publique l’abstention en matière de croyance et d’incroyance.
43Le corollaire est que, si la puissance publique s’abstient en ces matières, le domaine social – que nous appellerons « société civile » – et celui de l’intimité jouissent d’une liberté entière d’exercer et de manifester croyances et incroyances, et d’une manière générale toute opinion, dans le respect du droit commun. Il en résulte que les manifestations d’opinion (y compris religieuses) peuvent se déployer dans la société civile sous le regard d’autrui (par exemple : la rue, le métro, une boutique, un hall de gare, une bibliothèque, un musée, une piscine, un club de gym, un hôtel) et dans l’espace de la vie privée à l’abri du regard d’autrui.
44Autrement dit, le régime de laïcité articule le principe de laïcité (ou encore principe de réserve) dans l’espace participant de l’autorité publique avec le principe de liberté de manifestation dans l’espace civil public et privé (et intime). On peut déduire de là les deux dérives les plus fréquentes – vouloir étendre cette liberté à la puissance publique (c’est la laïcité adjectivée : positive, plurielle, modérée, raisonnable…) / inversement durcir l’espace civil en exigeant qu’il applique le principe d’abstention (extrémisme laïque)
45Cette articulation, qui est en même temps une distinction, entre les deux principes qui forment le régime de laïcité, est décisive. Elle éclaircit la difficulté qui accompagne l’opposition fréquemment citée entre « sphère publique » et « sphère privée ». Car si cette opposition peut avoir un sens aux yeux des juristes [15][15]Voir Frédérique de La Morena, Laïcité et république, Toulouse,… – par sa référence au droit public et au droit privé – elle engendre en revanche des confusions tenaces et redoutables dans l’opinion du fait que le terme « public » peut désigner couramment, non seulement le domaine de l’autorité publique (auquel seul s’applique le principe de laïcité), mais aussi et plus généralement ce qui est accessible au public. Parallèlement, le terme « privé » peut désigner non seulement ce qui relève du droit privé (et qui inclut nombre d’objets et d’espaces accessibles au public) mais aussi et plus restrictivement ce qui relève de l’intime, à l’abri du regard d’autrui. En brandissant de manière incantatoire l’opposition entre « sphère publique » et « sphère privée », et en combinant implicitement le sens étendu du terme « public » avec le sens restreint du terme « privé », nombre de militants laïques ont accrédité (et certains ont assumé eux-mêmes) l’idée fausse selon laquelle la laïcité réclamerait la neutralisation des lieux accessibles au public et des personnes qui y circulent, et n’accorderait la liberté d’expression qu’à l’espace de l’intimité, ce qui revient à l’abolir. C’est un exemple de la dérive extrémiste dont il a été question à l’instant, qui étend l’application du principe de laïcité au-delà de son champ.
46Le même outillage conceptuel situe parfaitement les tentatives récentes qui sous prétexte de « moderniser » la laïcité, prétendent inversement étendre sous différentes formes l’application du principe de liberté de manifestation au domaine participant de l’autorité publique. C’est ainsi qu’a éclaté ce qu’il est convenu « l’affaire du voile », c’est-à-dire du port des signes religieux à l’école publique en 1989. Il a fallu de longues années pour expliquer en quoi et pourquoi, dans l’enceinte scolaire et durant le temps scolaire, les élèves de l’enseignement public élémentaire et secondaire sont astreints au principe de réserve [16][16]Rappeler en détail l’argumentation dépasserait le cadre de cet…. Et en vertu des mêmes raisons, on établit inversement et aisément pourquoi les étudiants, dans le cadre universitaire même public, ne peuvent y être astreints [17][17]Je me permets de renvoyer à l’un de mes textes en ligne…. On peut comprendre aussi pourquoi les élèves eux-mêmes, lorsqu’ils se présentent à un examen national, cessent précisément d’être élèves et, en devenant candidats, entrent dans le champ de la société civile : on ne peut alors exiger d’eux que ce qui est exigé d’un candidat en général, dont on n’a jamais exigé qu’il quitte, par exemple, un habit religieux à condition que rien n’entrave son identification. Il est en outre très facile, muni de ces mêmes outils, d’avoir quelques idées claires sur des questions « de terrain » qui semblent hors du champ de vision de la « spéculation théorique abstraite », par exemple celle des accompagnateurs de sorties scolaires : peut-on les autoriser à afficher leurs appartenances religieuses de manière ostensible ? Il suffit de se poser la question de savoir qui est responsable en cas d’accident pour constater que l’accompagnateur, même bénévole, reçoit temporairement une mission de service public et se trouve donc astreint, le temps de celle-ci, aux règles de l’autorité publique.
47Outre les exemples qui viennent d’être rappelés, l’actualité récente nous a donné mainte occasion de mettre à l’épreuve les éléments théoriques ci-dessus évoqués. J’en citerai quelques-uns, qu’il était facile de prévoir et qu’il est non moins facile d’éclairer. Au nom de la laïcité, n’a-t-on pas prétendu que le voile intégral devait être interdit sur la voie publique, alors qu’il s’agit d’une question de sécurité publique et nullement d’affichage religieux, ce dernier étant libre dans le cadre du droit commun ? Ce n’est donc pas au nom de la laïcité qu’on peut interdire le port du voile intégral, car à ce compte il faudrait aussi interdire celui de la soutane, etc. : c’est de manière générale et en vertu de la sécurité publique que le port du masque est prohibé en public. Et pourquoi devrait-on s’offusquer, au nom de la laïcité, de la vente de produits estampillés de manière religieuse dans les magasins ou de l’existence de restaurants ne servant que ces derniers ? Il suffit que la liberté soit respectée et que chacun puisse savoir ce qu’il achète et consomme.
La conjonction de deux dérives : le prix du vide théorique
48Depuis des décennies, l’alternance et la conjonction entre les deux dérives symétriques (laïcité adjectivée ou « toilettée » / extrémisme laïque) occupe de façon remarquable l’actualité en France, et s’explique facilement par la méconnaissance du caractère essentiellement articulé du régime laïque en deux principes. Ces deux dérives se sont relayées au point d’être adoptées tour à tour par le même personnel politique [18][18]Qu’on songe, par exemple au discours tenu par Nicolas Sarkozy à…. Elles ont notamment permis la récupération de thèmes laïques par l’extrême-droite, l’une en désertant totalement le terrain du combat laïque pendant de longues décennies, l’autre en l’investissant avec des propositions durcies et réactives, les deux en congédiant la réflexion théorique et en épousant le fonds de commerce des politiques d’extrême-droite, à savoir la constitution fantasmatique de « communautés » (en l’occurrence « les musulmans ») que les uns révèrent en criant à la « stigmatisation » et que les autres abhorrent.
49Le mécanisme de balancier est facile à comprendre et à décrire. A force d’amollir la laïcité, d’en méconnaître le concept au point d’introduire le discours religieux comme légitime dans le domaine de l’autorité publique, à force de consacrer le fractionnement du corps social en reconnaissance politique d’appartenances particulières, à force de dissoudre l’idée républicaine, on finit par réveiller ou par produire un mouvement réactif et rigide réclamant le « nettoyage » de toute présence du religieux dans l’ensemble de la vie civile et sa restriction à la seule vie intime – autant dire qu’on réclame l’abolition de la liberté d’opinion. Une telle réaction, pas plus que la position précédente, n’a que faire des concepts et campe sur l’ambivalence du terme « public », qu’elle interprète non pas comme ce qui participe de l’autorité publique, mais comme tout ce qui apparaît en public. Comment s’étonner alors que l’extrême-droite, criant à l’abandon de la laïcité, n’ait plus qu’à s’emparer d’un ultra-laïcisme aux ordres du nettoyage anti-religieux, qu’elle restreint en réalité à un nettoyage anti-musulman ?
50Dans le sillage de ce cadeau insensé dû à l’absence de théorisation, on peut éclairer un autre sujet à la mode ces derniers temps, bien partagé à droite comme à gauche, et qui refait régulièrement surface sous la forme de propositions diverses de financement public des cultes.
51Le non-financement public des lieux de culte est une conséquence logique du principe de laïcité et il est lié à l’exercice de la liberté des cultes. Or ce non-financement est étrangement devenu une question alors que l’abstention de la puissance publique en la matière devrait aller de soi dans la France républicaine, sans qu’on ait même besoin de rappeler les termes précis de la loi de décembre 1905 [19][19]Début de l’article 2 « La République ne reconnaît, ne salarie…. C’est devenu une question parce que les tenants d’une laïcité adjectivée banalisent l’idée qu’il faut bien aider les cultes si on veut qu’ils soient libres. C’est devenu une question politique brûlante parce que les tenants de l’extrémisme laïque brandissent un péril dit « d’islamisation » auquel le non-financement des lieux de cultes serait une réponse politique.
52Or le non-financement public des lieux de cultes n’est pas un instrument politique dirigé contre les religions, ni a fortiori contre telle ou telle religion, ce n’est pas une arme à la disposition des tenants du « choc des civilisations ». Il est une conséquence logique du principe de laïcité appliqué à l’autorité publique. Il est de plus parfaitement éclairé par la thèse fondamentale qui préside à la définition même d’une association politique laïque : si l’association politique n’a pas besoin d’une référence à la forme religieuse, il en résulte que l’exercice d’un culte est un droit-liberté (droit de …) et non un droit-créance (droit à…). Le fait de ne pas l’exercer est lui-même un droit, cela n’est nuisible au droit de personne, et cela n’a aucune conséquence sur le fonctionnement de l’association politique. La liberté des cultes n’est comparable en ce sens, ni au droit à l’instruction, ni au droit à la santé, ni à aucune prestation sociale, ni au droit au logement ou au travail. On pourrait en revanche comparer la liberté des cultes au droit de propriété : j’ai le droit de m’acheter une voiture de luxe, et si je n’en ai pas les moyens, il n’appartient pas à l’État de m’y aider ! J’ai également le droit de ne pas exercer ce droit même si j’en ai les moyens. C’est en ce sens que, comme la propriété, les cultes sont privés. Or, ceux qui soutiennent la thèse d’un financement public des cultes font comme si le libre exercice des cultes était un droit-créance, alors qu’il s’agit d’un droit-liberté. Une telle confusion relève sans doute d’une volonté politique, mais qui n’ose pas se traduire en termes théoriques : car ce serait avouer qu’on veut passer d’un régime laïque à un régime où les cultes sont reconnus d’intérêt public, et par conséquent ériger en principe l’ingérence de l’autorité publique dans les affaires religieuses.
53Ainsi, en peu de temps, on a vu les mêmes plaider pour une « laïcité positive » qui mettrait la puissance publique à l’ordre des religions, puis présenter le projet insensé de soumettre « les usagers » des services publics à l’abstention de tout affichage d’opinion religieuse, en passant par le projet de financement public des lieux de culte. Tout et n’importe quoi a été entendu, et on peut s’attendre encore à de brillants parcours bien partagés dans la suite de ce jeu de l’oie où le but est d’éviter systématiquement la case laïcité tout en en parlant abondamment. L’absence de boussole devient la règle, on va d’un extrême à l’autre, on passe d’une laïcité énucléée et dénaturée à un ultra-laïcisme liberticide, on propose une chose et son contraire [20][20]N’a-t-on pas vu un programme politique, au cours de la campagne… : tout dans ces comportements respire la soumission au gré de l’actualité et à ce qu’on croit être la bien-pensance dominante, rien n’y décèle la moindre once de pensée sauf à confondre la pensée avec des projets politiques qui n’osent ou ne peuvent exposer leurs théories.