« Faire de la théologie dans un contexte de laïcité et de pluralisme religieux »
Monsieur le Président, Monseigneur, chères consœurs et chers confrères, chers collègues, Mesdames, Messieurs.
C’est pour moi un honneur autant qu’une joie d’intégrer les rangs de l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Savoie ; et mes premiers mots ne peuvent être que de gratitude envers celles et ceux qui m’accueillent au sein de cette institution. L’Académie de Savoie, comme on l’appelle habituellement, c’est, depuis longtemps, une référence pour le Chambérien que je suis, qui, depuis son adolescence, a appris à ouvrir les volumes de ses mémoires. Mémoires qui préservent et expriment quelque chose de la mémoire de la Savoie. Mais l’Académie de Savoie, c’est aussi un lieu de rencontres et d’échanges auxquels j’espère que je pourrai apporter ma contribution.
Comment le pourrai-je, sinon à partir de ce que je suis, un théologien catholique ? Non que je méconnaisse le caractère, faut-il dire laïc ? en tout cas religieusement neutre, d’une institution certes cofondée par un évêque, et où des prêtres et religieux ont su tenir leur place. Une certaine conception de la laïcité pourrait nous avoir, oserai-je dire, contaminés, au point que nous trouverions déplacé que l’on osât traiter de théologie dans une enceinte telle que cette Académie. À ce compte, il faudrait aussi proscrire, étape supplémentaire, l’histoire religieuse, la sociologie religieuse… Cachez cette religion que je ne saurais voir. Nous n’en sommes pas là, soyez-en remerciés.
Et dans la mesure où la religion catholique fait encore partie du paysage français, et donc savoyard, il peut être légitime de lui reconnaître une place. Aussi ai-je souhaité vous entretenir de ce à quoi je consacre une bonne partie de mon temps, la théologie. L’exercice aura du moins, pour le plus grand nombre d’entre vous, le mérite de l’originalité. Originalité que j’atténuerai en situant mon propos dans le contexte français qui est le nôtre. J’en retiendrai deux traits : son caractère « laïc », et le pluralisme religieux qui le caractérise. « Faire de la théologie dans un contexte laïc et de pluralisme religieux. »
“Le théologien ne saurait se dispenser de recourir à des disciplines comme l’histoire, la sociologie ou la géographie”
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« Faire de la théologie » : l’expression n’est pas très heureuse… Mais comme l’équivalent, dans ce domaine, du verbe « philosopher » n’existe pas, il faut sans doute s’en contenter… Faire de la théologie, c’est-à-dire rendre compte de ce que nous appelons, dans notre jargon et à la suite de saint Paul, le « Mystère » : à la fois Dieu et son projet de salut pour le monde ; ce que Dieu est et ce qu’il fait – en son Fils. Soit une investigation menée « de l’intérieur », de l’intérieur de la foi, à la différence des sciences religieuses, qui étudient le phénomène religieux de l’extérieur ; mais, on le verra, le théologien ne saurait se dispenser de recourir à des disciplines comme l’histoire, la sociologie ou la géographie.
Exercice mené à un certain niveau intellectuel, de façon « professionnelle » – on entend par là : autrement qu’en amateur. D’où une formation quelque peu exigeante et qui nécessite du temps, ce qu’il ne va pas de soi d’envisager pour des supérieurs religieux en ce temps de pénurie de personnel : on craint de « dégarnir le front » de la pastorale. J’oserai mettre en avant le thème de la gratuité, qui doit d’ailleurs être celle de tout exercice intellectuel à un certain niveau. Disons qu’il s’agit de viser une rentabilité d’un autre ordre que matériel : la perspective n’est pas facile à envisager aujourd’hui, y compris dans l’université d’État. Certes, un « enseignant-chercheur » doit enseigner, transmettre, il doit chercher, et, on l’imagine, au moins de temps en temps, trouver. Et il s’agit bien, j’y reviens, de mieux connaître ce que j’ai appelé le Mystère ; mais sans viser une utilité immédiate du type catéchèse, prédication ou apologétique.
Je parle de gratuité, et cela vaut à un autre niveau. Il n’est pas sûr que la reconnaissance sociale soit au rendez-vous. Dans l’Église catholique, au moins en France, passer l’aspirateur ou faire la vaisselle semble plus valorisé qu’écrire des articles : l’Évangile serait plutôt de ce côté… Depuis assez longtemps, sans doute, s’est développé un évangélisme qui peut confiner à l’anti-intellectualisme. Ce qui est dans l’air du temps, c’est la « spiritualité », la prière dans le meilleur des cas, ou ce qui en tient lieu, disons un rapport à un transcendant conçu de façon très personnelle, très subjective, accompagnant un état d’esprit marqué par l’affectivité, le sentiment, le « ressenti », le besoin d’épanouissement personnel… Et cela vaut pour les catholiques.
“C’est un contraste entre ceux qui entendent mettre en œuvre le concile Vatican II, y compris dans ses intuitions et son esprit, et ceux, parmi les plus jeunes notamment, qui se sentent moins concernés, et qui, souvent à la recherche de points de repère plus établis, vont chercher leurs références ailleurs”
Mais il convient de rappeler quelque chose du contexte actuel de l’Église catholique : elle vit sous un régime post-conciliaire, comme au XVIIe siècle après le concile de Trente. Ce qui se fait jour, c’est un contraste entre ceux qui entendent mettre en œuvre le concile Vatican II, y compris dans ses intuitions et son esprit, et ceux, parmi les plus jeunes notamment, qui se sentent moins concernés, et qui, souvent à la recherche de points de repère plus établis, vont chercher leurs références ailleurs, et en amont du concile, dans des temps perçus comme plus « catholiques », offrant les ressources d’une identité plus affirmée, à laquelle on aspirera en tant que minorité. Des rapports au monde différents s’ensuivront, qui se voudront plus ou moins ouverts. Je ne fais qu’indiquer cette perspective, sans condamner les uns ni les autres : il s’agit ici de constats.
En un temps où les chrétiens aspirent à des réponses, qui serviront à fonder des convictions, et je ne méconnais pas le caractère légitime de ces aspirations, le théologien, tel que je l’envisage, risque parfois de décevoir. Il s’emploie certes à donner des réponses aux questions que l’on peut se poser sur Dieu ou sur l’Église ; mais sa réponse passe par une problématisation, un questionnement, un recul, et donc suggère des déplacements, des changements de perspective, visant à donner aux réponses des fondements durables ; car, sans ce travail, elles ne tiendraient qu’en apparence et ne résisteraient pas à des questionnements plus poussés. Le théologien osera aussi courir le risque de ne pas donner exactement les réponses attendues ; de donner des réponses « ouvertes » plutôt que « fermées ». Il ne se contentera pas d’appuyer des évidences (les questions qu’on pose aux prêtres sont parfois de fausses questions, en ce qu’elles relèvent plutôt d’une tentative de faire légitimer des convictions déjà présentes). Le théologien sollicitera la patience de la part de ceux qui l’interrogent, et les invitera, en les accompagnant (j’insiste sur ce point), aux déplacements intellectuels et spirituels que je viens d’évoquer.
“Le théologien osera aussi courir le risque de ne pas donner exactement les réponses attendues ; de donner des réponses « ouvertes » plutôt que « fermées »”
Dans le contexte mouvant qui est le nôtre, le théologien, ici l’ecclésiologue (car il y a des variétés de théologiens, et un théologien spécialiste de l’Église, de ce qu’elle est et est appelée à être, ce que je suis – porte ce nom), aidera à objectiver les points de vue qui se veulent catholiques, à dépasser le simple sentiment, le préjugé, l’opinion ; à fonder une position, y compris pastorale ; à argumenter un refus, le refus de telle pratique, de tel discours… Il aidera à prendre du recul par rapport aux opinions, aux évidences, à relativiser – au bon sens du mot : non pas que tout se vaille, loin de là ; il s’agit de débusquer des absolus non fondés dans la tradition, et, à plus forte raison, dans la Tradition, avec un « T » majuscule. Pour cela, l’histoire est requise, et elle a été honorée dans la tradition théologique française du XXe siècle, avec les dominicains Marie-Dominique Chenu et Yves Congar, le jésuite Henri de Lubac. Le théologien prend en compte un absolu, mais un absolu dans l’histoire ; il voit les choses dans la suite de l’Incarnation, d’un Dieu fait homme. Savoir où poser l’absolu, sans le récuser mais aussi sans le séparer de son contexte. Distinguer les structures des figures que les structures peuvent prendre au cours du temps – alors que la tentation de l’ignorant ou de celui qui reste gouverné par sa sensibilité est d’absolutiser une forme de relatif.
Sans vouloir abuser de votre patience – mais j’ai du moins l’excuse de vous parler de ce qui vous est peu familier – je rappellerai qu’il me semble que l’Église catholique est habitée par une double tentation. S’ouvrir au monde, au point de ne plus avoir grand-chose à lui dire. Mais la tentation inverse est, par définition, plus enracinée dans une Église dont les références se situent, historiquement, dans le passé : passé des origines, d’une Incarnation située dans le temps ; passé d’une tradition bi-millénaire et à certains égards normative. La référence au passé est constitutive de l’identité chrétienne et catholique. On a pu l’oublier il y a de cela quelques décennies ; le risque peut être aujourd’hui d’oublier que le passé ne vaut pas pour lui-même ; qu’il existe, si l’on peut dire, en vue du présent. Il existe pour être honoré, reçu, sinon révéré, mais aussi interprété – l’art de l’interprétation est essentiel dans la démarche théologique, en cela représentative de l’existence chrétienne. Interpréter, c’est recevoir un donné, le considérer comme normatif – on osera parler de « dogme » ; mais c’est aussi l’envisager à frais nouveaux, dans un contexte donné, différent de celui qui a présidé à son élaboration. Le passé doit être une référence ; il ne peut jamais devenir un refuge. Je cite ici le jésuite Henri de Lubac : « Pour que le fleuve de la Tradition parvienne jusqu’à nous, il faut perpétuellement désensabler son lit. » Comprenons que le passé ne nous parlera que si nous en faisons l’histoire, c’est-à-dire si nous envisageons comment ce qui nous a été révélé une fois pour toutes ne cesse de se donner à nous en des formes nouvelles : la contingence ne ruine pas l’absolu, elle en est comme la forme. L’histoire sera ainsi assumée comme maîtresse de relativisation – non pas, je le redis, que tout se vaille, et donc que rien ne vaille ; il s’agit d’attribuer, aux éléments qui constituent la structure et le fondement de la foi chrétienne, leur valeur et leur importance respectives ; sans prendre l’accessoire pour l’essentiel, ni l’inverse. Car si tenir l’essentiel pour accessoire, ce put être, en catholicisme, la tentation des années 60 et 70 du XXe siècle, prendre l’accessoire pour l’essentiel, c’est la tentation de certains aujourd’hui. Le tout est de savoir qui, dans l’Église, « donne le ton », et de savoir oser aller à contre-courant – et, quand on enseigne, de le faire avec pédagogie, pour faire comprendre, pour apprendre à discerner, en accompagnant, je le redis, plutôt qu’en déstabilisant.
“La référence au passé est constitutive de l’identité chrétienne et catholique”
Affirmer les vérités chrétiennes, y compris dans ce qu’elles ont de peu spontanément compatible avec l’esprit du temps ; tout en faisant valoir que leur formulation a changé et peut changer, compte tenu des contextes mentaux, sociaux… Les uns pourront trouver que l’écart entre les mentalités contemporaines et ce qui est transmis du message évangélique est trop grand ; d’autres estimeront que trop de concessions sont faites à l’état d’esprit des auditeurs. Le théologien devra donc suivre sa conscience éclairée (les enseignants savent qu’il leur faut avant tout « être eux-mêmes », sans forcer leur nature), et se fier à ce que la Parole (avec un « P » majuscule) transmise a, par sa seule force, de convaincant.
C’est un vaste programme que j’évoque ici, qui peut être mis en œuvre par des laïcs, hommes et femmes : la théologie est un des rares lieux d’égalité absolue, dans l’Église catholique, aussi bien entre les statuts (clercs et laïcs) qu’entre les sexes, y compris institutionnellement. Et ce travail aura une dimension œcuménique : parce que la quête de l’unité des chrétiens est un devoir ; non par la recherche d’un plus petit dénominateur commun ou par des concessions réciproques, mais en vue d’un niveau supérieur de vérité où des énoncés communs pourront être possibles. C’est l’occasion d’une conversion, intellectuelle et spirituelle. L’activité œcuménique présente, je l’expérimente, quelque chose de gratifiant : elle permet la fréquentation d’une élite, académique, humaine, chrétienne… ; de personnes à la foi ouvertes et aux convictions fortes : ce n’est pas si fréquent.
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“La théologie est un des rares lieux d’égalité absolue, dans l’Église catholique, aussi bien entre les statuts (clercs et laïcs) qu’entre les sexes”
Je pourrais en dire bien davantage sur le travail du théologien ; mais il convient que j’en vienne à évoquer le contexte qui est, en France, aujourd’hui, celui de ce travail. Ce contexte, c’est d’abord, depuis 1905, celui de la laïcité.
De la laïcité, il existe bien des définitions, et bien des mises en œuvre. Laïcité qui, dans notre pays, oscille entre une laïcité de neutralité, vis-à-vis du fait religieux, et ce qu’il faut bien appeler une laïcité de marginalisation. Marginalisation quand on prétend passer de la laïcité de l’État et des collectivités publiques, laïcité de neutralité donc, à la laïcisation de la société ; promotion d’une laïcité, si elle mérite ce terme, visant à dénier aux Églises les droits qu’on reconnaît aux autres groupes sociaux, à commencer par celui d’exister socialement, donc visiblement, et de s’exprimer, sans disqualification a priori ; droit de se manifester dans l’espace public. Autre chose est ce que j’appelle une laïcité de neutralité, qui est aussi, voire d’abord, une laïcité de respect des consciences et des cultes (j’évoque ici les deux premiers articles de la loi de 1905), laïcité mise en œuvre par les plus hautes instances de notre pays, à commencer par le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État, on l’a vérifié lorsque cette dernière juridiction fut saisie à propos des restrictions imposées lors des confinements de ces dernières années. Les croyants de notre pays « laïc » furent bien mieux traités, s’agissant de la pratique cultuelle en temps de pandémie, que ceux de pays voisins, pourtant réputés non « laïcs ». Laïcité de neutralité et, dans ses meilleurs moments, de collaboration, dans le respect des champs d’indépendance de chacun, qui autorise une prise en compte du fait religieux comme fait social, ayant vocation à exister publiquement, bien évidemment dans le respect des lois en vigueur, à commencer par la loi de 1905.
“Les croyants de notre pays « laïc » furent bien mieux traités, s’agissant de la pratique cultuelle en temps de pandémie, que ceux de pays voisins, pourtant réputés non « laïcs »”
On s’interrogera donc sur ce qu’on entend par laïcité, dès lors qu’on ne se reconnaît pas membre d’une tradition religieuse. Bien des choses sans doute… Contentons-nous ici de reformuler la distinction déjà proposée, en distinguant deux catégories de promoteurs de la « laïcité ».
Il y a ceux pour qui religion(s) et obscurantisme sont synonymes, les croyants, quand ils ne sont pas des hypocrites, étant des demeurés mentaux et (dans le contexte actuel) des fanatiques en puissance. On ne considère pas que la religion peut être violente, intolérante, inintelligente… On estime qu’elle l’est, par définition, au moins virtuellement. La laïcité visera à préserver la société d’une intolérance religieuse toujours menaçante.
Mais il y a aussi ceux qui distinguent, parmi les croyants, entre ceux qui sont ou pourraient, dans leur comportement en société, avoir un comportement problématique, et les croyants « normaux », qui jouent le jeu de la vie en société, sans entendre imposer aux autres quoi que ce soit de leurs croyances – tout en souhaitant voir reconnues les valeurs éthiques auxquelles ils sont attachés, à l’instar de tout citoyen participant au débat public.
Il me semble que le problème vient de ce que la tradition française est marquée par la première tradition, qui aurait conquis ses lettres de noblesse, de Voltaire à Charlie Hebdo. On a, au nom de la lutte contre l’obscurantisme, affaire à une laïcité de combat, qui visera à marginaliser, autant que faire se peut, toute forme de religion. On promouvra ainsi non seulement la laïcité de l’État et des institutions publiques, mais de la société, au nom du slogan « la religion doit rester une affaire privée ».
“On a, au nom de la lutte contre l’obscurantisme, affaire à une laïcité de combat, qui visera à marginaliser, autant que faire se peut, toute forme de religion”
Il apparaît donc que la mise en œuvre de la laïcité républicaine peut, de nos jours, s’avérer difficile, et laisser la place à la « laïcité » de marginalisation que j’évoque. Il est vrai que la laïcité à la française ne va pas sans paradoxes. Albert Thibaudet (qui mérite d’être lu) évoquait, en 1932, une laïcité qui ne veut se faire aimer que pour elle-même, et non pas, non plus, contre quelqu’un. C’était rappeler que la laïcité est née contre quelqu’un, l’Église catholique ; et sous-entendre que cette laïcité de combat s’était apaisée – de fait, 1932 n’était pas 1905. Le paradoxe consiste en ceci que la laïcité de combat de 1905 portait en elle les éléments d’une laïcité « libérale », disons de convivialité sociale, et que celle-ci constitue l’essence de la laïcité, selon l’interprétation que je fais mienne. Mais la formule pouvait aussi insinuer que la laïcité « aimable » peut redevenir une laïcité de combat, sans renier ses origines, dès lors qu’un adversaire – adversaire des valeurs de la République – réapparaît. En sommes-nous là aujourd’hui ? L’adversaire ne saurait être l’Église catholique, sinon dans ses marges les plus extrêmes. Dira-t-on qu’il s’incarne en une religion venue d’ailleurs, ou en une forme de cette religion, ou en certaines de ses manifestations ? Autant d’alternatives suscitant les débats qui divisent les familles de pensée autant que les partis politiques (et les Académies ?). La laïcité, qui aux origines vise à réguler les relations entre les collectivités publiques et les Églises, sur le mode de la liberté de conscience et de la séparation (donc de la non-ingérence réciproque), en vient, du fait de la présence d’une religion porteuse de valeurs culturellement exogènes, à être sommée de réguler ce pour quoi elle n’a pas été inventée, à savoir le « vivre-ensemble » des habitants. Il ne s’agit plus de l’État et des collectivités publiques, mais de la société tout entière. Je n’approfondis pas, me bornant à noter que ces questions sont essentielles ; le risque est qu’on y réponde sur le mode d’une marginalisation du religieux dans la société.
Dans un contexte redevenu sensible, la tentation surgit donc de voir dans l’adversaire non pas telle expression du religieux, mais le religieux sous toutes ses formes. D’ailleurs, afin d’éviter toute discrimination – louable préoccupation –, on visera « le religieux » plutôt que telle religion, ce qui n’ira pas sans risques d’amalgames porteurs de raidissements.
Quoi qu’il en soit d’intentions sans doute excellentes, le risque existera de passer d’une intolérance à une autre (comme l’a encore écrit Henri de Lubac : « On croit observer les progrès de la tolérance : on ne s’aperçoit pas que c’est une intolérance qui se substitue à une autre »). La récente loi confortant le respect des principes de la République entendant protéger l’« intégrité nationale » menacée par « le repli communautaire » et « les séparatismes », visant à adapter la laïcité aux réalités du XXIe siècle, a pu être interprétée par des observateurs peu suspects de parti-pris religieux comme témoignant d’une forme de « laïcité offensive et proactive » (É. Anceau), voire de « laïcité de surveillance » (Ph. Portier), renforçant le contrôle sur l’ensemble des cultes, qu’il s’agisse des associations cultuelles ou du culte proprement dit. J’ajouterai, histoire de montrer que nous sommes en pleine actualité, que l’on apprenait hier que le Conseil d’État, saisi par les représentants officiels des trois confessions chrétiennes, catholique, protestante et orthodoxe, avait décidé de transmettre au Conseil constitutionnel le recours desdites confessions, qui estiment que la « loi séparatisme » porte atteinte à la liberté de culte.
“Car il ne va plus toujours de soi de faire le tri entre formes « normales », « pacifiques », socialement compatibles, du religieux, et formes problématiques”
Il est vrai qu’une difficulté surgit. Le croyant qu’est le théologien qui vous parle est attaché à une distinction fondamentale, entre un religieux intégrable dans la société qui est la nôtre, et un religieux socialement problématique. Mais il s’avère qu’une telle distinction repose sur des critères qu’il est, sans doute, plus difficile de déterminer dans le contexte actuel. Car il ne va plus toujours de soi de faire le tri entre formes « normales », « pacifiques », socialement compatibles, du religieux, et formes problématiques.
Il en va ainsi d’abord, je l’ai évoqué il y a un instant, de par l’irruption de l’islam sur la scène religieuse, et sociale, française ; irruption qui pose tant de problèmes à une laïcité qui n’avait pas été élaborée pour envisager un tel interlocuteur. De fait, comment se repérer au vu de l’éventail des croyances et des pratiques, des mises en œuvre de la foi musulmane ? Le débat est vif sur le point de savoir si certaines pratiques sont, et dans quelle mesure, sources de rupture dans le lien social.
Il ne va donc pas toujours de soi de distinguer un religieux « acceptable » et un autre qui ne le serait pas ; disons : un religieux « éclairé », socialement compatible, qu’une saine laïcité ne saurait récuser, et un religieux « obscurantiste », virtuellement porteur d’atteintes graves au tissu social français. Et pourtant… Cette distinction reste cardinale. Toutes les formes d’expressions du religieux ne se valent pas – non pas du point de vue d’une orthodoxie, qu’il ne s’agit pas d’évaluer ici, mais de l’insertion dans le concert social de la nation. On doit continuer à faire valoir qu’il peut y avoir une façon d’être croyant respectueuse des traditions républicaines, et que cette forme de vie religieuse a le droit d’exister socialement, et pas seulement en privé.
“On doit continuer à faire valoir qu’il peut y avoir une façon d’être croyant respectueuse des traditions républicaines”
Pour en revenir au registre universitaire, le théologien « professionnel » doit aussi prendre acte d’un état de choses qui le concerne directement. Si l’Église, a, en France, fait preuve depuis le XIXe siècle d’une suspicion certaine envers l’Université, celle-ci le lui a bien rendu. La théologie, de par le fait qu’elle n’a pas, sauf à Strasbourg, sa place dans l’institution – les « sciences religieuses » en tiennent lieu – ne compte pas, du point de vue scientifique. On peut accumuler les témoignages, y compris d’universitaires « laïcs », déplorant cet état de choses. La collaboration, essentielle dans le domaine universitaire, est difficile. Mais encore faut-il que, de son côté, l’institution catholique soit en état de coopérer, à niveau égal, avec les institutions civiles, et, pour cela, qu’elle s’en donne les moyens.
Je pensais illustrer ce contexte universitaire compliqué par des considérations sur la difficulté à mettre en ligne des cours de théologie sur des plates-formes non confessionnelles, je vais plutôt citer un propos entendu lundi dernier de la bouche d’un chercheur de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), lequel déplorait le fait que, quand on évoque la théologie dans les sciences sociales, les universitaires français se récrient devant ce qui n’est à leurs yeux qu’une « science à curés ». Ledit chercheur estimait que cette mentalité était due à ce que l’on a affaire à des gens qui refusent la théologie car ils refusent leur propre histoire ; notant aussi que ce milieu se fait une idée du théologien moyen qui relève du fantasme – n’imaginant pas qu’un théologien est quelqu’un pour qui la relation au dogme n’est pas aussi simpliste qu’ils ne le pensent.
“On a affaire à des gens qui refusent la théologie car ils refusent leur propre histoire”
Quelque chose comme un conformisme laïc peut donc se mettre en place – à commencer par un conformisme intellectuel, ou un conformisme d’intellectuels. Les conformismes collectifs sont par définition présents dans toute société, la multiplication des réseaux sociaux contribuant aujourd’hui à les renforcer, chacun confortant ses opinions par la fréquentation de sites qui les promeuvent, sans risque de contradictions et même de débats – le contraire, en somme, de la démarche universitaire. Le drame étant que les conformismes échappent, par définition aussi, à la perception du plus grand nombre : le plus répandu est ce qui va le plus de soi et est le moins sujet à des remises en cause. Ces conformismes, le théologien peut aider à les débusquer, au moins pour le petit nombre qui le lit ou l’écoute…
La théologie catholique pourrait (ce serait un service minimum rendu à notre société), dans ce cadre, faire valoir ce qu’elle peut apporter à une connaissance de racines, d’une mémoire – vivante, puisque l’Église catholique s’en veut porteuse. Racines et mémoire qui sont aussi celles de notre société, étant donné la place qui a pu être celle du christianisme dans notre histoire. Une place qui ne se borne pas aux croisades, à l’Inquisition et aux guerres de religion. Nos contemporains ne seraient pas ce qu’ils sont, ni notre société ce qu’elle est, sans le christianisme, en France dans sa version catholique. Osons dire qu’il pourrait aussi s’agir, en se référant à une mémoire, de contribuer à donner du sens – ce sens, comme signification et comme direction, qui fait tant défaut à notre société, en tension qu’elle est entre consommation de masse et individualisme. Je parle de mémoire : chacun sait que l’amnésie n’est pas meilleure pour les sociétés que pour les individus. Encore faut-il, en effet, ne pas en rester aux comptes que l’on estime avoir à régler avec une institution qui, certes, a pu se trouver en situation de monopole, et en abuser ; d’où des désirs d’émancipation qui ont constitué la trame de l’histoire intellectuelle de ces derniers siècles. Mais en rester à la volonté d’émancipation, ce serait ne pas sortir d’un état d’esprit adolescent – qui peut bien, il est vrai, être un trait de notre société.
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“La religion est toujours présente, autrement, sous des formes plus fluides, plus « liquides », ou, au contraire, comme durcies”
Il est temps maintenant d’aborder le versant « pluralisme religieux » de mon propos.
La neutralité laïque en matière religieuse n’est pas le tout de notre contexte. Doit-on parler de sécularisation ? Le terme est contesté en sociologie religieuse. Il y a bien quelque chose comme l’émancipation qu’on vient d’évoquer : mais la religion est toujours présente, autrement, sous des formes plus fluides, plus « liquides », ou, au contraire, comme durcies.
C’est un fait : nous vivons à l’ère du pluralisme religieux, aussi bien dans notre société qu’à l’intérieur de l’Église catholique. L’heure est à l’individualisation des choix religieux, comme elle l’est à l’individualisation des choix en général, ce qui n’exclut pas, paradoxalement, les conformismes sociaux qui sont le résultat de l’agglutinement de choix personnels ; les réseaux sociaux, que j’ai déjà évoqués, en sont l’expression souvent caricaturale. Car on ne reconnaît plus à la communauté, pas plus qu’à la tradition, le droit de donner le ton aux individus. Ce qui vaut hors de l’Église catholique, mais ne peut qu’avoir des conséquences dans cette Église – les catholiques ne vivent pas hors de leur temps. Désinstitutionalisation, pluralisation, subjectivisme, relativisme : tels sont les maîtres-mots de l’époque. « Le religieux, a-t-on écrit, est détaché de toute institution et se présente comme un stock de croyances et de valeurs à la disposition des usagers, sans sanction ni obligation » (Jean-Marie Donegani).
Cela vaut donc dans l’Église, comme hors de l’Église.
“Chaque chapelle aura son théologien de référence, qui légitimera prises de positions et pratiques”
Dans l’Église, où vont se côtoyer, sinon s’affronter, des « sensibilités » différentes : c’est là que le théologien va essayer de faire entendre sa voix, pour dépasser les phénomènes « d’archipelisation », de décomposition de l’Église en îles, on dira en chapelles, qui s’ignorent plus ou moins (à moins que les habitants des différentes îles ne naviguent de l’une à l’autre, à leur gré…). On le constate sans avoir à aller bien loin : la tentation, pour le catholique d’aujourd’hui, est de vouloir « sa » messe, où il rencontrera ses semblables, y compris au plan sociologique… Les plus traditionnels des catholiques, et se voulant tels, ne sont pas les plus indemnes de l’air du temps, où c’est le choix, la subjectivité, pour ne pas dire le désir, de chacun qui prime, et d’abord dans le champ liturgique… Chaque chapelle aura son théologien de référence, qui légitimera prises de positions et pratiques… Y aura-t-il à cet égard des voix qui pourront prévaloir sur d’autres ? Je n’oserai parler de théologie officielle, mais, dans la mesure où la théologie est institutionnalisée dans des facultés qui doivent leur statut au Saint-Siège, institutions fréquentées par des séminaristes, des novices, des laïcs envoyés par les diocèses, le théologien qui jouit d’un minimum de reconnaissance ecclésiale devrait être en état de faire valoir une certaine légitimité… Il faudrait ici invoquer la dimension institutionnelle du service théologique, dans des facultés, en dialogue avec l’autorité ecclésiale, celle des évêques.
Le contexte est donc celui d’une religion à la carte, à base d’expérience vécue et appréciée ; une religion qui « fait du bien », sur la même longueur d’ondes que la quête actuelle de développement et d’épanouissement personnels. Mais se fait aussi entendre, en réaction à ces formes dites « liquides », et en réaction à la sécularisation, une insistance sur les valeurs propres à chaque tradition, pouvant aller de l’attestation à des postures très identitaires. Je ne reviendrai pas sur le service que la théologie peut rendre à ceux qui veulent bien lui prêter l’oreille, en rappelant ce qui relève de l’intelligence de la foi, de la doctrine catholique, des opinions théologiques (ce n’est pas la même chose), en vue de mettre en lumière raidissements ou déviations, ou au contraire de faire valoir le sens de la foi du peuple de Dieu.
“Connaître l’autre, et se faire connaître de lui, reste toujours une exigence”
Convient-il, dans ce contexte, d’évoquer à nouveau l’islam ? Le théologien que je suis, spécialiste des relations entre les différentes communions chrétiennes – ce qu’on appelle à proprement parler l’œcuménisme – regarde (avec, faut-il dire envie ?) du côté de ses collègues spécialistes du dialogue interreligieux. Si vous voulez faire salle pleine, annoncez une soirée sur l’islam. Alors que si c’est du protestantisme qu’il s’agit, vous n’aurez que le petit groupe des habitués. C’est, je l’ai déjà suggéré, que l’islam inquiète. Les formes extrémistes qu’il peut prendre suscitent une inquiétude légitime ; mais c’est la place même de l’islam dans notre société laïque qui interroge – je n’y reviens pas. Alors que, si le protestantisme n’inquiète plus, c’est qu’il y a longtemps que nous sommes sortis des guerres de religion entre chrétiens : on se réjouira que les choses aillent mieux de ce côté. Si on s’intéresse aux autres chrétiens, c’est au titre d’un intérêt plus gratuit, si je puis m’exprimer ainsi ; progrès, certes, qui a pour revers un risque d’indifférence. S’agissant de l’islam, on débat pour savoir si la rencontre doit se situer sur le registre théologique, car on peut mettre en cause l’utilité même de discussions à ce niveau : tout a été dit, et les positions respectives sont bien déterminées, sans espoir de changement. Mais connaître l’autre, et se faire connaître de lui, reste toujours une exigence, puisque « autre » il y a, et pour longtemps. Il est donc légitime de chercher à mieux connaître l’islam, y compris en portant sur le Coran le regard critique (au sens universitaire du terme) que l’on s’est accoutumé, en christianisme, à porter sur la Bible. Ne serait-ce qu’à cet égard, il y a encore fort à faire, et à faire admettre.
Revenons-en au catholicisme, et à sa place dans notre société. Et présentons les choses comme une alternative, que l’on cherchera à dépasser. Dans des sociétés où le religieux, au sens où on l’entend en catholicisme, c’est-à-dire un religieux institutionnalisé, et spécifiquement la forme catholique de ce religieux, deviennent de plus en plus marginaux, on pourra choisir de se cantonner à ce qui se perpétue d’une « niche écologique » où il y aura bien toujours de quoi subsister, avec ceux qui vivent leur rapport au religieux sur le mode d’un refus du monde, de ce monde – au moins de ce que ce monde peut avoir d’influence sur le religieux. L’autre option consistera à s’aventurer à l’extérieur, dans la forêt séculière et multi-religieuse, s’y immerger, en finissant par s’y perdre. Mais on peut esquisser une troisième voie : entre la citadelle et la dissolution, quelque chose comme un va-et-vient, entre une réalité religieuse organisée et identifiée, car il en faut bien une pour exister, et le reste de la réalité ; des passerelles, sinon une porosité contrôlée, plutôt que des murs ou un démantèlement. Certains préféreront parler de diaspora : non pas tant un lieu unique, identifié comme tel, vestige d’une autre époque, même réaménagé, que des lieux où il s’agit, envers et contre tout, de témoigner d’une altérité, d’un au-delà de la réalité tangible.
“Ce sont les croyants qui « vont contre le train commun »”
Il va être temps de conclure. J’aurai recours (pourquoi pas ?) à une citation de La Bruyère.
« J’exigerais de ceux qui vont contre le train commun et les grandes règles qu’ils sussent plus que les autres, qu’ils eussent des raisons claires, et de ces arguments qui emportent conviction. » La Bruyère s’exprimait dans un contexte de chrétienté, et visait les « esprits forts » en matière de religion, alors bien minoritaires. Aujourd’hui, il ne faut pas se le dissimuler, un renversement a eu lieu : ce sont les croyants qui « vont contre le train commun », c’est à eux qu’il convient de proposer, à partir d’une certaine science, disons, au titre d’une certaine compétence, « des raisons claires et des arguments qui emportent conviction », ou qui, du moins, rendent compte, d’une façon qu’on espère audible, d’une foi qui ne se veut pas coupée de toute forme de raison. En ce sens, plutôt que savoir « plus que les autres », il s’agit de savoir autre chose, de proposer un autre point de vue. Celui qui vous parle n’a pas eu à investiguer ce que notre jargon appelle la théologie fondamentale, base de ce qu’on appelait autrefois l’apologétique, discours de foi à destination des non-croyants, qu’il s’agissait de convaincre. Son champ d’études, ce sont l’Église et les sacrements, et il pratique l’œcuménisme, autrement dit le dialogue entre croyants chrétiens ; autant dire qu’il œuvre « ad intra », à l’intérieur de la foi chrétienne. Mais tout se tient ; et une bonne théologie de l’Église a sa raison d’être, en ce temps où l’Église ne va pas de soi, voire semble disqualifiée, y compris aux yeux de croyants, pour bien des raisons dont certaines ne sont que trop compréhensibles.
Être reçu à l’Académie de Savoie, c’est être admis, je le disais au début de mon propos, dans un lieu religieusement neutre, et, à ce titre, laïc ; non pas pour autant, je l’espère, un lieu religieusement aseptisé. Je perçois l’Académie comme un lieu où ceux dont la religion est quelque peu la spécialité ont leur place. Un de ces espaces de rencontre entre citoyens de convictions diverses, dont, en ce temps de morcellements idéologiques, notre société a besoin. Rassurez-vous, si je vous ai parlé religion, c’est une fois pour toutes, et vous m’aurez excusé ; ce n’est pas tous les jours qu’une voix comme la mienne peut se faire entendre. Merci pour votre bienveillance.