Il ne prétend pas substituer le terme d’anti-démocratie aux autres déjà en circulation, mais cherche plus modestement à « faire avancer le débat sur un “objet politique non identifié” » . Son objectif consiste à comprendre pourquoi certains régimes, « pourtant en partie pluralistes » , envisagent « la politique interne et la politique externe […] comme un unique champ de guerre » . Et comment, à l’intérieur de ce champ de guerre, ces régimes s’attaquent « au système démocratique “cosmopolite”, “efféminé” et “corrompu” » , en lui opposant « des réponses nationales, anti-universalistes, viriles et guerrières » .
Pour le coup, les cas iranien, russe et turc sont des terrains parfaitement adaptés à cette enquête. Ces trois anciennes nations impériales (ou se voulant comme telles) sont actuellement dirigées par des pouvoirs qui cultivent le ressentiment à propos de la « juste » place dont elles seraient privées dans l’ordre international existant. À leurs populations, ils promettent la reconquête du rang prééminent qui leur serait dû, à condition de purifier le peuple de ses éléments félons ou étrangers.
En revanche, on s’interroge davantage sur la pertinence du label d’« anti-démocratie » pour désigner ces trois cas, censés en être des « idéaux-types » . Non seulement le terme est essentiellement négatif, mais il est en outre étendu à des régimes aussi différents que ceux de l’Inde, du Venezuela ou de la Chine, au point que son contenu perd singulièrement en consistance. Bozarslan lui-même reconnaît d’ailleurs son caractère « quelque peu vague » . Cette réserve ne doit cependant pas dissuader de se plonger dans son ouvrage. Même privée de ce concept, son étude comparée conserverait en effet tout son intérêt.
D’abord parce que l’auteur restitue avec érudition le terreau historique dans lequel s’enracinent les régimes passés en revue. Il est frappant de constater que tous ont émergé des phases d’ouverture – qu’ils ont aussitôt refermées – au regard de l’autoritarisme qui prévalait déjà avant eux.
Il ne s’agit pas d’un simple virage autoritaire, mais d’un processus d’auto-radicalisation, voire d’une révolution de droite.
Hamit Bozarslan
À ses débuts au pouvoir en 1999, Vladimir Poutine est ainsi entouré d’élites « néolibérales et libérales » issues de la fin du système soviétique. De même, avant que la personnalisation du pouvoir et les dérives liberticides du Turc Recep Tayyip Erdogan ne deviennent patentes, ses premières mandatures, à partir de 2003, sont l’occasion d’une authentique libéralisation d’un régime au sein duquel l’armée n’avait pas hésité à recourir à la méthode du coup d’État. Quant au président iranien Mohammad Khatami , il a incarné à la fin des années 1990 une tentative de rendre plus inclusif le régime clérical mis en place deux décennies auparavant.
« Dans les trois cas , relève Bozarslan, l’expérience libérale s’est sabordée d’elle-même pour laisser place à un régime répressif. Il ne s’agit cependant pas d’un simple virage autoritaire, mais d’un processus d’auto-radicalisation, voire d’une révolution de droite. » Cette révolution, explique-t-il, est portée par des dirigeants qualifiés d’« élites négatives » . Nés dans des milieux sociaux subalternisés et délaissés, ils ont eu le sentiment d’assister à l’affaiblissement moral et géopolitique de leur pays, attribué à une dilution identitaire et une perte de combativité, elles-mêmes exacerbées par la contamination des idées occidentales. Ces chefs, venus « des faubourgs de l’histoire [et] souvent moqué[ s] pour [leur] basse extraction » , incarnent aujourd’hui un désir de revanche auquel chaque citoyen est tenu d’adhérer, sous peine d’être renvoyé au statut d’ennemi intérieur.
« En quête d’un monde fait d’ordre, de discipline et de grandeur nationale » , les dirigeants russe, turc et iranien se présentent comme les incarnations respectives d’une nation à l’essence immuable et supérieure, en lutte contre des forces obscures cherchant à empêcher son redressement. Si le thème de la revanche est commun avec les expériences fascistes de l’entre-deux-guerres, Bozarslan remarque que « le potentiel sacrificiel de la nation » est en l’occurrence justifié par la préservation « d’une communauté plus large, celle des croyants – orthodoxe en Russie, sunnite en Turquie, chiite en Iran » . Le combat pour la survie se voit ainsi paré d’une dimension civilisationnelle et sacrée, destinée à élargir les rangs des soutiens et à mieux se distinguer d’un Occident rejeté pour sa dissolution morale.
Un autre intérêt de la comparaison de Bozarslan réside dans sa description du fonctionnement concret des trois régimes. La compétition électorale y est pervertie, dans le sens où elle n’assure plus l’expression normale du pluralisme et la possibilité d’une alternance. Comme les opposants politiques ne sont pas éliminés, une apparence démocratique subsiste et leur présence fournit au pouvoir la figure d’un ennemi contre lequel se mobiliser. En même temps, leurs chances sont réduites par l’anéantissement, plus ou moins avancé selon les pays, de toutes les dimensions non électorales qui fondent une démocratie libérale. « Le maintien des structures formelles de la démocratie [devient synonyme] de destruction de la notion de citoyenneté au profit de l’idéal d’un “sujet votant” » , écrit le chercheur.
La réalité du pouvoir, elle, s’est déplacée dans les mains du chef. Par ses décisions discrétionnaires, ce dernier contourne souvent les institutions classiques d’un État moderne, au nom de la légitimité nationale transcendante qu’il est censé incarner. Au cœur d’un système où cohabitent différents groupes dont il s’est assuré la loyauté, le chef se permet des transgressions autant qu’il fait tomber sa foudre sur d’éventuels dissidents. Selon la formule de Bozarslan, « il devient ainsi en même temps le principe de l’ordre et du désordre » .
Des efforts sont bien fournis par le régime pour entretenir « le conformisme, le silence, l’obéissance ou la participation (volontaire ou contrainte) » des diverses fractions des classes moyennes et populaires. Pour autant, l’ordre social n’est pas transformé dans un sens réellement égalitaire. Les piliers du régime restent les hommes d’affaires, (para)militaires et agents publics qui composent ce que l’auteur appelle une « haute kleptocratie » , laquelle fonctionne à la collusion et à la corruption.
Après avoir parlé d’élites négatives, l’auteur emploi une autre expression suggestive, celle d’« élite d’opportunité » . Celle-ci est définie comme « une catégorie d’intellectuels faustiens, malléables, dont le principal capital est la capacité à faire feu de tout bois et à se plier avec le même dévouement aux exigences les plus contradictoires du pouvoir » . Son émergence, explique Bozarslan, se fait à travers une sorte d’effet d’éviction, grâce à la répression contre les journalistes, chercheurs, juges et associatifs indépendants, littéralement sortis du jeu social.
Le parallèle avec les régimes totalitaires de l’entre-deux-guerres est tentant. L’auteur montre cependant bien que les régimes étudiés, tout aussi brutaux et anti-pluralistes qu’ils soient, n’ont pas les ressources d’une telle transformation. Si le processus d’individualisation des valeurs n’est pas aussi avancé qu’en Europe occidentale, il l’est assez pour rendre improbable un enrôlement de masse dans la création d’un « homme nouveau ». Si « ces trois régimes sont parvenus à assommer leurs sociétés , estime Bozarslan, ils n’ont toutefois pas réussi à étendre leur emprise à la moindre cellule de la population » . Leur économie politique, faite de prédation et de clientélisme, n’est pas adaptée à un tel projet.
Intellectuels, minorités et jeunes générations échappent donc de plus en plus aux tentatives hégémoniques des pouvoirs étudiés, et font survivre des aspirations et des contestations inassimilables par ces régimes déjà vieillissants. Leur salut, martèle l’auteur, ne réside que dans la fuite en avant : mensonges, revirements, répressions, aventures guerrières… « Les pouvoirs parviennent à produire du temps pour assurer leur survie, mais ils ne savent plus l’utiliser comme un capital pour se stabiliser » , résume-t-il, en ajoutant que si leur stratégie « a payé [jusque-là], […] elle a aussi détruit la rationalité indispensable pour préserver un semblant de cohésion sociale, prélude à la réalisation de leurs projets grandioses » .
Un anti-impérialisme de pacotille
Le constat est une raison de plus, semble nous dire Bozarslan, de ne pas se laisser impressionner par ces anti-démocraties. Celles-ci ne cessent en effet de pointer les failles et les hypocrisies de l’Occident dans leur rhétorique, mais surtout de projeter la violence exercée contre leurs dissidents au-delà de leurs frontières, en cherchant à subvertir un ordre international jugé inique ou contraignant. Elles inversent, remarque l’auteur, l’utopie formulée par le philosophe Jürgen Habermas d’une constitutionnalisation des relations internationales qui aurait parachevé celle des sociétés nationales : « Les anti-démocraties suppriment également [l’opposition entre droit interne et droit national], mais pour mieux […] bafouer le droit sur le double plan domestique et extérieur. »
En quelques pages, Bozarslan démontre à quel point toute complaisance envers ces régimes, sous prétexte d’anti-impérialisme, tombe en tout cas à côté de la plaque. Historiquement, ce contre-mouvement de réaction à la domination occidentale et coloniale poursuivait des fins de liberté et d’égalité. « Par contraste, l’“anti-impérialisme” iranien, russe et turc des années 2010-2020 est exclusivement expansionniste et pose le droit à la domination de la nation sur autrui comme naturel et consubstantiel à sa mission historique. »
L’historien rappelle d’ailleurs à quel point « l’occidentalisation » n’a pas été que le fruit d’attaques venues de l’extérieur, mais un processus « endogène » consciemment initié par « l’autocratie russe, la bureaucratie ottomane et dans une moindre mesure le palais persan » . Au demeurant, selon les histoires nationales, des choix d’alliance ont été faits qui démentent le mythe d’une opposition atavique entre les puissances de l’Ouest et celles d’un Orient ou d’une Eurasie à l’homogénéité fantasmée.
La rhétorique visant la domination occidentale est en fait purement instrumentale. D’une part, son registre victimaire sert à évacuer toute critique de l’histoire et des choix domestiques, notamment par les minorités internes qui en ont fait les frais. D’autre part, elle rabat sur « l’étranger » des valeurs qui ont pourtant été piétinées au cœur de l’Occident et qui ont été défendues bien au-delà de lui. « Tout ce qui pourrait présenter une perspective plurielle et universelle de l’humanité » est ainsi rejeté.
On referme cet ouvrage stimulant avec trois interrogations. La première porte sur le comportement que devraient adopter les démocraties libérales à l’égard de ces régimes. Bozarslan fustige leur « mollesse » et leur « lâcheté » face aux transgressions auxquelles se livrent les anti-démocraties contemporaines. Il reste cependant évasif sur ce que signifierait une approche plus courageuse : quels seraient les « moyens de pression » efficaces qui éviteraient de faire le jeu des dirigeants en place, qui cultivent le syndrome de la citadelle assiégée ?
La deuxième interrogation porte sur les relations entretenues entre les trois régimes passés en revue, qui ont autant de points communs mais des histoires et des intérêts distincts. À quel point et sur quels théâtres peuvent-ils faire front et façonner la scène internationale ? La façon dont ces trois pouvoirs régionaux sont intervenus dans la guerre civile syrienne est à cet égard intéressante. C’est ce que montre un récent ouvrage collectif, encore à paraître chez Palgrave Macmillan et codirigé par Nicolas Monceau et Bayram Balci. Il y est expliqué comment la gestion du chaos syrien a été l’occasion de « l’émergence d’un triumvirat Turquie-Russie-Iran » . Ses membres y sont qualifiés de « pouvoirs revanchards » , partageant « un fort ressentiment anti-occidental » .
Enfin, on peut se demander si l’unité des « anti-démocraties », aux contours peu convaincants comme on l’a vu, ne réside finalement pas dans cette fuite en avant sur laquelle insiste l’auteur. Parmi les variantes de l’autoritarisme, on pourrait ainsi distinguer une forme particulière, exemplifiée par les trois cas de l’ouvrage, qui ne parvient pas à se stabiliser, à être « mise en routine » par un équilibre savant entre répression, légitimation et cooptation . Ces trois leviers de longévité seraient certes utilisés, mais par une machine qui s’emballe en permanence et par nécessité. Toujours au bord de la rupture, elle n’y échapperait que par une surenchère de la part du régime, et en raison de la « fatigue sociale » qui affecte la population. Jusqu’à ce que le mécanisme, un jour, se grippe, définitivement.