Attaqué par la droite lors des débats, pour son laxisme supposé sur les enjeux sécuritaires, le Conseil constitutionnel a validé vendredi l’essentiel de la nouvelle loi « terrorisme et renseignement », définitivement adoptée au Parlement le 22 juillet.
Ce texte pérennise les lois « renseignement » de 2015 et « Silt » de 2017, devant expirer le 31 juillet. Il introduit également de nouvelles dispositions, notamment sur les « sortants » de prison.
Le Conseil constitutionnel n’a rien trouvé à redire sur les contraintes judiciaires pouvant être imposées à certains condamnés pour terrorisme après la fin de leur peine. Atténuées par rapport à la loi Braun-Pivet, censurée à l’été 2020, celles-ci prévoient notamment l’obligation d’établir sa résidence dans un lieu donné, de répondre aux convocations du juge d’application des peines ou encore de respecter une prise en charge sanitaire, sociale, éducative ou psychologique.
En ce qui concerne les « mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance » (Micas), inspirées des assignations à résidence de l’état d’urgence, le Conseil a permis que cette pratique se poursuive. Il a toutefois estimé qu’elles ne pouvaient durer qu’un an maximum et pas deux pour certains « sortants », comme le prévoyait la nouvelle loi. La décision entend ainsi concilier la « prévention des atteintes à l’ordre public » avec « la liberté d’aller et venir, le droit au respect de la vie privée et familiale ».
L’article réformant l’accès aux archives classifiées, ayant suscité une levée de boucliers chez les historiens et archivistes, a été validé avec des réserves d’interprétation.
Le volet « renseignement » du texte, consacré aux algorithmes et aux échanges d’informations entre services n’a pas fait l’objet de recours et n’a donc pas été examiné par le Conseil constitutionnel.
Nous republions ci-dessous notre article du 13 juin, initialement titré « Quand l’antiterrorisme tourne à la justice préventive ».
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«J’ai été naïf », concède Pierre*. Une naïveté qui lui coûte cher. Après avoir subi une perquisition, puis avoir été interdit pendant six mois de quitter sa commune, le jeune homme de 29 ans vit actuellement sous la tutelle de l’administration qui lui a gelé l’intégralité de ses avoirs.
Pierre fait partie des centaines de personnes ayant été visées par des mesures inspirées de l’état d’urgence et inscrites dans la loi « renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme » (Silt) du 30 octobre 2017. Ce texte avait transposé dans le droit commun les principaux pouvoirs accordés au gouvernement par l’état d’urgence. Adopté, à l’époque, à titre « expérimental », il est sur le point d’être pérennisé par le projet de loi relatif au terrorisme et au renseignement, adopté mercredi 2 juin par les députés en première lecture.
Depuis la loi SILT, les perquisitions administratives sont devenues des « visites domiciliaires », effectuées sur demande du ministère de l’intérieur après accord du juge des libertés (JDL). Selon les chiffres du ministère de l’intérieur, au 5 mars dernier 451 visites domiciliaires avaient été réalisées depuis le 1er novembre 2017.
Les assignations à résidence, elles, ont été remplacées par des mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance (Micas) qui peuvent consister en une obligation de rester dans une zone géographique déterminée, avec une obligation de pointage quotidienne, une interdiction de paraître dans certaines zones ou l’obligation de déclarer tout changement de domicile. 401 Micas ont été prononcées entre le 1er novembre 2017 et le mois de mars dernier. À côté de ces Micas, les autorités peuvent également ordonner le gel des avoirs d’une personne.
Parmi les mesures transposées de l’état d’urgence dans la loi Silt, les autorités ont aussi conservé la possibilité de déclarer des « périmètres de protection » dont l’accès est contrôlé, utilisés notamment lors de grands évènements. 610 ont été instaurés depuis 2017. Elles peuvent également ordonner la fermeture d’un lieu de culte, une mesure utilisée huit fois.
Le projet de loi terrorisme et renseignement non seulement pérennise ces mesures, qui arrivaient à échéance le 31 juillet 2021, mais en plus les renforce sur plusieurs aspects. Ainsi, les Micas, qui jusqu’à présent devaient être alternatives, pourront être cumulées afin d’affiner encore les contraintes. Par exemple, un individu,déjà assigné à un périmètre pourra en plus se voir interdit de se rendre dans un lieu précis à l’intérieur de celui-ci.
Leur durée maximale, renouvellements compris, pourra également passer de douze à vingt-quatre mois pour les personnes sortant de prison après y avoir purgé une peine supérieure ou égale à cinq ans pour des faits de terrorisme.
Pierre, lui, a enchaîné trois de des mesures de la loi SILT. Le 27 octobre 2020, soit onze jours après le meurtre de Samuel Paty, il a fait l’objet d’une visite domiciliaire. Les services de renseignement lui reprochent à l’époque d’afficher « sur les réseaux sociaux un intérêt pour les thèses djihadistes », explique l’autorisation de visite et de saisie signée par le juge des libertés. Il aurait notamment publiquement apporté son soutien au groupe djihadiste syrien Hayat Tahrir Al-Sham (HTS).
Par ailleurs, « il entretiendrait des contacts avec d’autres militants extrémistes », poursuit le document qui liste des noms d’internautes connus pour leurs positions pro-djihadistes ou complotistes et avec qui il aurait été en contact via Facebook ou par téléphone.
Enfin, Pierre « est de formation biochimiste spécialisé dans la gestion des risques industriels et urbains » et, de plus, il a travaillé dans de grandes entreprises sensibles à « des postes lui donnant accès à des données sensibles notamment sur les vulnérabilités des installations et une connaissance des procédures en cas d’accident environnemental ».
À ce stade, aucun délit, aucun acte de terrorisme ou participation à projet d’attentat n’est évoqué par les services. Pourtant, le juge des libertés conclut que « les renseignements issus de la surveillance administrative caractérisent une menace d’une particulière gravité pour la sécurité et l’ordre public ».
Lorsque les hommes de la brigade de recherche et d’intervention enfoncent la porte de son appartement, le 27 octobre dernier à 8 heures du matin, Pierre dort encore. Surpris dans son sommeil, il attrape une arme, qui s’avérera être factice, et la pointe vers les policiers. Dans la confusion, il manque de peu d’être abattu. Il est mis au sol et menotté.
Dans son appartement, les forces de l’ordre font plusieurs constatations qui, selon elles, confirment les soupçons des services. Dans son téléphone, ils découvrent que Pierre est inscrit au groupe WhatsApp Syria Charity, une ONG ayant été accusée d’être proche des Frères musulmans, mais n’ayant fait l’objet d’aucune sanction et ayant même bénéficié de financements de la part du gouvernement français.
Ils tombent également sur une carabine à air comprimé, un livre ayant visiblement servi de cible, un pointeur laser et un drone. Ils saisissent également un ordinateur qu’ils n’arrivent pas à allumer, espérant y trouver par la suite des contenus compromettants. Après exploitation, ils y trouveront des exemplaires du magazine de l’État islamique
Pierre est placé en garde à vue et jugé dans la foulée en comparution immédiate pour menace avec arme sur une personne dépositaire de l’autorité publique. Il est condamné à huit mois de prison, dont deux fermes, peine qu’il attend toujours d’effectuer.
Le 20 novembre dernier, il se voit notifier son placement sous Micas pour une durée de trois mois. Désormais, il a interdiction de sortir du territoire de sa commune et doit pointer une fois par jour au commissariat.
Pour justifier cette mesure, le ministère de l’intérieur a ajouté dans les éléments à charge les constatations faites chez Pierre, ainsi que sa réaction à l’entrée des policiers. Concernant son supposé soutien aux djihadistes, les services apportent deux nouveaux éléments : il a, dans une publication Facebook, affirmé que les musulmans vivant en France devaient « quitter ce pays de fous furieux ». Et, durant l’été 2020, il a consulté à plusieurs reprises un site djihadiste « qui offre notamment une tribune aux combattants tchétchènes se trouvant dans les zones de combat situées en Syrie et en Irak ».
Le jeune homme, lui, nie catégoriquement le portrait de lui dressé par les services. Et, à Mediapart, il donne une version des faits éclairant sous un autre jour les éléments retenus contre lui. Ainsi reconnaît-il volontiers avoir consulté certains contenus et avoir eu des échanges sur Internet relatifs au conflit syrien, mais c’était, assure-t-il, uniquement parce qu’il se passionnait pour ce conflit.
Au début de l’année 2017, après avoir été marqué par la lecture de plusieurs livres sur le sujet, Pierre s’est plongé dans le conflit syrien, s’informant sur les réseaux sociaux, principalement via son compte Facebook. « Je suivais tous les jours. » C’est dans ce cadre, dit-il, qu’il est entré en contact avec certaines personnes défendant le djihadisme et qu’il a pu visiter, pour se forger son opinion, certains sites, comme celui d’informations sur les combattants tchétchènes, ou encore télécharger des numéros du magazine de l’État islamique.
Mais, affirme-t-il, il n’a jamais soutenu le terrorisme et s’est même plusieurs fois opposé à des internautes avec qui on lui reproche justement d’avoir été en contact.
« Une menace d’une particulière gravité »
D’une manière générale, Pierre dénonce un détournement de ses commentaires postés sur Facebook, tronqués ou sortis de leur contexte. Ainsi, les services affirment qu’il a, dans un commentaire posté le 29 février, accusé « le gouvernement de Bachar al-Assad de collusion avec l’État d’Israël ». Mais, à la lecture de la publication en question, cette interprétation n’est pas si évidente. Le jeune homme y souligne en effet que le régime syrien n’a jamais répondu à des attaques menées sur son sol par Israël. Mais, assure-t-il aujourd’hui, « pas parce qu’il est complice mais tout simplement parce qu’il n’en a pas les moyens militaires ! »
Concernant ses relations avec des militants radicaux, Pierre affirme qu’il ne s’agissait que de discussions via les commentaires Facebook ou des messageries instantanées comme Messenger ou WhatsApp. Ainsi, concernant un militant pro-djihad, il affirme n’avoir discuté avec lui que sur Facebook, et pour marquer son désaccord. Dans une capture d’écran que Mediapart a pu consulter, il répond ainsi à l’une de ses publications :« T’as fait venir les comploteux sur ton mur, ah bah bravo ! On parlait de toxicos, il y a pas pire en fait, eux, ils ont même pas besoin de prendre quelque chose pour avoir les effets du crack. »
Pour les autres, soit il ne connaissait pas leur identité ni leurs convictions, soit il n’a pas donné suite à leurs messages. En résumé, les relations que les services lui prêtent ne seraient que des échanges informels, non suivis, avec des internautes impliqués dans les discussions sur le conflit syrien. « Tout ça est surinterprété », assure Pierre. « J’ai toujours condamné les attentats et je déteste les complotistes », ajoute-t-il.
Afin de prouver ses convictions, le jeune homme a produit, à l’occasion d’un recours déposé au mois de décembre devant le juge administratif, plusieurs autres contenus, comme un tweet, posté après l’attaque devant les locaux de Charlie Hebdo du 25 septembre 2020, dans lequel il qualifie les terroristes de l’État islamique de « takfiri et des malades mentaux ». Une insulte, qu’il a également publiée sur Facebook dénonçant la diffusion d’une vidéo d’exécution d’otages.
Enfin, concernant son attitude lors de la perquisition, le jeune homme explique avoir été victime d’une agression violente quelques semaines auparavant et d’un cambriolage, en septembre 2019. Son geste aurait été un réflexe de protection. Il assume par ailleurs s’amuser dans son appartement avec une carabine à air comprimé et avec son drone. Il s’étonne même que les policiers n’aient pas relevé qu’il possède une imprimante 3D. « Je me suis dit qu’ils allaient m’accuser de vouloir fabriquer des armes », plaisante-t-il. Et concernant sa formation de biochimiste, il explique, contrat de travail à l’appui, qu’il travaille en fait en tant que documentaliste technique.
Pierre concède cependant certaines erreurs de jugement. « Je n’ai pas été assez méfiant. J’ai été trop naïf », reconnaît-il au sujet des personnes avec qui il a pu discuter sur Internet ou encore son soutien au groupe HTS, l’un des principaux éléments mis en avant par les services. Pour se justifier, il invoque la complexité des relations entre les multiples groupes armés syriens ainsi que la communication fluctuante des djihadistes HTS, un groupe né en janvier 2017 de la fusion de six groupes rebelles islamistes dans le cadre d’une bataille pour le contrôle du gouvernorat d’Idleb.
HTS a ainsi pu faire parler de lui, en France, pour avoir été vanté, sur Snapchat, par Abdoullah Anzorov, le terroriste ayant décapité Samuel Paty, qui le considérait comme « le meilleur groupe actuel à rejoindre ». Au mois de mars dernier, il a annoncé l’abandon du djihad global, dans une tentative visant à redorer son image et normaliser ses relations avec les pays occidentaux.
Pierre admet avoir été aveuglé par l’image trouble du groupe : « Oui, j’ai pris la défense de HTS. Et ce n’était pas pertinent. À l’époque, je ne savais pas toutes ces choses sur eux. Je ne savais pas qu’ils torturaient des journalistes. »
Le tribunal administratif avait finalement rejeté son recours. Dans son mémoire, le gouvernement avait balayé toutes ses justifications, avec des arguments parfois étranges. Ainsi, une partie des messages que Pierre invoque pour se défendre, notamment ceux dans lesquels il condamne les attentats, ont été postés sur son compte Twitter qu’il n’a ouvert qu’en 2018 en remplacement de son compte Facebook. « J’ai basculé sur Twitter car il y avait alors des opérations turques au nord de la Syrie et beaucoup de sections de l’Armée syrienne libre y avaient ouvert un compte », explique-t-il.
Pourtant, le ministère de l’intérieur a refusé de les prendre en compte « dès lors qu’il n’est pas démontré que ce compte appartient et est alimenté » par le jeune homme. Une affirmation qui peut paraître étonnante de la part de services n’ayant eu aucun problème à surveiller son compte Facebook. Il n’a d’ailleurs fallu que quelques secondes pour que Pierre prouve à Mediapart avoir bien la main sur celui-ci. De toute manière, poursuivait le ministère, « il n’est pas reproché, dans l’arrêté litigieux, au requérant d’avoir soutenu les attentats qui se sont déroulés en France ».
Le fait qu’il ait traité les membres de l’État islamique de « malades mentaux » n’a pas plus d’importance, l’organisation étant « rivale » de HTS. L’argument se retourne même contre Pierre lorsque le ministère de l’intérieur estime que « ce commentaire démontre par ailleurs qu’il visionne les vidéos particulièrement violentes produites par l’État islamique attestant de l’intérêt profond que porte l’intéressé pour la cause djihadiste ». Interrogé par Mediapart sur ce point, le jeune homme assure avoir réagi à un article évoquant la vidéo sans l’avoir visionnée lui-même.
Encore une fois, aucun projet d’attentat n’est évoqué. Pourtant, l’article L228-1 du Code de la sécurité intérieure instituant les Micas précise bien que celles-ci ne doivent être prises qu’« aux seules fins de prévenir la commission d’actes de terrorisme ».
À l’occasion de l’examen du projet de loi relatif au terrorisme et au renseignement, déjà adopté par les députés et qui prévoit de pérenniser et de renforcer les Micas, l’étude d’impact du texte a d’ailleurs réaffirmé cette nécessité. « Les mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance ne peuvent être mises en œuvre qu’à des fins de prévention d’actes de terrorisme et non au regard d’une simple menace pour l’ordre et la sécurité publics », assure le document.
Pour pouvoir décréter une Micas, ou une visite domiciliaire, il y a donc « deux types de critères, explique Matthieu Quinquis, avocat membre du Syndicat des avocats de France. Il y a tout d’abord un critère général qui est une menace d’une particulière gravité. Ensuite, il faut qu’il y ait des liens, des contacts avec des personnes incitant à des actes terroristes ou un soutien à des personnes soupçonnées de préparer un acte terroriste ».
Le premier critère, pourtant présenté comme « obligatoire » par l’étude d’impact, est bien souvent expédié par des considérations générales comme, dans le cas de Pierre, le fait qu’il ait une formation de biochimiste, qu’il ait résisté à sa perquisition ou encore qu’il ait soutenu sur Internet un groupe djihadiste. Pour le juge administratif, l’absence de tout élément prouvant un début de passage à l’acte n’est pas un obstacle à son placement sous Micas.
« Une Micas peut être prescrite seulement pour prévenir la commission d’actes de terrorisme, complète Me Emmanuel Daoud, avocat spécialisé en droit pénal. Il faut en effet qu’il existe des “raisons sérieuses” de soupçonner que le comportement de la personne constitue une menace d’une particulière gravité pour la sécurité et l’ordre publics. Cette formulation assez vague, permettant d’englober différents comportements sans forcément faire référence à une entreprise terroriste en particulier, il n’est donc pas nécessaire d’identifier précisément l’acte terroriste en cause. C’est pour cela que l’article précise “aux seules fins de prévenir la commission d’acte de terrorisme”. Cela explique par ailleurs que cette Micas soit une mesure administrative soumise au contrôle du juge administratif et non une mesure d’ordre pénal. C’est en somme un pouvoir de police laissé au ministre de l’intérieur. »
« L’égalité des armes ne signifie pas l’égalité des munitions »
Les Micas et les visites domiciliaires sont en réalité principalement justifiées par le second critère, celui relatif aux relations, aux contacts avec des djihadistes. « Or, c’est un critère subjectif, reprend Matthieu Quinquis. Il n’y a pas besoin d’acte positif. Ça permet d’appliquer ces mesures à un grand nombre de cas. Nous sommes dans l’infra-pénal. Ça sert à sanctionner des comportements qui, normalement, ne sont pas punissables. Et c’est bien là le problème. Il s’agit d’une négation du droit pénal et du rôle de l’institution judiciaire ainsi qu’un détournement de ses pouvoirs au profit du juge administratif. »
La tâche de ceux qui voudraient contester les mesures est encore compliquée par le fait que celles-ci sont le plus souvent justifiées par des « notes blanches » des services de renseignement, des documents non signés et présentant des accusations parfois particulièrement vagues et de ce fait difficiles à contrer.
« En face, le requérant va, lui, devoir fournir tout un tas de documents et de justifications pour tenter de contrer les accusations, reprend Matthieu Quinquis. Nous avons une formule au SAF [Syndicat des avocats de France – ndlr] : “L’égalité des armes ne signifie pas l’égalité des munitions.” C’est le cas dans ces recours : la procédure assure en théorie une égalité des armes, mais, en pratique, il y a une totale inégalité dans les munitions dont disposent les parties. »
Me Nabila Asmane, avocate au barreau de Bobigny, en a fait les frais dans le cadre de plusieurs recours perdus qui lui sont « restés en travers de la gorge », raconte-t-elle à Mediapart. Dans les semaines qui ont suivi l’assassinat de Samuel Paty, elle a défendu plus d’une dizaine de personnes ayant subi des perquisitions administratives. « Les juges n’aiment pas qu’on dise “perquisition administrative”, précise-t-elle. Pourtant, quand je plaide, je rappelle que c’est exactement la même chose, c’est exactement la même violence destructrice pour les personnes, leurs familles. Lorsque les policiers ont enfoncé la porte de l’un de mes clients, celui-ci dormait avec son enfant qui s’est retrouvé avec une arme braquée sur lui. »
« On leur reprochait des actes de la vie courante, par exemple le fait d’avoir mis un enfant dans une école privée musulmane au motif qu’elle serait fréquentée par des enfants dont les familles auraient des liens avec le terrorisme, reprend l’avocate.Comment mes clients pouvaient-ils le savoir ? On a également évoqué le fait qu’ils habillaient leurs enfants avec des shorts au niveau du genou, ce qui serait le signe d’un code vestimentaire musulman… On en arrive à des situations où on demande à des gens “pourquoi vous ne mettez pas vos enfants à l’école publique ?” »
Me Asmane affirme également avoir été confrontée à des notes blanches émaillées d’informations non vérifiées, alors qu’elles étaient totalement fausses. Ainsi, dans le cas de neuf visites domiciliaires visant des personnes résidant toutes à Champigny-sur-Marne (Val-de-Marne), les services « leur ont reproché d’avoir tous été au même endroit, lors d’une séance de paintball. Mais ils n’ont pas vérifié qu’en fait ils se connaissaient tous. C’était juste une bande de copains qui faisaient une partie de paintball. J’ai dû faire venir un expert pour prouver qu’il ne s’agissait pas d’armes. On en est là. »
Dans un autre dossier, concernant un homme parti vivre en Égypte, « les services affirmaient qu’il avait mis ses enfants dans une école coranique, alors que c’est faux, ils sont scolarisés à l’école publique en bas de la rue. À un autre encore, on a reproché de ne pas avoir scolarisé tous ses enfants, alors que les deux derniers ont deux mois et deux ans et demi », s’indigne Me Asmane.
Dans un autre cas, « la note blanche affirmait qu’un drapeau de Daech avait été trouvé au domicile, alors que c’était un drapeau de l’Arabie saoudite, donne-t-elle encore comme exemple. Comment peut-on écrire de telles horreurs sans vérifier ? »
Pour l’avocate, ces multiples erreurs pourraient s’expliquer par la précipitation dans laquelle ont travaillé à l’époque les services. L’ensemble des visites domiciliaires qu’elle a eu à contester a en effet été réalisé, comme pour Pierre, dans les semaines suivant l’attentat contre Samuel Paty.
Le 19 octobre, trois jours après la mort de l’enseignant, Gérald Darmanin avait annoncé une vague d’interpellations et d’opérations visant « des dizaines d’individus, pas forcément en lien avec l’enquête mais avec l’envie de faire passer un message », assumait le ministre de l’intérieur. Et, de fait, les chiffres du ministère de l’intérieur montre un bond spectaculaire du nombre de visites domiciliaires après l’attentat faisant passer leur nombre à 216 en 2020, soit plus de la moitié du total depuis 2017.
« Les services ont travaillé dans l’urgence. Ils n’ont pas le temps de vérifier les informations », suppute Nabila Asmane. « Il y a eu une communication, un affichage politique, une démonstration de force, acquiesce Matthieu Quinquis. Le gouvernement a voulu bomber le torse. »
La situation des personnes visées par des mesures administratives peut encore être compliquée par le fait que, dans certains dossiers, les services semblent ne pas mettre tous les éléments dont ils disposent dans leurs notes blanches. Afin de ne pas dévoiler toutes ses informations et préserver d’éventuelles investigations, le gouvernement dissimulerait en partie les raisons réelles des Micas et des perquisitions.
Cette pratique est attestée par l’étude d’impact du projet de loi relatif à la prévention d’actes de terrorisme et au renseignement » qui explique que « les services de renseignement peuvent hésiter à livrer des informations issues de la mise en œuvre de techniques de renseignement en cours, qui permettraient de démontrer la satisfaction de la condition posée par la loi mais dont la communication, dans le cadre de la procédure contentieuse contradictoire, donnerait à la personne surveillée des informations sur l’existence et la nature des moyens mis en œuvre tant à son égard qu’à celui de certains de ses interlocuteurs ».
Mais, ce faisant, ce sont les personnes visées qui se retrouvent privées du droit à contester les éléments retenus contre eux. Cette question se manifeste notamment à l’occasion du renouvellement des Micas. La loi Silt dispose en effet que celles-ci sont prononcées pour une durée de trois mois, renouvelable dans la limite maximale d’un an. Mais, au bout de six mois, si le ministère de l’intérieur veut prolonger les mesures, il doit alors fournir de nouveaux éléments.
Or, arrivés à ce terme, les services rechignent la plupart du temps à fournir leurs éléments, préférant laisser s’éteindre la mesure que d’abattre leurs cartes. « Ainsi, détaille l’étude d’impact, parmi les mesures devant être renouvelées au-delà de six mois, soixante-cinq ont effectivement conduit à la signature et à la notification d’un arrêté de renouvellement au cours des trois dernières années et dix-neuf au-delà de neuf mois ». « Les renouvellements subordonnés à la démonstration d’éléments nouveaux ou complémentaires sont particulièrement faibles, faute de pouvoir caractériser ces éléments ou de pouvoir les verser au débat contradictoire », poursuit le document
Des « effets délétères sur la réinsertion »
Pierre pourrait correspondre à ce cas de figure. Sa Micas, prononcée au mois de novembre 2020, a été renouvelée au mois de février 2021. Puis, arrivée à son terme, au mois de mai, la mesure n’a pas été renouvelée, sans explication. Pourtant, quelques jours plus tard, il a reçu une nouvelle notification, lui annonçant cette fois le gel de l’intégralité de ses avoirs.
Le document ne fait que reprendre, de manière succincte, les arguments ayant justifié la Micas. À aucun moment, il n’évoque des virements suspects ou des financements de groupes terroristes. Interrogé par Mediapart sur ce sujet, Pierre affirme qu’il ne voit que deux opérations ayant pu éveiller les soupçons des services : un don à l’ONG Barakacity, dissoute en octobre 2020 pour avoir propagé « des idées prônant l’islamisme radical », et un autre fait à l’Union des organisations de soins et secours médicaux (UOSSM) opérant en Syrie.
Le jeune homme dissimulerait-il une radicalisation ? Les services disposent-ils de preuves de son implication dans un projet terroriste qu’ils ne veulent pas révéler ? Rien ne permet de l’affirmer. Et, de ce fait, Pierre se trouve dans l’incapacité de se défendre contre d’éventuelles accusations dont il n’a même pas connaissance. Un jeu de dupes qui met à mal les droits de la défense, dénonce Matthieu Quinquis.
« Les éléments produits par les services sont insignifiants car, sinon, ils ne les produiraient pas, pointe l’avocat. Ce sont des choses qu’ils ne prennent pas au sérieux car ils savent que ces éléments seront soumis au contradictoire. Les choses en profondeur restent secrètes et de ce fait le juge est empêché de faire son contrôle. Je pense même que les personnes soumises à des Micas ne sont pas les plus dangereuses, poursuit l’avocat. Elles servent d’exemple. C’est plus l’environnement qui est visé. »
Une impression partagée par Pierre qui est convaincu d’être victime de son profil. « Je suis musulman, converti en 2015. Quand les policiers m’ont interrogé, je n’ai pas caché que je prie, je jeûne et que ma femme porte le voile. » Et le jeune homme a effectivement constaté des changements dans son entourage. « J’ai raconté ce qui m’était arrivé à quelques personnes, et depuis certaines m’ont bloqué. »
Et la situation de Pierre pourrait ne pas s’améliorer. Le gel de ses avoir signifie qu’il est toujours dans le viseur des services de renseignement. Et, après le vote de la loi terrorisme et renseignement, qui doit être examiné par le Sénat à la fin du mois de juin, ceux-ci disposeront de nouveaux pouvoirs.
Ce texte « une étape supplémentaire, analyse Matthieu Quinquis. On savait déjà que le gouvernement ne s’arrêterait pas à la loi Silt. Ce n’était que la première pierre dans la construction d’un droit infra-pénal basé sur la vision d’un ennemi. Il vise à neutraliser ceux qui sont considérés comme une menace. »
L’avocat s’inquiète notamment du volet pénitentiaire du projet de loi qui introduit dans le Code de procédure pénale une « mesure judiciaire de prévention de la récidive terroriste et de réinsertion ». Elle pourra concerner les personnes condamnées pour des infractions terroristes à une peine de prison ferme d’au moins cinq ans, et d’au moins trois ans en cas de récidive, libérées sans avoir fait l’objet de mesures de suivi judiciaire, mais présentant tout de même un « niveau de dangerosité particulièrement élevé », selon l’exposé des motifs. Cela permettra de mettre en place un suivi sanitaire, social, éducatif ou psychologique ou une prise en charge par un centre de déradicalisation.
« La peine ne suffit plus, reprend Matthieu Quinquis. Le problème est que la personne ne pourra jamais se réintégrer au corps social. Elle restera donc à jamais une menace, un ennemi. On enterre ainsi toute une philosophie pénale basée sur l’amendement et la réinsertion. »
Alors que les Micas visent, dans 54 % des cas, des personnes sortant de prison, le risque est de voir des personnes enfermées dans un cercle sans fin. Les mesures administratives, de par leur caractère coercitif, sont en effet susceptibles de créer des situations favorables à la commission d’infractions qui, elles-mêmes, justifieront des mesures administratives. Ce fut le cas de Pierre qui, en saisissant une arme factice lors de sa perquisition, voit ce geste servir de fondement à sa Micas.
Au mois de novembre dernier, Le Parisien relatait également le cas d’un homme ayant été à l’origine incarcéré pour des faits de droit commun et soupçonné de s’être radicalisé lors de son séjour en prison. Il avait été, à sa sortie, soumis à une Micas. Mais, peu de temps après, il était arrivé avec deux heures de retard à l’un de ses pointages après s’être endormi en raison d’un médicament provoquant la somnolence. Jugé pour violation de ses obligations, il a été condamné à six mois de prison ferme.
« Ces mesures attentatoires aux libertés, acceptables dans le cadre d’un état d’urgence ne sont pas admissibles lorsqu’elles entrent dans le droit commun et ce d’autant plus lorsque le juge judiciaire est privé de tout contrôle sur ces mesures, pointe l’avocat Emmanuel Daoud. C’est d’autant plus grave que désormais l’administration, dont les pouvoirs de police administrative ont vocation à prévenir les troubles à l’ordre public, soit une fonction préventive, a désormais une fonction répressive en pouvant ajouter des mesures plus longues et contraignantes à la peine déterminée par le juge judiciaire. »
« Outre les effets délétères sur la réinsertion des personnes ayant purgé leur peine, poursuit l’avocat, cette dérive sécuritaire porte un coup d’estoc au principe selon lequel on ne saurait priver une personne de sa liberté que sur la base d’une infraction pénale précise, et strictement définie, étayée par des preuves recueillies selon les principes du procès équitable. »
« Ce projet de loi scelle les craintes exposées en 2015 et parachevant la mise à mort de l’État de droit par les restrictions de libertés toujours plus croissantes, reprend Emmanuel Daoud. L’ensemble de ce texte illustre une dérive sécuritaire disproportionnée sous couvert de lutte contre le terrorisme dont le panel de mesures offert à l’administration est constamment détourné. »
« Cette loi est un échec, abonde Anne-Sophie Simpere, chargée de plaidoyer à Amnesty International. Nous nous étions déjà opposés à ces mesures au moment de la loi Silt et nous avions milité pour l’introduction d’une clause d’extinction. Or, non seulement ces mesures d’exception ne disparaissent pas, mais elles sont pérennisées et renforcées. Nous sommes clairement en train de perdre. Et cela se passe dans une relative indifférence. »
« Soit on a des éléments contre une personne, poursuit la juriste, et dans ce cas on la poursuit – et on sait à quel point la législation française est riche en textes permettant d’engager des poursuites en matière de terrorisme. Cela permet d’enclencher une procédure pénale, avec des règles, des droits de la défense, etc. Soit on n’a rien à lui reprocher, cette personne n’a commis aucun délit, et dans ce cas on ne la prive pas de ses droits. »
Pierre, de son côté, a bien reçu le « message » envoyé par Gérald Darmanin. « Je ne m’informe plus sur la Syrie, assure-t-il. Je n’interagis plus avec certaines personnes. Je n’ai plus de contact avec la communauté musulmane. Maintenant, je m’intéresse uniquement à la trottinette et à l’impression 3D. »