Vestige du corporatisme médiéval, la tradition des confréries a survécu à l’usure des âges et renaît même aujourd’hui avec une vivacité nouvelle. Gardiennes jalouses de leurs coutumes, ces organisations confraternelles perpétuent des arts et usages immémoriaux et en assurent joyeusement la transmission. Le Figaro est parti rencontrer cet été la France des confréries.
«Ces frères qui m’entouraient avaient une certaine élégance », se remémore Thierry, «revêtus d’un tablier et d’un chapeau tricorne, épée à la ceinture, ils m’impressionnent ! ». Initié il y a 30 ans à la franc-maçonnerie, tout bascule en 2012, pour le Nancéien de 52 ans, quand, par l’intermédiaire d’un ami, il découvre le rite (ou régime) écossais rectifié. «C’est un rituel rare dans le monde franc-maçon », raconte Thierry, «hérité directement du siècle des lumières, et dont rien n’a été modifié, des multiples symboles jusqu’aux tenues de cérémonie ».
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Selon la formule d’engagement du premier grade, celui qui est désormais maître, après avoir été apprenti et compagnon, a promis d’être «bienfaisant envers tous les hommes […] et de ne jamais révéler aucun des mystères, secrets et symboles de la Franc-maçonnerie ». Thierry se souvient. Il se tenait un genou à terre, devant le plateau du vénérable maître, le frère qui préside la cérémonie, situé à l’orient dans le temple maçonnique. «Le vénérable maître a posé une épée sur mon épaule, comme un adoubement », avant de prêter serment sur l’Évangile selon Saint Jean, «en présence du grand architecte de l’Univers […] à être fidèle à la sainte religion chrétienne, au chef d’État et aux lois d’État », selon le cérémonial du rite.
Un rite maçonnique est comme une sorte de liturgie, avec ses rituels, ses symboles, sa finalité propre. Le rite écossais rectifié, comme tous les rites maçonniques, peut être pratiqué dans plusieurs obédiences qui sont les structures administratives des francs-maçons. Au Grand Orient de France, plus importante obédience en Europe, rassemblant près de 52.000 membres, seuls 2000 francs-maçons pratiquent le rite écossais rectifié, sur les cinq que compte l’obédience.
L’épée, le chapeau à partir du troisième grade, le tablier et les gants blancs. Noé Pernin
Depuis maintenant neuf ans, le frère maçon a prêté serment et rejoint une loge du Grand Orient qui pratique ce rite ancien, la loge étant l’assemblée locale, comme une église. Et l’analogie avec la religion chrétienne est loin d’être inadaptée.
Adogmatisme et références chrétiennes
Le frère nancéien raconte : «Nous nous retrouvons deux fois par mois pour des assemblées qui peuvent prendre différentes formes en fonction des cérémonies ». Initiation, fête particulière, prise de grade… Les rituels varient en fonction de l’événement. Chaque séance s’ouvre avec un rituel censé sacraliser le temple. Souvent, l’un des frères présente un travail de réflexion, «une planche » dans le vocabulaire. Pour une prochaine séance, Thierry prépare un travail «sur le lien entre saint Jean-Baptiste et Saint Jean l’Évangéliste ».
Les références chrétiennes abondent dans le rite écossais rectifié. C’est ce qui fait, en partie, la grande spécificité du «RER ». La longue histoire du conflit entre la franc-maçonnerie et l’Église depuis l’époque moderne est en effet bien connue. Dès 1738, le Vatican condamne les sociétés maçonniques – jugement inchangé à ce jour – et celles-ci scelleront la rupture à la Révolution, prenant parti pour l’État républicain et laïc.
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Le rite écossais rectifié, constitué à Lyon en 1776, s’est, lui, réfugié à Genève avant la Révolution, pour réapparaître en France dans l’entre-deux-guerres. «Il n’a jamais pris le tournant anticlérical et a échappé aux grandes luttes politiques et idéologiques de la Révolution et du XIXe siècle », explique Jean-Marc Vivenza, philosophe et auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet. «Cette pratique maçonne se réveille au début du XXe, intacte, avec tous ses critères dont l’exigence de la croyance en Dieu », précise-t-il.
Le chandelier circulaire à trois branches représente la Trinité chrétienne. Le Figaro
En pratique cependant, dans un environnement maçonnique adogmatique par définition, la croyance en Dieu peut être interprétée comme «l’acceptation d’un objet d’étude, la compréhension intellectuelle d’un être suprême, supérieur, d’un grand architecte, d’une notion de plus grand que soi », explique le prieur du Grand Prieuré Indépendant de France, responsable du rite au Grand Orient de France.
«Chevalerie spirituelle»
Par tradition, «on considère qu’à l’origine de la franc-maçonnerie, il y avait une maçonnerie de métier – dite opérative », développe Patrick Courbis, secrétaire du Directoire National Rectifié de France. La mutation de ces corporations en cénacle intellectuel, en maçonnerie dite «spéculative », se serait sans doute opérée en Écosse et en Angleterre dès le XVIIe siècle. Alors que les corporations de bâtisseurs déclinaient, les loges se sont ouvertes à de généreux notables locaux, appelés gentlemen masons ou free-masons , «maçons libres et acceptés ».
Le rite écossais rectifié, qui n’a pas été modifié – jusqu’à son vocabulaire – depuis le XVIIIe siècle, a été créé en revanche en France par le lyonnais Jean-Baptiste Willermoz. Influencé par divers courants maçonniques, et notamment par le régime allemand de la Stricte Observance Templière, le commerçant lyonnais a bâti un rite sur la conservation d’un héritage chevaleresque du Moyen-Âge. «L’idée initiale de Jean-Baptiste Willermoz est qu’il faut rectifier l’ordre du Temple », explique Jean Marc Vivenza. Les grades, c’est-à-dire les degrés d’initiation, en sont le reflet. Après apprenti, compagnon, maître et maître écossais de saint André, le cinquième grade est celui de chevalier bienfaisant de la cité sainte, véritable garant et protecteur du rite.
Une quête spirituelle s’ajoute à cet esprit chevaleresque. «Si l’homme s’était conservé dans la pureté de sa première origine, l’initiation n’aurait jamais eu lieu pour lui », peut-on lire dans les écrits du fondateur du rite, en référence au péché d’Adam et Eve. Pour lui, l’initiation est un des «secours providentiels » que Dieu a donné à l’Homme pour le rétablir dans ses premières propriétés, c’est-à-dire accéder à la vérité qu’il a perdu dans la chute originelle.
Le prince Louis de Nassau-Sarrebruck, frère du régime rectifié en 1779. Le Figaro
C’est dans cette perspective spirituelle et biblique qu’il faut comprendre le rite écossais rectifié. Jean-Marc Vivenza le résume comme un «ésotérisme chrétien ». Le frère maçon est à la recherche de l’expérience spirituelle initiale, celle que l’homme connaissait «avant de descendre dans une direction opposée à la lumière ».
Le prieur du Grand Prieuré Indépendant de France, qui ne veut pas révéler son nom, parle quant à lui de la recherche de «la loi d’amour au sens de l’Agape grec, un amour spirituel, de partage, de vécu avec les frères». «L’expérience est incommunicable par essence, c’est le vrai secret maçonnique », souffle-t-il.
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Le rite écossais rectifié étonne par ses nombreuses particularités, mais il reste, dans son identité, un rite maçonnique par excellence, c’est-à-dire un cercle humaniste et philosophique accessible par cooptation et qui cultive le secret, ou plutôt, comme ses membres aiment le souligner, la «discrétion ».