Présidentielle 2022 : le poids politique de la mémoire des pieds-noirs d’Algérie.

Soixante ans après la signature des accords d’Evian du 18 mars 1962, les conséquences de la guerre d’Algérie sont toujours présentes dans le débat français, notamment parmi les rapatriés et leurs descendants.
ALGER CLUB MONTPELLIER – ASSOCIATION DES RAPATRIÉS D’ALGÉRIE ET LEURS AMIS – MONTPELLIER, FRANCE, 14.02.2022:
L’association des rapatriés d’Algérie de Montpellier rassemble plusieurs anciens français d’algérie.
Milieu de journée, mercredi 26 janvier : la cour de l’Elysée s’anime d’un brouhaha inhabituel. A l’invitation du président de la République, plusieurs dizaines de représentants d’associations de rapatriés, quelques célébrités, parmi lesquelles Enrico Macias, le réalisateur Alexandre Arcady et l’actrice Françoise Fabian, et quelques maires, comme celui de Béziers (Hérault), Robert Ménard, se retrouvent dans la salle des fêtes du palais présidentiel.
C’est une première. Emmanuel Macron évoque la fusillade de la rue d’Isly, le 26 mars 1962 à Alger, lors de laquelle des dizaines de manifestants rassemblés à l’appel de l’OAS furent tués par l’armée française. « Soixante ans après, la France reconnaît cette tragédie. Ce massacre est impardonnable pour la République », assène le chef de l’Etat, qui rappelle ensuite les tueries du 5 juillet 1962 à Oran, perpétrées par des Algériens. Plusieurs centaines d’Européens tués ce jour-là. « Ce massacre, lui aussi, doit être regardé en face et reconnu », plaide-t-il.
L’émotion saisit les participants. Né à Oran en 1953 et rapatrié en 1962 avec sa famille, Robert Ménard, proche du Rassemblement national (RN) et soutien de Marine Le Pen à la présidentielle, ne le dissimule pas : « J’ai été touché », confie-t-il au Monde. Voilà soixante ans que lui et ses semblables attendaient – souvent désespérément – d’entendre ça. La date choisie pour cet événement n’est pas neutre. A deux mois du soixantième anniversaire de la signature des accords d’Evian, le 18 mars 1962, vécus comme une trahison de la France par les milieux pieds-noirs, et moins de trois mois avant le premier tour de l’élection présidentielle, cette initiative vise à amadouer cette population traumatisée.

En travers de la gorge

C’est peu dire que cinq années auparavant, les paroles de celui qui n’était alors que candidat à la présidence avaient soulevé de vives réprobations. En pleine campagne électorale, le 15 février 2017, lors d’un déplacement en Algérie, l’ancien ministre de François Hollande avait dénoncé la colonisation, la qualifiant de « crime contre l’humanité ».
Robert Ménard assiste à la réceptiondes représentants des rapatriés d’Algérie par Emmanuel Macron, président de la république, au Palais de l’Elysée à Paris, mercredi 26 janvier 2022 – 2022©Jean-Claude Coutausse pour Le Monde
Un jugement qui lui vaudra, et lui vaut encore, une grande défiance parmi les rapatriés et leurs associations. « Macron nous a déçus quand il a parlé de crime contre l’humanité », déplorent unanimement Gérard, Marlène, Gisèle, Etienne et quelques autres rapatriés réunis au siège de la permanence électorale de Patricia Mirallès. Cette fille de rapatriés est députée de La République en marche (LRM) de l’Hérault, dans une circonscription qui englobe le quartier « pieds-noirs » de Montpellier. Ils ont tous plus de 70 ans, ont débarqué il y a soixante ans d’un bateau à Port-Vendres (Pyrénées-Orientales) ou Marseille ou d’un avion à Marignane (Bouches-du-Rhône), et s’ils ne sont pas des supporteurs de Macron, ils soutiennent tout de même « [leur] députée », qu’ils ont vu grandir. Las ! Malgré cette relation affective, la pilule du « crime contre l’humanité » est restée coincée en travers de leur gorge.
Pilule que n’a pas davantage avalée Suzy Simon-Nicaise, présidente du Cercle algérianiste – la plus importante des associations de rapatriés. « Je ne suis pas allée à l’Elysée à cause de ces propos, insultants vis-à-vis de nos pères, de nos mères, et de tous nos aïeux », dit-elle au Monde. Née à Tlemcen en 1954, elle est arrivée en 1962 dans un cargo qui a accosté à Marseille. Installée à Perpignan depuis 1965, elle dirige le Centre national de documentation des Français d’Algérie, à la fois lieu d’exposition, de documentation et d’archives et qui a « pour vocation de laisser une trace de ces générations qui, pendant cent trente-deux ans, ont été liées à l’histoire de la France et de l’Algérie ». « Transmettre notre mémoire, rétablir la vérité, sauvegarder et promouvoir la culture des Français d’Algérie », vante le prospectus d’adhésion.
Son ami Jean-Marc Pujol, ex-maire (Les Républicains) de Perpignan, né à Mostaganem en 1949, lui aussi rapatrié de 1962, battu aux municipales de 2020 par Louis Aliot, l’une des figures du RN, partage ce sentiment : « Je ne suis pas le petit-fils d’un criminel contre l’humanité », lâche-t-il.

Scores du RN majorés

Mais après tout, qu’importent les bouderies des uns ou la satisfaction des autres. Un constat s’impose : la guerre d’Algérie et ses conséquences taraudent la mémoire de notre pays et s’invitent de plain-pied dans le débat politique. Bien que de moins en moins nombreux, les rapatriés, et la communauté éparse qu’ils forment, continuent de peser. « A Port-Vendresoù, selon une étude faite à partir des lieux de naissance des inscrits sur les listes électorales, les rapatriés représentent plus de 14 % de la population, Marine Le Pen a fait plus de 34 % des voix au premier tour de la présidentielle en 2017 et plus de 52 % au second tour », relève Jérôme Fourquet, directeur de l’institut de sondages IFOP. Dans des proportions légèrement différentes, l’observation est quasi identique à Perpignan, Béziers et d’autres localités de l’arc méditerranéen, sous le soleil desquelles nombre de rapatriés cultivent la nostalgie de « là-bas ».
Selon une autre étude menée en 2014 par le département opinion et stratégies de l’IFOP, les personnes se définissant comme pieds-noirs représentaient alors près de 800 000 électeurs potentiels. Soit 1,8 % du corps électoral. Autour de l’arc méditerranéen, ce taux grimpe à 15 % en Provence-Alpes-Côte d’Azur, et 12 % en Occitanie. Dans ces régions, les scores du Front national au temps de Jean-Marie Le Pen, puis du RN avec Marine Le Pen, sont majorés en général de près de 10 points par rapport aux scores du parti d’extrême droite dans les territoires où la présence de rapatriés est nettement moins importante. Un peu comme si la forte concentration de rapatriés dopait l’influence électorale des représentants du RN.
France’s President Emmanuel Macron delivers a speech during a meeting with representatives of families of 1962 repatriates from Algeria at the Elysee palace in Paris, on January 26, 2022. – The trauma of the Algerian War has poisoned French politics for the past 60 years. Macron, France’s first leader born after the colonial era, has made a priority of reckoning with its past and forging a new relationship with former colonies. (Photo by Ludovic MARIN / POOL / AFP)
Faut-il en conclure que cinquante-sept ans après avoir massivement accordé leurs suffrages à Jean-Louis Tixier-Vignancour, candidat d’extrême droite à l’élection présidentielle de 1965 (5,2 %, soit 1 260 208 voix), les rapatriés continuent d’assurer les beaux jours des héritiers de l’avocat pétainiste, défenseur de l’OAS ? « Les comportements électoraux sont éclatés, relativise Eric Savarèse, chercheur à l’université de Montpellier, auteur des ouvrages L’Invention des pieds-noirs (Séguier, 2002) et Algérie, la guerre des mémoires (Non Lieu, 2007). Comme ils l’étaient en Algérie avant l’indépendance. Alger était une ville plutôt à gauche. Oran était marqué par une forte influence communiste. »
Il n’empêche, ces rapatriés d’Afrique du Nord suscitent en période électorale une attention particulière, signe d’une spécificité encore vivace. Lors des élections municipales de 2014 à Perpignan, Jean-Marc Pujol, alors candidat victorieux à sa propre succession, « avait fait un trombinoscope en mentionnant “rapatrié” sur les membres de sa liste [dont Mme Simon-Nicaise] nés en Algérie », se souvient Eric Savarèse.

Déchirure en commun

Ils sont pieds-noirs. Ou enfants de. Une revendication portée haut et fort pour certains, mezzo voce pour d’autres. A quoi se rattache cette appellation inventée au début des années 1960 avec l’arrivée en métropole d’un million de Français venus d’Algérie, où leurs aînés s’étaient installés à partir de 1830 ? Souvent à un nom de ville qui claque comme un étendard : Mostaganem, Oran, Constantine, Tlemcen, Alger… Parfois à celui d’un quartier : Belcourt ou Bab el-Oued. Des lieux enfouis dans la mémoire ou imaginés loin du réel mais plus vrais que vrais, à force d’en entendre parler. Marque d’identité, signe de reconnaissance. Ils ne pensent pas tous la même chose de ce morceau d’histoire partagé, mais ils se comprennent. Ils ont cette déchirure en commun, cicatrisée ou non.
Existe-t-il un vote pied-noir qui serait la conséquence durable de cet héritage ? Robert Ménard le clame : « Je suis pied-noir. Ici, ça rebat toutes les cartes. Je suis de ces gens-là. Pour les pieds-noirs, c’est très important. Si je n’avais pas été pied-noir, ça n’aurait pas été pareil. » Et de se flatter qu’une de ses premières initiatives de maire a été de débaptiser la rue du 19-Mars-1962 pour la remplacer par la rue du Colonel-Hélie-Denoix-de-Saint-Marc, héros de la résistance avant de devenir l’un des acteurs de la tentative de putsch, en avril 1961 à Alger, aux côtés des généraux Challe, Zeller, Jouhaud et Salan.
Louis Aliot, maire (RN) de Perpignan, natif de Toulouse mais fils d’une mère rapatriée, dit la même chose avec des mots différents : « Mon engagement, c’est l’Algérie. A Perpignan, l’influence du Front national a toujours été marquée par une forte présence des pieds-noirs. A la fin des années 1980, Pierre Sergent [1926-1992, ancien chef militaire de l’OAS en métropole pendant la guerre d’Algérie, élu FN à Perpignan et à la région Languedoc-Roussillon] faisait plus de 30 % des voix. Dans cette ville, il y a une corrélation entre le vote FN et les pieds-noirs. Même si ce vote ne fait pas une élection, les suffrages pieds-noirs comptent. » A tel point que pour commémorer les soixante ans de la fin de la guerre d’Algérie, la municipalité de la cité des rois de Majorque prépare un hommage, programmé en juin, avec le baptême d’une rue Pierre-Sergent. « Ici, il n’y a jamais eu de rue du 19-Mars-1962 », remarque, dans un sourire, M. Aliot.
Son prédécesseur, Jean-Marc Pujol, reste convaincu de l’importance électorale des pieds-noirs : « Il y a un vote pied-noir. Lors des élections municipales de 2014, je l’ai mesuré. Même si les rapatriés sont de moins en moins nombreux, il reste dans les familles et chez les enfants une impression d’injustice du sort qui a été réservé à leurs aînés. » Certes, note-t-il, les plus engagés dans le combat pour l’Algérie française – les militants de l’OAS – étaient minoritaires, il n’en demeure pas moins que cet épisode « a imprégné la communauté des rapatriés »« La perception qu’ont ici les rapatriés d’hommes comme Pierre Sergent, ajoute-t-il, est celle de patriotes résistants, face à un acte de trahison. »
Ancienne militante du Parti socialiste, la députée LRM Patricia Mirallès, fille de pieds-noirs très engagés au sein de la communauté, a fait ses armes politiques aux côtés de Georges Frêche (1938-2010), ex-maire de Montpellier et ex-président de la région Languedoc-Roussillon. « Frêche n’était pas pied-noir, mais il a su les écouter, explique-t-elle. En ouvrant la Maison des rapatriés, il a compris le besoin qu’avaient ces gens de se retrouver. Aux élections locales, les pieds-noirs votaient massivement pour Frêche, même s’ils étaient à droite, voire très à droite. » Selon elle, cette double filiation – politique et parentale – a facilité son élection.

Questionnaire aux candidats

Tous ces constats mis bout à bout font-ils un vote pied-noir sur lequel s’appuyer pour gagner une élection ? Jérôme Fourquet en doute. « On ne peut pas raisonner en 2022 comme en 1980, analyse-t-il. Certes, on a mesuré un “survote” FN dans les régions où les rapatriés sont surreprésentés. Avec le temps, leur nombre diminue. Ils étaient environ 800 000 à voter dans les années 1960. Il en reste aujourd’hui probablement moins de la moitié. Leurs descendants sont certes marqués par l’histoire de leurs parents, mais ils votent comme tout le monde, selon une répartition des voix identiques au reste du corps électoral. »
Reste que des associations de rapatriés, notamment le Cercle algérianiste, demandent aux candidats de se positionner. En janvier, Suzy Simon-Nicaise leur a adressé un questionnaire : quid de la célébration du cessez-le-feu du 19 mars 1962 ? Quid du débat sur l’apport de la France en Algérie ? Et enfin quid d’une date de célébration de la reconnaissance des préjudices subis par les Français d’Algérie à la suite de la guerre d’indépendance ? A ce jour, seuls Eric Zemmour, Marine Le Pen et Valérie Pécresse ont répondu. Suzy Simon-Nicaise réserve la teneur de ces réponses aux adhérents de l’association. Cet électorat antigaulliste, anticommuniste et méfiant vis-à-vis de la gauche en général, « vote et va continuer de voter majoritairement à droite », estime-t-elle.
Au-delà de cette dimension mémorielle, les questions de l’immigration et de la place des Français issus de parents ou de grands-parents d’origine nord-africaine font désormais figure de préoccupation quasi prioritaire. « On n’aime pas le non-respect de la France, d’où le regard sévère qu’on porte sur les jeunes issus de l’immigration algérienne », blâment, non sans euphémisme, ces rapatriés venus à notre rencontre au local de la permanence de Mme Mirallès. En termes plus crus, ils ont du mal à admettre le comportement de jeunes Maghrébins selon eux peu respectueux ou trop ostentatoirement portés à leur goût sur la religion musulmane.
Soixante ans se sont écoulés mais ce chapitre de notre histoire demeure source de conflits. Il participe encore – parfois de façon passionnelle – du débat politique national. A quelques jours de l’anniversaire de la signature des accords d’Evian, nul doute que cette célébration fasse encore grincer les dents de nombreux rapatriés.

Yves Bordenave(envoyé spécial à Montpellier, Béziers (Hérault) et Perpignan)