Par Jean-Claude Devèze (04 01 22)
L’Europe face à l’Islam, histoire croisée de deux civilisations (1)
Olivier Hanne, historien, nous offre une très riche histoire croisée de l’Europe et de l’Islam, un Islam avec un I majuscule pour spécifier qu’il parle de civilisations(2). Dans les 420 pages écrites en s’appuyant sur les grands textes religieux, littéraires et politiques, il peint le tableau de la naissance et de la croissance de deux sentiments d’appartenance aux deux civilisations(2). S’il montre des différences et des antagonismes profonds, il souligne aussi ce qu’ils ont pu avoir en commun dans le passé(3), ce qui peut permettre de préparer ensemble l’avenir.
Pour aborder en parallèle l’Europe et l’Islam, l’auteur propose comme plan pour son livre une approche des deux civilisations (4)« à partir de trois points de vue anthropologiques : les repères, les références et les appartenances. Les repères sont les marqueurs culturels qui donnent aux sociétés leur ancrage dans le temps, l’espace et la société : quelle est notre histoire ? Quelle est notre géographie ? Quel est notre groupe ? (…). Les références sont les autorités invisibles : textes sacrés, lois morales, divinités, qui préexistent et donnent aux individus leurs injonctions quotidiennes : à qui obéir ? Qui dois-je prier ? Quelles sont mes valeurs ? Enfin, les appartenances fixent la personne dans un ensemble politico-religieux auquel elle doit s’identifier et participer : quelle est mon « église » ? Quel est mon pays ? Qu’attendent-ils de moi ? ».
Dans la première partie, l’auteur essaie de dépasser une instrumentalisation de la notion de civilisation comme l’a pratiqué Samuel Huntington pour restituer la complexité historique du passé en prenant en compte la discontinuité des époques(5). Ainsi, l’Espagne n’aurait pas été conquise au VIIIe siècle par des soldats musulmans pour imposer l’islam, mais par des troupes arabo-berbères liguées de façon opportuniste. Il en serait de même de la mythique bataille de Poitiers qui n’opposa pas de manière binaire Français chrétiens aux Arabes musulmans, mais comporta des éléments divers dans chaque camp. Olivier Hanne nous fournit dans cette première partie des clés historiques de comparaison entre les univers islamique et européen en étudiant leurs repères temporels, spatiaux, sociaux, (6) leurs références religieuses et leurs appartenances communautaires et politiques.
La seconde partie est consacrée aux références religieuses, explorant les différences entre Dieu et Allah, Jésus et Mohammed, Bible et Coran, cultes et sacralité, moines et soufis, etc. Ainsi, le Coran, incréé, inimitable ne pourrait faire l’objet d’une interprétation, mais juste d’une explication de l’imam alors que l’exégèse biblique est de plus en plus pratiquée au sein des religions chrétiennes. Le mot amour désignerait chez les chrétiens une recherche d’un amour parfait qui, à la fois communion et altérité, est symbolisé par la Trinité, alors que les musulmans seraient en quête d’une absorption pacifiée dans l’Unité divine. Olivier Hanne nous propose dans cette seconde partie des analyses comparées qui permettent d’approfondir les conceptions respectives en matière de conscience morale et d’éthique.
La troisième partie est consacrée aux appartenances à des communautés politiques et religieuses selon les deux civilisations, d’où l’examen des liens croisés de la royauté, de l’État, de la nation avec l’Église et du sultanat, du califat avec l’Umma (7). Cela conduit l’auteur à revisiter les rapports entre droit naturel, droit civil, droit religieux et surtout entre pouvoir religieux et pouvoir temporel (8) à travers l’histoire. En Europe, la séparation du religieux et du politique est devenue une marque distinctive de la modernité à la fin du XIXe siècle ; en terres d’Islam, le problème demeure puisque sont mêlés le champ politique au social, à la culture et à l’éthique au profit de la religion. L’Umma, communauté des musulmans, semble être, pour l’auteur, devenue une mémoire affective, un idéal social et spirituel inatteignable (9) ; les Églises seraient tiraillées entre leurs souci d’universalisme(10)et leurs exigences d’authenticité spirituelle, ce qui a des conséquences en matière de leur organisation communautaire, du partage interne du pouvoir et de leurs institutions.
Ce livre permet ainsi de mieux appréhender les différences actuelles entre une Europe sécularisée et de plus en plus laïque, où la norme sociale est devenue très individualiste et relativiste, et des pays musulmans se réislamisant en matière de règles, soumis encore à la pression de régimes autoritaires et captateurs. « Les mentalités religieuses ne peuvent être évacuées, mais il ne faut pas non plus les surévaluer, comme on le fait trop souvent », assure l’auteur. On peut aussi se demander si le poids de l’histoire et de son passé religieux n’explique pas en grande partie les difficultés du monde musulman à intégrer la modernité politique.
Heureusement, « entre l’Europe et l’Islam, il n’y a ni séparation durable, ni cloison étanche… ». Ainsi, aux yeux de l’auteur, l’état habituel des relations historiques entre les civilisations européenne et islamique est le contact et l’interaction, parfois pour le pire si s’exacerbent les différences, parfois pour le meilleur si prévaut le dialogue.
1- Olivier Hanne, L’Europe face à l’Islam, histoire croisée de deux civilisations (VIIe-XXe siècle), Tallandier
2- L’islam comme religion est aussi l’Islam comme civilisation ; le christianisme est de moins en moins sous influence européenne, l’Europe elle-même n’étant plus le christianisme.
3-Il existe de nombreux parallèles – mystiques, éthiques ou philosophiques –, souvent méconnus.
4- Ce qui suit est extrait d’une recension du livre dans la Revue de la défense nationale du 22/07/2021.
5- Lors de l’émission Questions d’Islam sur France culture le 19/12/21, il a rappelé l’importance de la romanité pour les catholiques et de l’ottomanité pour l’Islam récent ; La Mecque reste au cœur de l’islam alors que Jérusalem n’est pas au centre de la chrétienté.
6-L’auteur propose la thèse que, à l’origine, le nomade était un archétype du musulman et le nomadisme un archétype de l’Islam (p 109). Reste maintenant souvent la pression des marges bédouines sur une masse sédentaire (p 330).
7- Pour Olivier Hanne, p 309, « dans l’histoire de l’Islam, la question de l’Etat ne se pose pas », car il est indissociable de l’Umma ; ceci contribuerait aux difficultés de consolider une conscience nationale et de renforcer la stabilité politique en terres musulmanes.
8- On ne trouve pas dans le Coran un équivalent du fameux « rendez à César ce qui est à César » de l’Évangile ; cependant, certains passages du Coran peuvent permettre d’envisager une distinction entre loi divine et loi temporelle : la sourate 42 invite les hommes à soumettre « leurs affaires à la concertation mutuelle » et la sourate 4 dit « Ô vous qui croyez, obéissez à Dieu et à ceux qui parmi vous ont le commandement ». « L’islam a accepté une multitude de systèmes, considérés comme légitimes dès lors que la défense de la charia par l’autorité politique était assurée » précise l’auteur.
9-Quelle effectivité a une communauté musulmane qui se désintéresse du sort des ouïghours ?
10- Voir p 349 : « L’universalisme européen croit que ses principes individuels et séculiers sont partout applicables puisque neutres. (…). L’universalisme islamique affirme que tout homme est musulman par création et qu’il doit rejoindre sa source. »