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Scandale : le tri des patients sur des critères d’âge.
Fidèle à sa réputation de révélateur de scandales, le Canard enchaînéa récemment mis au jour ce qui paraît la barbarie absolue dans une société avancée comme la nôtre : le tri des patients sur des critères d’âge.
Contexte d’exception et démarche réflexive de limitations des traitements
Son édition du 29 avril dénonce : « Dans un hôpital public d’Île-de-France – des documents en possession du “Canard” en attestent –, aucun patient de plus de 70 ans n’a été admis en réa durant les six jours les plus critiques de la crise. Un “tri” que personne ne semble prêt à assumer aujourd’hui. » Chiffres de l’APHP à l’appui, l’auteur de l’article souligne qu’entre fin mars et mi-avril la part des patients de plus de 75 ans et de plus de 80 ans dans les services de réanimation a fondu, passant respectivement de 19% à 7% et de 9% à 2%, alors qu’au même moment, « l’épidémiea explosé dans ces tranches d’âges élevées ». Ce défaut de prise en charge des personnes âgées aurait fait suite à une « circulaire » de l’Agence Régionale de Santé (ARS) d’Île-de-France qui « suggérait de limiter fortement l’admission en réanimation des personnes les plus fragiles ». Ce document daté du 19 mars 2020, disponible en ligne, a été élaboré par des experts de la Société Française d’Anesthésie et de Réanimation (SFAR). En introduction, il précise : « Dans un contexte d’exception où les ressources humaines, thérapeutiques et matérielles pourraient être ou devenir immédiatement limitées, il est possible que les praticiens sur-sollicités dans la durée soient amenés à faire des choix difficiles et des priorisations dans l’urgenceconcernant l’accès à la réanimation […]Ce documentvise à apporter un soutien conceptuel à toutes les équipes soignantes actuellement engagées dans la gestion de première ligne de la pandémie COVID-19. Il s’adresse particulièrement aux médecins qui, en termes de culture, de formation ou d’expérience, ne sont pas nécessairement habitués à la démarche réflexive des limitations des traitements. »
Comorbidités
Six points détaillent les « principes d’une décision d’admission en unité de soins critiques » : la collégialité de la procédure ; le respect des volontés et valeurs du patient ; la prise en compte de l’état antérieur ; la prise en compte de sa gravité clinique actuelle ; l’évaluation de son confort ; la garantie d’un accompagnement et de soins pour tous.
C’est bien sûr l’évaluation de l’état antérieur qui fait l’objet du débat. Afin d’éclairer les médecins sur l’évaluation de ce point particulier, le document de l’ARS suggère « au minimum » la prise en compte des comorbidités, de l’état des fonctions cognitives du patient, mais surtout « de son âge (à prendre particulièrement en compte pour les patients COVID) » et de sa « fragilité ». À cette fin, il reprend l’échelle de fragilité clinique établie au terme de l’étude canadienne sur la santé et le vieillissement de l’université Dalhousie, parue en 2005 et révisée en 2008(1).
Passée l’émotion primaire provoquée par des termes « choquants », sur le sujet délicat du « tri » ou de la « sélection » des patients, il faut réfléchir avec une tête froide.
Le tri ou la sélection médicale renvoie au choix par les médecins du bon traitement pour le bon patient. Bien sûr qu’il y a un choix à effectuer pour décider du bon traitement chez le bon patient ! Poser un diagnostic (quelle maladie ?), évaluer le pronostic (quelle évolution ?), pour proposer un traitement (que faire ?), tel est l’art médical. Le pronostic est central dans le choix de la thérapeutique. La thérapeutique doit améliorer le pronostic de la maladie. Non seulement le pronostic vital, mais aussi le pronostic fonctionnel, c’est-à-dire l’état dans lequel le malade va survivre. Surtout quand cette thérapeutique est extrêmement lourde, pénible, et même atroce pour le patient – en plus d’être dispendieuse pour la société. C’est le cas de la réanimation, en vérité. Les autorités sanitaires et les sociétés savantes sont dans leur rôle quand elles rappellent les critères de bon choix, y compris avec des protocoles – en l’occurrence, il n’y a pas eu de « protocole » mais des recommandations de prendre en compte tel ou tel critère, dont l’âge, mais pas exclusivement. Par exemple, au début de la crise du covid on croyait que l’âge était déterminant dans le pronostic de la maladie, or il s’avère que le poids est aussi et surtout un facteur clé. De même, contrairement à ce qu’on pensait de façon intuitive, les fumeurs ne sont pas particulièrement exposés aux formes graves (sauf en cas d’insuffisance respiratoire préexistante), mais même plutôt protégés – la nicotine jouerait ici un rôle favorable auquel on ne s’attendait pas.
La réa est un traitement extrêmement lourd
Mais si l’âge n’est pas forcément déterminant pour savoir quels malades feront une forme grave de covid, en revanche l’âge est déterminant pour savoir comment ceux qui font une forme grave supporteront les traitements extrêmes en cas de défaillance respiratoire. Il ne suffit pas d’entrer en réanimation, il faut surtout en sortir ! Et surtout, en sortir dans un état « décent ». Indépendamment du covid, les statistiques de survie post-réa pour syndrome de détresse respiratoire aigu (SDRA) sont accablantes chez les patients âgés. Beaucoup meurent. Et la minorité qui survit à la réanimation garde de lourdes séquelles. Ces personnes ne rentrent en général pas chez elles mais sont orientées vers des SSR gériatriques où les assistantes sociales s’activent pour trouver une voie de sortie, c’est-à-dire un EHPAD. Leur vie post-réa est à la fois courte et misérable, toute la littérature médicale sérieuse le rapporte. En bref, entre 50 et 60% des patients âgés entrés en réa pour un SDRA y décèdent, et parmi les survivants près de 50% décèdent dans les 6 mois suivant leur sortie. Les autres sont relégués dans des EHPAD – alors même qu’ils étaient « autonomes à domicile », selon l’expression consacrée, avant leur maladie.
Attention, je ne parle pas ici d’un petit séjour en soins intensifs avec un peu d’oxygène dans le nez mais de la « vraie » réa, celle où on est ventilé pendant trois semaines, puis trachéotomisé, et qui se conclut par ce qu’on appelle la neuropathie de réanimation, les escarres, les ostéomes bloquant les articulations, les phlébites et autres joyeusetés, et enfin un affaiblissement intellectuel quasiment constant. Ces troubles affectent tous les patients qui ont fait un long séjour en réanimation. Les jeunes récupèrent en quelques semaines (selon la règle effrayante : un jour de réa = une semaine de rééducation !). Les vieux ne se relèvent jamais de cette épreuve, au propre comme au figuré. La plupart restent grabataires et dépendants.
Le rôle de la médecine questionné
Et être grabataire et dépendant, c’est exactement ce que l’immense majorité de nos concitoyens ne veulent pas. On peut juger déplorable ce rejet de la dépendance qui témoigne peut-être d’un affaiblissement des solidarités dans une société enivrée de performance et de jeunisme. Mais c’est une réalité indubitable qui est le fait des citoyens eux-mêmes. La médecine doit-elle soigner les gens pour les prolonger dans un état majoritairement jugé monstrueux ? C’est-à-dire, si on voit plus loin que la survie à court terme, les soigner contre leur gré ? Ces pratiques ne sont-elles pas des dérives d’un « biopouvoir » de plus en plus contesté ? Si elles alimentent les revendications en faveur de la législation de l’euthanasie, qui peut s’en étonner ? La technoscience médicale en général, et la réanimation en particulier, n’est pas un but en soi. Elle suppose un but plus élevé : la restauration d’une vie « normale », ou au moins « digne » (pour reprendre un qualificatif certes très contestable mais qui, avec l’Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité, s’est largement diffusé). Si ce but ne peut être atteint, il est clair qu’entreprendre une réanimation s’apparente à ce que le public redoute sous le nom « d’acharnement thérapeutique » et que les médecins appellent « obstination déraisonnable ».
Il y a quelques années, je m’inquiétais déjà de la tendance de la médecine moderne à outrepasser l’attente du public pour « fabriquer du handicap ». Dans un article qui avait eu un certain retentissement à l’époque(2), je pointais notamment la transformation des maladies aiguës en maladies chroniques, avec des personnes survivant au prix d’une assistance médicale lourde et de limitations d’autonomie jugées inacceptables. J’écrivais : « La prolongation de la fin de vie pendant des mois et des années est pour beaucoup dans les difficultés des proches à aider. L’usure des aidants dans les maladies chroniques […] s’explique avant tout par la durée pendant laquelle ils sont sollicités. »Effrayée « par le décalage croissant entre ce que la médecine réalise et ce que la société, son “commanditaire”, lui demande », je craignais l’installation d’une défiance entre soignés et soignants, et peut-être même la rupture de la confiance. J’interprétais la demande de légalisation de l’euthanasie dans le sens de cette rupture, ou au minimum d’une insatisfaction grandissante. La crise du covid semble avoir renforcé les liens entre la population et les médecins. Après les avoir accusés de s’abandonner trop souvent à l’obstination déraisonnable, leur reprocherait-on maintenant de ne pas assez persévérer dans l’effort ?
Y croire à tout prix?
En vérité, ce que les gens veulent, c’est une médecine « personnalisée ». Ils veulent que l’on tienne compte des particularités de chacun, voire des exceptions. Car effectivement, chacun se voit comme particulier et peut-être même exceptionnel. Le vieillissement est très variable d’une personne à l’autre. Il y a des gens plus solides que d’autres, ou dont l’état physiologique est très préservé pour leur âge. Pas facile de prendre en compte ces variations individuelles. En fait, on les prend en compte du mieux qu’on peut. Le critère « vieux » varie entre 70 et 85 ans selon la présence ou l’absence de comorbidités. C’est exactement l’intérêt de l’échelle de fragilité proposée par l’étude canadienne sur laquelle s’appuient les recommandations du groupe de travail de la SFAR. D’autre part, à partir de quelle marge d’erreur faut-il accepter de « donner sa chance » à un patient ? 10%, 1%, 1‰ ? Et faut-il faire payer cette chance aux autres patients, qui sont victimes d’une terrible obstination déraisonnable ? À la question : « Est-il légitime d’imposer les immenses souffrances de la réanimation et l’état misérable qui lui fait suite à 99 patients pour en sauver 1 ? », qui pourrait répondre sans hésiter ?