TRIBUNE – Limiter le fléau de la fraude sociale devrait être une priorité comme l’est déjà la répression de la fraude fiscale, argumente Frédéric Douet, professeur de droit fiscal à l’université de Rouen-Normandie.
Frédéric Douet est l’auteur de «L’Anti-manuel de psychologie fiscale. Techniques de plumaison des contribuables sans trop les faire crier» (Enrick B. Éditions, 2020).
L’évaluation de l’ampleur de la fraude sociale suscite des réactions épidermiques. Une estimation semble pourtant s’imposer. Selon un rapport de la Cour des comptes de septembre 2020, les régimes d’assurance-maladie totalisaient 75,296 millions de bénéficiaires au 31 décembre 2018 (sans doublons entre régimes) ayant consommé ou non des soins au cours de la même année. Cela représente un écart de 8,2 millions de personnes par rapport à la population vivant en France au 1er janvier 2020.
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Par ailleurs, personne ne s’accorde sur le nombre de cartes Vitale surnuméraires, c’est-à-dire sur le nombre de cartes Vitale valides supérieur au nombre d’assurés. Selon la Sécurité sociale, ce nombre s’élevait à 609.000 fin 2019. À la même époque, un rapport de mission confié à la députée LREM Carole Grandjean et à la sénatrice UDI Nathalie Goulet évaluait le surnombre à 5,2 millions de cartes Vitale valides. Devant une commission parlementaire, le 11 février 2020, Mathilde Lignot-Leloup, alors directrice de la Sécurité sociale, estimait pour sa part ce surnombre à 2,6 millions. Un rapport fait au nom de la commission des affaires sociales de l’Assemblée, remis en novembre 2020 par le député LR Patrick Hetzel, évalue à environ 1,8 million le nombre de cartes Vitale actives surnuméraires et le nombre de leurs bénéficiaires potentiels.
Tout cela laisse augurer du montant de la fraude sociale lorsque l’on sait qu’en 2020 les dépenses de protection sociale ont atteint 872 milliards d’euros, dont 46 milliards de dépenses exceptionnelles liées à la pandémie. Ce constat donne le vertige.
Reste à s’interroger sur les moyens qui permettraient d’endiguer ou, au moins, de limiter le fléau de la fraude sociale.
Il n’y a pas de grande fraude et de petite fraude, mais juste de la fraude, toujours condamnable
S’agissant des cartes Vitale surnuméraires, l’une des solutions est de remplacer les cartes Vitale existantes par des cartes biométriques, voire d’opter pour une carte d’identité électronique (et pour une carte de séjour, s’agissant des étrangers en situation régulière) incluant la carte Vitale. Certains de nos voisins ont déjà franchi le pas. Par exemple, depuis le 1er janvier 2014, tous les ressortissants belges âgés de 12 ans et plus ont une carte d’identité électronique qui inclut l’équivalent de notre carte Vitale. Cette mesure, qui est frappée au coin du bon sens, ne fait pourtant pas l’unanimité en France. Il faut en effet rappeler qu’elle a fait l’objet d’une proposition sénatoriale, hélas rejetée par l’Assemblée nationale le 3 décembre 2020, notamment au motif que le coût de la carte Vitale biométrique serait trop élevé. Ce coût passerait de 3 à 6 euros pour chaque carte. Cet argument pèse peu face au montant de la fraude sociale, qui lui aussi est sujet à polémique: jusqu’à une cinquantaine de milliards d’euros par an selon le magistrat Charles Prats, auteur d’un ouvrage sur le sujet et actuellement orateur national de Valérie Pécresse.
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Des considérations électoralistes permettent de comprendre le rejet de la proposition de carte Vitale biométrique, d’autant plus que la lutte contre la fraude sociale occupe de nouveau le devant de l’actualité en ces temps de campagne présidentielle. Dès que cette question est évoquée, en effet, beaucoup s’empressent de répliquer que la priorité est de lutter contre la fraude fiscale, à laquelle ils assimilent, par une ruse sémantique, l’évasion fiscale. Cela revient à établir une hiérarchie des priorités entre la fraude fiscale et la fraude sociale. La lutte contre la fraude fiscale serait une cause noble tandis que celle contre la fraude sociale serait mesquine, et digne de comptes d’apothicaire. Ce postulat est naturellement erroné. Il n’y a pas de grande fraude et de petite fraude, mais juste de la fraude, toujours condamnable.
La question des fraudes sociale et fiscale transcende les clivages politiques
Certains soutiennent par ailleurs que la lutte contre la fraude sociale reviendrait à faire la chasse aux pauvres alors que les plus fortunés se livreraient en toute impunité à leur sport favori, en l’occurrence à l’évasion fiscale. Commence alors la litanie des «évadés fiscaux», qui permet de pointer du doigt des célébrités et des capitaines d’entreprise. Or ne confondons pas tout.
La fraude fiscale est un délit passible de sanctions fiscales et de sanctions pénales, 500.000 euros d’amende et 5 ans d’emprisonnement ou, en cas de sanction aggravée, 3 millions d’euros d’amende et 7 ans d’emprisonnement. Ce délit est constitué lorsqu’un contribuable viole délibérément ses obligations fiscales (défaut de déclaration de revenus, omission de revenus, non-reversement de la TVA collectée, usage d’une fausse identité, etc.).
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L’évasion fiscale, pour sa part, n’est passible que de sanctions fiscales à condition que les services fiscaux parviennent à établir qu’un acte a été exclusivement ou principalement motivé par des raisons d’ordre fiscal. Elle est parfaitement critiquable moralement par ceux qui considèrent que les contribuables doivent faire le choix de la voie la plus imposée. Mais la morale et le droit fiscal font mauvais ménage. Comme l’huile et l’eau elles se superposent sans se mélanger. Il n’en va pas de même des fraudes sociale et fiscale: l’une et l’autre doivent être mises sur le même plan et combattues avec la même ardeur.
Commander des rapports et mener des études préalables est une technique connue qui permet de gagner du temps en donnant l’impression de vouloir tout changer. Or la France n’a plus les moyens de tergiverser en continuant à laisser ces rapports et études s’accumuler. La question des fraudes sociale et fiscale transcende les clivages politiques. La lutte contre les fraudes, toutes les fraudes, devrait être une priorité du prochain quinquennat.