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Maître de conférence à l’IEP de Lyon, Haoues Seniguer est spécialiste de l’islamisme.
Il critique les arguments développés par Laurent Bouvet dans une interview pour Marianne, il estime qu’affirmer que la religion musulmane pose un défi spécifique à notre modèle de laïcité est une erreur. Entretien.
En lisant notre entretien avec Laurent Bouvet, qui développait auprès de Marianne les thèses de son dernier ouvrage, La nouvelle question laïque, Haoues Seniguer assure avoir « bondi de son fauteuil ». S’il a trouvé l’interview « intéressante » et nourrit des points de convergence avec le fondateur du Printemps républicain, le maître de conférences en science politique à l’IEP de Lyon estime que Laurent Bouvet, en voulant expliquer dans quelle mesure la religion musulmane présente un défi inédit à la laïcité républicaine, commet plusieurs erreurs. En donnant ses éclaircissements, l’auteur de Petit précis d’islamisme : des hommes, des textes et des idées (L’Harmattan, 2014) trace un chemin plus optimiste. Notamment lorsqu’il livre son interprétation de la laïcité ou sur les projets de constitution d’un « islam de France », Haoues Seniguer développe une vision qui tranche avec les principes défendus par Marianne. Mais la raison d’être de notre journal est que vive le débat : nous lui donnons donc la parole.
Le débat public confond-il selon vous islamisation, islamisme et islam ? Comment définir l’islamisation et l’islamisme ?
Haoues Seniguer : La confusion est totale ! La plupart du temps, celles et ceux qui prennent la parole à ce sujet prétendent faire la différence d’abord et avant tout entre islam et islamisme, cependant qu’ils utilisent en même temps le vocable à mon avis spécieux d’islamisation. Ce terme confond trois ordres de réalité : d’une part, le prosélytisme, présent dans les principales grandes religions, en particulier le christianisme et l’islam, par lequel les fidèles cherchent à témoigner, voire à convertir autrui, du bien-fondé de leur foi et de leurs croyances ; d’autre part, la recherche intentionnelle, par une minorité d’activistes, d’une extension illimitée des domaines d’islamité au sein de la société et/ou dans certains espaces sociaux ; enfin, la présence objective de signes de visibilité de l’islam dans l’espace public, liée à la sédentarisation des populations musulmanes très largement citoyennes aujourd’hui.
S’agissant de l’islamisme, il faut faire preuve de la même rigueur dans la définition afin de ne pas donner le sentiment, erroné et passionnel, qu’il serait partout. Et pis, qu’il aurait ce faisant vampirisé l’islam dans sa totalité, le vidant de sa substance spirituelle. L’islamisme ou l’islam politique, que je tiens pour synonymes, sont la politisation exacerbée de la religion musulmane. Cette idéologie (car c’est bel et bien une idéologisation de l’islam) considère que la Loi de Dieu prime sur la loi des hommes; que la religion doit être au centre de la vie politique, sociale, économique et culturelle; que les gouvernants n’ont de légitimité qu’à la condition qu’ils se conforment aux dogmes réels ou supposés de l’islam; que celui qui change de religion ou y renonce, quittant l’islam, doit être tué ou a minima châtié, etc. A ma connaissance, aucun individu ou groupe significatif en France n’est aussi maximaliste dans ses revendications ! Sinon, il faut les citer.
Je crains, dans le débat actuel et l’emballement médiatique ininterrompu, que l’islamiste soit déjà, dans l’esprit de beaucoup, le musulman revendicatif, qui peut chercher effectivement à défendre, dans l’espace public, une identité ou une foi religieuse qui lui semble, à tort ou à raison, malmenée ou agressée. S’exprimer, parler ou contester en tant que musulman-e, ne signifie pas pour autant que l’intéressé-e est islamiste. Il convient, pour celui qui parle de « Frères musulmans » ou d’islamistes, de donner des exemples extrêmement précis et concrets, au risque sinon de procéder par procès d’intention et amalgames, en jetant l’opprobre ou le discrédit sur le tout-venant.
Pour expliquer la montée en puissance d’un islam radical et parfois violent, plusieurs universitaires avancent la thèse d’une “islamisation de l’islam”; c’est-à-dire, pour citer Laurent Bouvet, “une réappropriation à la fois théologique et culturelle de la religion musulmane” qui aurait conduit à une revendication identitaire de l’islam. Que pensez-vous de cette thèse ?
L’expression « islamisation de l’islam » est ambiguë par rapport aux interprétations qui peuvent en découler. Quant à l’explication qui en est donnée par Laurent Bouvet, celle-ci me semble éminemment confuse. En d’autres termes, elle embrouille plus qu’elle n’éclaire. Raisonnons en quelque sorte par l’absurde pour prendre la mesure des deux remarques liminaires : s’il y a, de façon négative, « islamisation de l’islam », la solution serait donc de recourir, a contrario et plus salutairement, à une « désislamisation de l’islam »…Quelles conséquences, le cas échéant, faudrait-il en tirer ? Arracher l’islam aux cosmogonies, à ses dogmes, à sa théologie, etc ? Autrement dit, œuvrer à ce que le musulman soit moins musulman ? La religion musulmane, comme n’importe quelle autre religion, repose sur un credo, des dogmes, des rites, etc. Elle ne fait pas exception.
Seulement, sans faire de procès d’intention au politiste, son propos, en plus de l’ambiguïté mise en évidence, n’évite pas un écueil contradictoire : c’est précisément l’absence de « réappropriation à la fois théologique et culturelle de la religion musulmane » par ses clercs et ses fidèles, qui engendre et entretient en retour l’idéologisation de la foi ou son hypertrophie idéologique. Moins les textes canoniques sont discutés, interprétés et réinterprétés de façon critique à l’aune du contexte culturel français, plus l’idéologie prendra de la place et, partant, le surinvestissement identitaire croîtra.
Enfin, Laurent Bouvet passe complètement sous silence les composants mixtes de la « revendication identitaire », qui puise tout autant à des causes intrinsèques aux musulmans eux-mêmes qu’à leur environnement. Je crains qu’avec ce genre de thèse, le/la musulman-e observant-e ou pratiquant-e, c’est-à-dire visiblement attaché-e à ses rites, soit déjà tenu-e en suspicion.
Celles et ceux qui affirment que “l’islam est une religion où le rapport du théologique au politique est particulier” font le jeu des islamistes.
L’islam est-il une religion où le rapport du théologique au politique est particulier ? Certains arguent que le Coran est un texte “incréé”, qu’il ne serait pas une interprétation de la parole de Dieu mais sa parole exactement retranscrite; dans cette optique, la seule voie politique possible pour un musulman est l’application stricte du Coran…
Je le répète : il n’y a pas d’exceptionnalisme, d’exceptionnalité ou d’exception islamique ! Il peut y avoir, en revanche, un exceptionnalisme, une exceptionnalité ou une exception islamiste, historiquement et idéologiquement construite. En fait, sans crier gare, celles et ceux qui affirment que « l’islam est une religion où le rapport du théologique au politique est particulier » confirment et font amplement le jeu des islamistes. Ces derniers, dans leurs discours, déclarations et doctrines, défendent précisément bec et ongles l’idée selon laquelle l’islam, contrairement au christianisme, ne ferait pas de différence entre politique et religion, espace privé et espace public, etc. Si vous prenez pour argent comptant un préjugé aussi essentialiste, vous donnez raison aux islamistes. Car vous supposez que l’islamisme serait le prolongement naturel de l’islam des origines.
Concernant la nature « créée » ou « incréée » du Coran, ce débat remonte au moins au VIIIème siècle de notre ère; il est complexe. Historiquement, et de manière très schématique, il a théologiquement opposé les mutazilites et les acharites. Les premiers estiment que le Coran est « créé », ce qui induit une plus grande humanisation du texte coranique, les autres, majoritaires dans le sunnisme,associent ou combinent en quelque sorte nature « créée » et nature « incréée ». Ces derniers estiment que le Coran est à la fois le reflet de la Parole éternelle de Dieu mais circonscrite dans un Livre, un recueil ou un réceptacle humain.
Aucun musulman ne peut esquiver la question de l’interprétation d’un texte par définition « silencieux » et qu’il faut par conséquent faire parler. Ce n’est pas parce qu’il y a des lectures rigidifiées et idéologiques du Coran que cela signe la fin, voire l’impossibilité, de l’interprétation ou de l’herméneutique.
Une fois de plus, si l’on estime, à tort, que le Coran est structurellement « un texte incréé » et que par conséquent, il ne saurait être réellement humanisé et interprété, on sous-tend l’idée qu’il ne pourrait y avoir de salut pour le musulman qu’en le profanant ou en le désacralisant. Voyez la violence symbolique d’une telle perspective…
Affirmer que l’islam naîtrait “armes à la main” est une pure et simple contrevérité.
L’islam est-il une religion qui s’est imposée par la force et la violence, ce qui en aurait fait une religion de combat ?
Au départ, l’islam, au cours du « moment coranique » (entre 610 et 632), ne naît pas à proprement parler comme religion, au sens de religion normée, ritualisée, etc. C’est plus tardif, probablement davantage à la fin du VIIème siècle, courant du VIIIème siècle, sous la férule de la dynastie des Omeyyades (661-750) puis celle des Abbassides (750-1258).
Beaucoup de fantasmes continuent de circuler sur les conditions de naissance et d’évolution de l’islam. Il est toutefois certain du point de vue historique que l’islam naît minoritaire et que ses premiers partisans ont été persécutés à La Mecque, entre 610 et 632, devant justement émigrer vers Médine à compter de 622. Aussi, affirmer que l’islam naîtrait « armes à la main » est une pure et simple contrevérité. Le Coran mecquois ou les versets mecquois sont essentiellement à portée pacifique, tandis que le Coran médinois ou versets médinois sont plus violents, en raison du contexte politique nouveau et des rapports de force conflictuels avec les Mecquois.
Ayant dit cela, je ne nie évidemment pas les conquêtes, campagnes militaires ou violences menées, au cours de la longue histoire, au nom de l’islam. Quand l’organisation totalitaire Daech tue, musulmans comme non-musulmans, elle le fait au nom de l’islam, certes. Mais on ne peut censément considérer la religion musulmane comme congénitalement violente car chacun s’accorde par ailleurs à dire que la majorité des musulmans condamnent la violence.
L’islam ne pose-t-il pas un défi spécifique à la laïcité ? Que penser des projets d’un “Islam de France” ?
A mon sens, c’est moins l’islam qui pose « un défi spécifique à la laïcité » que des musulmans qui peuvent avoir une approche ou une lecture maximaliste de leur religion, au même titre d’ailleurs que les adeptes d’autres religions à l’instar des témoins de Jéhovah qui, par exemple, refusent les transfusions sanguines. Il est indispensable en la matière de se défier de tout discours ou propos généraliste qui laisse planer un doute sur le caractère soluble de l’islam dans la république et la démocratie.
Je vois en revanche un autre problème auquel on ne pense pas forcément et qu’il faut au moins mettre en exergue : comment interpréter la volonté affichée par certains acteurs publics d’étendre constamment les domaines ou espaces d’application de la laïcité à l’épreuve du fait islamique : à l’université, dans la rue, sur les plages, dans les sorties scolaires, dans les entreprises, etc ?
De mon point de vue, tout ce qui permettra de retisser de la confiance entre musulmans et non-musulmans, entre sociétaires d’horizons philosophiques différents, de lever les doutes sur les capacités réelles des musulmans de notre pays à marginaliser encore davantage les lectures idéologiques de leur religion, est bon à prendre. Aussi, je pense que l’organisation et la réforme de « l’islam de France », sans garantir hélas l’arrêt des violences sur notre territoire, peuvent créer en tous les cas une dynamique sociale positive. En effet, on ne peut d’un côté déplorer le manque de mobilisation réelle ou présumée des instances de l’islam de France contre le terrorisme, et de l’autre redouter ou déplorer l’organisation de l’islam de France. C’est incohérent.
Il existe une querelle autour de la loi de 1905, qualifiée de “loi libérale” par Aristide Briand à l’époque. Quel sens recouvre l’adjectif “libéral” selon vous dans ce cas de figure ?
« Libéral », avant, et sans doute aussi à l’époque d’Aristide Briand, c’est assurément l’idée de refuser que l’individu ploie sous le poids des contraintes entravant les libertés individuelles ou que, à l’inverse, celui-ci imposât des contraintes à autrui ou à un tiers au plan des croyances et des idées. Ainsi, faire preuve d’esprit libéral, me semble-t-il, c’est respecter, sans forcément les partager, les idées et les (in)croyances des autres. Il y eut aussi un Parti libéral, de ceux qui au XIXème siècle réclamaient « l’accroissement ou défendaient le maintien des libertés individuelles ».
Plusieurs visions de la laïcité s’affrontent dans le débat public ; schématiquement, on peut distinguer la laïcité “républicaine” défendue par Laurent Bouvet et une laïcité “libérale” portée par l’Observatoire de la laïcité. Où vous situez-vous dans ce débat ?
Je n’aime pas les guerres de chapelle. Je préfère défendre des positions de principe. Il y a un mérite objectif à ce débat : démontrer que le principe laïque n’est pas un absolu de plus mais le produit d’une histoire complexe et contradictoire. C’est pourquoi il autorise quelquefois des interprétations conflictuelles ou opposées. Néanmoins ce que, modestement, je perçois dans l’esprit de 1905, c’est la neutralité de l’Etat, de ses administrations et de leurs agents, cependant que l’individu, lui, reste libre d’exprimer publiquement son appartenance religieuse, philosophique et/ou politique, dès lors qu’il n’attente pas à l’intégrité morale et physique d’autrui. C’est cela le commun, et non la recherche éperdue et chimérique d’une invisibilisation du religieux dans l’espace public.