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Le magazine du Monde |article du 19.10.2012 – Par Stéphanie Marteau/Photo France Keyser
Dans son appartement encombré de livres, accoudé à la table de cuisine où il rédige ses cours, Foudil Benabadji mesure le travail qu’il lui reste à faire : “Leur tête est pleine de chimères. Certains détenus ne voient dans le Coran que la confrontation avec les autres religions. Ils tombent des nues quand je leur raconte que le Prophète s’est marié avec une juive. Mais ça les fait réfléchir.” A 73 ans, il est l’un des 151 aumôniers musulmans de France agréé par l’administration pénitentiaire, l’aumônier général musulman et les services de renseignement. Comme la plupart de ses confrères qui réconfortent les 20 000 détenus musulmans pratiquants de France (c’est-à-dire respectant le ramadan), Foudil Benabadji n’est pas imam.
Président de l’Union des familles musulmanes de Savoie, il participe à des conférences, ingurgite des ouvrages de chercheurs, d’histoire de la civilisation musulmane. De quoi nourrir des détenus qui doivent souvent “tout apprendre, en partant des bases. Je leur enseigne les grandes lignes de l’histoire du Prophète, les cinq piliers de l’islam, la laïcité, l’écriture arabe, le fait religieux,“… Pas simple, même pour cet ancien éducateur de la Protection Judiciaire de la Jeunesse, (PJJ), et de la Sauvegarde de l’Enfance, d’ouvrir l’horizon des détenus souvent en rupture familiale, parfois emmurés dans la colère et le ressentiment. “Je recadre sans arrêt des jeunes susceptibles, complexés, épidermiques. Ils mélangent tout, leur malaise personnel et la religion. Ils cherchent à s’affirmer en tant que musulmans, ils veulent provoquer, se désole-t-il. Pour ceux-là, l’islam devient un défouloir.”
LES DÉRIVES FONDAMENTALISTES : L’EXCEPTION PLUTÔT QUE LA RÈGLE
La prison est-elle pour autant devenue un lieu de radicalisation islamique en France, comme le suppose le ministre de l’intérieur ? A en croire Manuel Valls, qui vient de demander une enquête à ses services, elle serait de plus en plus souvent une étape pour ceux qui, comme Mohamed Merah ou Jérémy Louis-Sidney, l’un des leaders de la cellule terroriste démantelée le 6 octobre, abattu lors de son interpellation, ont basculé de la délinquance à l’extrémisme islamiste. Foudil Benabadji n’est pas de cet avis. Voilà plus de vingt ans qu’il se rend chaque semaine à la maison d’arrêt de Chambéry, où la moitié des 160 prisonniers sont musulmans. Il a longuement participé à l’aumônerie du Centre de Détention d’Aïton, en Savoie. Selon lui, ce n’est pas en prison que certains détenus rencontrent l’islam radical mais au pied des tours d’Annemasse, de Grenoble et d’Albertville, où sévissent des groupes salafistes. Un constat qu’appuie Farhad Khosrokhavar, directeur de recherches à l’EHESS et auteur de L’Islam dans les prisons (éd. Balland, 2004) : “Si les prisons françaises ont longtemps été un lieu de recrutement pour les djihadistes, ce n’est plus le cas depuis le 11 septembre 2001. Il existe toujours quelques cas de dérives fondamentalistes. Mais c’est l’exception plutôt que la règle. Je nommerais plutôt le quartier et la cité. “
Dans l’intimité des cellules, les détenus partagent volontiers une tasse de Nescafé avec l’aumônier. “La religion n’est souvent qu’un prétexte pour aborder des sujets plus intimes, qui rongent les prisonniers”, observe Thierry Gidon, surveillant à la maison d’arrêt de Chambéry. Un séjour derrière les barreaux est pour certains l’occasion de se poser des questions existentielles. “C’est d’ailleurs le lieu de nombre de conversions à l’islam”, concède Foudil Benabadji, qui tente généralement de les décourager : “Le choix de l’islam se fait par capillarité, parce que c’est la première religion des prisons. Or, comme pour les mariages, ce n’est pas le meilleur endroit pour prendre une telle décision, que les détenus pourraient regretter à leur libération. Je conseille toujours de ne rien figer en milieu carcéral”, raconte ce bon vivant, qui “dans le civil” tient une épicerie en ville.
RENFORCER LA FORMATION
A l’entendre, la seule manière de “marquer des points dans les têtes” est d’occuper le terrain : “Nous ne sommes que 150 alors que les aumôniers chrétiens sont 900 ! Il y a un problème de manque d’assiduité des aumôniers musulmans, qui ne sont pas toujours défrayés [les aumôniers catholiques sont rémunérés par leur diocèse]. Or, quand on n’est pas présent de façon continue, les détenus se découragent et se tournent vers des imams autoproclamés, qui prêchent on ne sait quoi.” En prison, les (rares) détenus islamistes se montrent discrets. Ils nouent des contacts, durant la promenade, avec les plus isolés ou ceux qui n’ont pas de ressources, s’érigent en exemple de piété, leur rappellent les horaires des cinq prières quotidiennes. C’est lors des prêches dispensés dans une salle de classe de la prison par l’aumônier qu’ils sortent du bois. “On est harcelés de questions, surtout par les jeunes, raconte Foudil Benabadji. Les salafistes savent parler et veulent imposer une lecture littéraliste du droit musulman. Ils apprennent par cœur des versets coraniques et me reprennent quand je fais un exposé. Je ne suis ni imam ni théologien et ils savent bien que je ne suis pas en mesure de polémiquer sur un point de droit”, avoue-t-il.
Leur but : “Décrédibiliser l’aumônier aux yeux des autres détenus, pour prendre sur eux un ascendant spirituel”, assure Azzedine Gaci, imam de Villeurbanne et jusqu’à peu aumônier à la prison de Villefranche-sur-Saône (700 détenus). Pour ce dernier, la formation des aumôniers musulmans doit absolument être renforcée, tout comme leur maîtrise du français, que les plus âgés ne parlent pas toujours. “Moi aussi, les salafistes venaient me contredire, mais comme j’étais ferme, ils sont partis. Ils ont alors demandé aux autres détenus de ne pas assister à mes réunions, en vain.” Selon le porte-parole de la chancellerie, Pierre Rancé, l’administration pénitentiaire a recensé 200 personnes détenues pour des faits en relation avec l’islamisme radical (sur une population carcérale totale de 66 000 prisonniers), qui “font l’objet d’une surveillance spéciale”.
Pour les aumôniers musulmans, la tâche est ingrate. Foudil Benabadji comme Azzedine Gaci ragent de voir que l’administration pénitentiaire leur met “des bâtons dans les roues”. “J’avais toujours en moyenne 150 inscrits à mes prêches du vendredi et j’en trouvais à peine 10 dans la salle – prévue pour 30… – parce que l’administration ne les avait pas prévenus et que personne n’était venu les chercher”, raconte ce dernier. Pour l’aumônier de Chambéry, “la méfiance de l’administration vis-à-vis de l’islam est telle que l’on rend impossible la pratique sereine de cette religion dans les prisons. Les prières empêchées, la nourriture inappropriée, le manque d’encadrement spirituel… Le traitement des détenus révèle une islamophobie institutionnelle”. Christiane Taubira a annoncé que 30 aumôniers musulmans supplémentaires allaient être recrutés d’ici à 2014. “Il en faudrait au moins 5 fois plus !”, s’étouffe Foudil Benabadji. “Mais attention, pas des bénévoles, plutôt des personnes formées, bien évidemment”. Dans un rapport paru en avril dernier, le contrôleur général des lieux de privation de liberté, Jean-Marie Delarue, rappelait qu’“il appartient à l’administration de pouvoir satisfaire aux exigences de la vie religieuse, morale ou spirituelle dont elle a la charge”. A Chambéry, on en est loin.