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Entretien avec le Général Yves Lafontain
Du 10 au 14 mai 1940, le général Lafontaine a commandé la 55e division d’infanterie contre les troupes allemandes. Ses supérieurs ayant ignoré ses préconisations stratégiques, ils l’ont limogé après cette défaite riche d’enseignements. Son petit-fils témoigne. Propos recueillis par Patrick Mandon.
Avancée des Panzers allemands dans les Ardennes, lors de la percée de Sedan, mai 1940 © Tallandier/Bridgeman images
Le 10 mai 1940, l’armée allemande lance une offensive d’envergure, en traversant un terrain qui aurait dû l’en dissuader « naturellement », le massif boisé des Ardennes. Les cartes géographiques dont elle dispose montrent avec précision toutes les voies que ses tanks peuvent utiliser. Les hommes sont jeunes, leurs officiers pensent à la guerre présente, alors que le haut commandement français pense à la guerre passée…
Le général Lafontaine commande la 55e division d’infanterie, à Sedan. On n’a pas voulu entendre parler du réaménagement du front, qu’il réclamait de toute urgence. Ses troupes sont percutées de plein fouet.
Après le désastre, prévisible, il sera limogé. Ce fut une criante injustice.
Mai 2020 : dans un livre excellemment conçu, son petit-fils rétablit la vérité avec l’aide de témoignages souvent inédits. Par un effet de zoom, il restitue chaque minute, « au ras du terrain », de la bataille de Sedan, soit quatre jours, du 10 au 14 mai.
Général Yves Lafontaine. Mon grand-père a beaucoup souffert de la sanction qui l’a frappé. Il ne s’est jamais plaint en notre présence, il a quitté l’armée peu de temps après, en août 1940. Il a gardé le silence.
Dès qu’il a pris son commandement, quelques semaines avant la percée allemande, constatant que l’organisation était mauvaise, il a immédiatement rédigé un rapport, accompagné de propositions. Son chef, le général Gransard, n’en a tenu aucun compte. Les stratèges français s’étaient arrêtés au conflit précédent. Ils n’avaient pas intégré dans leur réflexion l’usage du char ni de l’avion. Pour eux, seule comptait l’infanterie.
J’ai donc accompli un double « acte de mémoire », bien sûr envers mon grand-père, mais aussi envers le soldat français à Sedan, qui n’a pas démérité et s’est même magnifiquement comporté dans des conditions de combat qui le désavantageaient. Il y a eu, c’est vrai, ici et là, des scènes de panique collective, provoquées précisément par la nature des combats, à laquelle il n’était nullement préparé. Je reconnais aussi, parce que c’est une évidence du point de vue strictement stratégique et tactique, l’audace des combattants allemands. Ils ont manœuvré d’une façon magistrale.
Les jeunes soldats allemands étaient nourris de cette idéologie. Sur le plan tactique, en outre, ils étaient parfaitement entraînés. Ils étaient vifs, souples, très déterminés.
Interrogé par le général Dufieux, le 8 juin 1940, sur « les causes de la rupture du front (qu’il commandait) », votre grand-père évoque « la violence du bombardement et le choc psychologique pour des hommes qui n’avaient jamais vu le feu, la qualité médiocre de certains cadres, ce qui n’a pas empêché certains points d’appui de tenir une bonne partie de la journée du 13 » (p. 189).
Il y a eu des épisodes avérés de panique, en particulier dans les unités d’artillerie. Ils s’expliquent en grande partie par les bombardements allemands. Contrairement aux Français, pendant ces journées terribles, les Allemands ont massivement utilisé leur aviation. Il faut se représenter la situation morale d’une troupe clouée au sol, sans vraie défense, qui voyait piquer vers elle des stukas dont les sirènes stridentes, jamais entendues sur un champ de bataille, avaient un effet paralysant. Les stukas accompagnaient des bombardiers innombrables. On n’apercevait plus le ciel, caché par la fumée : après les sirènes venaient les tapis de bombes. On imagine l’effet produit sur les hommes, paralysés, dans l’impossibilité de répondre avec leur matériel. Certains sont devenus fous après avoir vécu ces scènes d’épouvante ! Dans la seule journée du 13, les Allemands ont engagé 310 bombardiers, 300 chasseurs lourds et 200 stukas équipés de ces fameuses « trompettes de Jéricho » ! Or, sous ce déchaînement, nos soldats ont attendu une riposte de leur aviation, en vain ! On n’a pas aperçu l’ombre d’une aile française !
En outre, le haut commandement n’avait pas fait appel aux unités adéquates.
C’est encore une grave erreur d’appréciation. De notre côté, une division dite de catégorie B, c’est-à-dire des réservistes, d’un certain âge pour des premières lignes, de 30 à 35 ans ! En outre, ils n’avaient accompli qu’un an de service militaire : de l’hécatombe de 1914-1918 était né l’état d’esprit « plus jamais la guerre ! ». On comptait peu de militaires de métier parmi ces cadres. Eh bien, malgré cela, jusqu’au 14 mai, on trouvait encore des positions françaises acharnées au combat ! C’est à proprement parler extraordinaire.
Il faut dire aussi que, d’une part, nous avons un régime totalitaire, fondé sur la violence, l’agression, la prédation et, d’autre part, une démocratie. Cela fait aussi une différence sur le plan militaire.
Les jeunes soldats allemands étaient nourris de cette idéologie. Sur le plan tactique, en outre, ils étaient parfaitement entraînés. Ils étaient vifs, souples, très déterminés. Leurs chefs, même les plus hauts gradés, n’étaient jamais loin d’eux : le général Guderian, par exemple, qui menait les choses du côté allemand, se tenait à l’avant, dans un véhicule léger, il disposait de nombreux postes de radio, il lançait des ordres adaptés à la situation, laquelle pouvait changer à tout moment. Il ordonnait, mais laissait une certaine latitude à ses subordonnés dans l’exécution, et il manifestait si nécessaire son désaccord avec les ordres qu’il recevait. Enfin, il était parfaitement au point, si j’ose dire, puisqu’il sortait de la campagne de Pologne.
Où il se trouve, votre grand-père vous regarde avec reconnaissance, assurément.
Mon grand-père, Henri Lafontaine, est à l’origine de la vocation militaire de ma famille. Après lui, mon père, puis mes deux frères et moi, nous avons embrassé la carrière, comme on disait naguère. Mon propre fils est colonel dans un régiment parachutiste. Il part prochainement en mission au Mali. L’histoire continue.