Depuis une poignée d’années, en dépit d’innombrables difficultés, d’ostracismes sociaux, d’arrestations massives et même de meurtres, notamment commis par l’Organisation de l’État islamique (OEI) en Syrie contre de supposés homosexuels jetés du haut d’immeubles, une véritable scène queer animée par des homosexuels, des lesbiennes comme des transgenres est en train de faire sa percée au Maghreb et dans les pays du Levant. Par la réappropriation d’une mémoire littéraire, picturale et musicale, par le travail militant et l’action culturelle, ces nouveaux venus veulent affirmer librement leur identité de genre dans les sociétés arabes contemporaines. Grâce aux nouveaux outils de communication, elles et ils créent des plateformes internet d’une formidable diversité, lieux de débats et d’expression.
Loin d’un orientalisme gay de pacotille venu d’Occident, et nourri le plus souvent de l’exploitation sexuelle de garçons arabo-musulmans, cette scène naissante place l’affirmation individuelle et collective et la mémoire plurielle comme axes centraux de ce processus d’identification, à écouter plusieurs de ces militant.e.s LGBTQ+ qui ne craignent plus de s’exprimer à visage découvert. Une série de tables rondes réunies à l’Institut du monde arabe (IMA) de Paris en juin 2021 a permis d’entendre des acteurs de cette émergence d’Égypte, de Tunisie, du Yémen, du Liban, de Jordanie et de Palestine, entremêlés de performances superbes des dragqueens La Kahena et Anya Kneez.
Certain.es ont dû partir dans un exil contraint et forcé, mais d’autres continuent à militer et à travailler dans leur pays, au Liban et en Jordanie notamment. Et comme tout mouvement émergent, les homosexuels, lesbiennes et trans qui se mobilisent tentent d’abord de trouver des lignes de force communes, autour principalement de la mémoire culturelle, de l’ancrage dans un patrimoine arabo-musulman notamment littéraire qui a été longtemps enfoui, avec des poètes comme Abû-Nuwâs par exemple, et la prise de parole collective qui permet à chacun de se retrouver. Pour l’affirmation individuelle, il est particulièrement touchant de parcourir par exemple des sites de paroles anonymes sous forme de forums, commeسلوان اهل العزاء (queer qui ne peuvent pas se plaindre en public) qui rassemble des témoignages de LGBTQ+ du Proche-Orient bouleversés par la mort tragique de l’Égyptienne Sarah Hegazy.
Mohamad Abdouni, fondateur du site Cold Cuts au Liban et Maha Mohamed, fondatrice, elle, du site Transat en Égypte sont tous à la recherche de la mémoire des travestis du Caire et de Beyrouth, à travers des textes, des photographies, des présentations de lieux disparus et oubliés. « Notre objectif est de créer des sources en langue arabe pour parler de notre histoire », explique Mohamad Abdouni, qui a par exemple retrouvé de nombreux documents sur des bals trans au Liban dans les années 1970-1980. « Chaque rencontre, chaque témoignage retrouvé, c’est comme une histoire d’amour », témoigne-t-il joliment.
Tout comme en Jordanie Khalid Abdel-Habi a depuis plus de quatorze ans constitué un riche panorama des artistes queer de toute la région pour son magazine My.Kali. Avec ironie et talent, son magazine, en partie consultable en ligne, met en scène des icônes queer occidentales comme Jane Fonda dans Barbarella en 1968, ou arabo-musulmanes comme le performeur canado-marocain Mehdi Bahmad, sublime musicien et danseur. Mais ces figures de proue culturelles côtoient dans My.Kali des articles sur la solidarité des LGBTQ+ de la région avec les Palestiniens, et pas seulement avec les homosexuels palestiniens. « J’ai voulu construire notre voix queer sans imiter les Occidentaux », résume Khalid Abdel-Habi, qui assume la direction artistique du magazine jordanien.
La Tunisienne Rania Arfaoui, animatrice du collectif Mawjoudin (Nous existons), et le Palestinien Omar Khatid, directeur du plaidoyer de l’organisation alQaws, vont pour leur part placer la convergence des luttes pour l’identité, pour les droits, contre le colonialisme, le capitalisme et les inégalités au cœur de leur discours militant. « Notre combat est celui de la Palestine, explique Omar Khatid. La violence capitaliste et la violence coloniale sont la même matière, il n’y a pas de ligne de démarcation entre une violence et une autre. Toutes les luttes sont légitimes ». Souci que partage la Tunisienne Rania Arfaoui, qui « veut combattre l’héritage du colonialisme, notamment des articles pénalisants comme l’article 230 du Code pénal tunisien, sans pour autant rentrer dans les schémas homonationalistes des pays occidentaux qui aggravent la situation des queer du Sud en instrumentalisant le combat pour leurs droits ».Omar Khatid complète : « Être queer c’est notre identité, et on doit avoir notre place au Moyen-Orient et au Maghreb. On peut être musulman et queer, nous avons notre culture, notre histoire, même s’il y beaucoup de stigmatisation. Mais il n’y a pas non plus de code queer universel, on n’est pas obligé de s’identifier à la culture queer blanche, notre souci est d’abord de toucher notre communauté ».
« Il faut créer des espaces pour les personnes queer, ajoute pour sa part la militante yéménite Hind Al-Eryani, la lutte pour les droits et le changement doit venir de la base qui doit construire ses propres communautés ». L’enjeu pour ces militants et ces acteurs culturels est tout de même lourd : « rester en vie pour avoir le droit d’exister »résume Hind Al-Eryani, qui vit elle-même en exil, mais continue de se battre pour les LGBTQ+ de son pays, dans un contexte particulièrement tragique de guerre.
Pour suivre ce mouvement émergent, Orient XXI compte explorer, au fil des prochains mois, ce renouveau LGBTQ+ au Proche-Orient et au Maghreb, à travers une série d’enquêtes et de témoignages. Nous commencerons d’abord par un reportage auprès de proches de Sarah Hegazy, qui racontent un an après l’onde de choc qu’a provoqué sa mort en Égypte. Puis nous irons à Beyrouth découvrir un lieu de convivialité inédit, oasis de tolérance et de savoir-vivre ensemble dans cette ville meurtrie.