Hier, des talibans sont venus cueillir Sarwar, un ancien policier afghan de mes amis, dans sa maison, à Kaboul. Il a réussi à s’enfuir mais comment leur échapper durablement? Sans doute est-il déjà mort. Le même jour, à l’aéroport, Nour, une autre amie, a été violemment fouettée pour son attitude «occidentalisée».
Il n’y aura donc pas de période de grâce: les talibans sont les mêmes, ils n’ont pas changé, ils ne changeront jamais.
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L’effondrement de l’État afghan n’a pas été une surprise pour tous. Cette débâcle n’est que la conséquence inéluctable d’une triple faillite – militaire, diplomatique et morale – du pouvoir afghan comme de l’Occident .
Le retrait des forces occidentales a été pensé par les présidents Trump puis Biden dans un cadre de politique intérieure américaine et sur la base d’un calendrier essentiellement symbolique (avoir quitté le pays avant le 20e anniversaire du 11 Septembre) plutôt que militaire. Le point névralgique de ce désastre a été l’évacuation, en une seule nuit de juillet et en catimini, de la base aérienne de Bagram . Abandonner aussi brutalement l’ancien centre névralgique opérationnel de l’Otan a laissé les autorités afghanes groggy et envoyé le message sans ambiguïté que les Américains se désintéressaient désormais totalement du sort de leur ancien allié. Lâchage parfaitement compris par les corps constitués afghans qui sont passés immédiatement en mode «sauve-qui-peut». Ce fut le début de la fin.
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Par ailleurs, à la différence des Russes qui ont obligé Assad à concentrer ses troupes sur la Syrie utile, abandonnant dans un premier temps une grande partie du pays aux djihadistes pour reprendre des forces et mieux les défaire ensuite, les stratèges américains, par naïveté ou laisser-faire, n’ont pas empêché l’armée afghane de se disperser dans tout le pays, émiettant ses rares forces aériennes et spéciales sur un nombre beaucoup trop important de fronts.
Cela venait mettre un point final à plusieurs années de «négociations» menées à Doha sous l’égide du département d’État, farce diplomatique au cours de laquelle les talibans n’ont apporté que de vagues promesses en face de concessions toujours plus grandes de Washington. Elles n’avaient en réalité qu’un but: leur donner les clés du gouvernement afin de ramener au plus vite les boys au pays.
Couper la frontière avec le Tadjikistan
Face à cet enchaînement d’erreurs, de désinvolture et de promesses creuses côté américain, on ne soulignera jamais assez le caractère incroyablement audacieux du plan militaire taliban. Il a consisté à attaquer le régime par la région Nord, normalement la plus hostile à leur égard, plutôt que par les zones pachtounes qui leur sont dévouées. Ils ont ainsi pu concentrer l’essentiel de leurs forces là où elles n’étaient pas attendues, coupant la frontière avec le Tadjikistan, refuge traditionnel des combattants tadjiks hostiles aux talibans. Cette manœuvre brillante a donné le signal que tout le pays était gagnable rapidement, puisque la zone la plus difficile à conquérir l’était en premier. Il est douteux que l’état-major taliban ait été capable d’imaginer puis d’appliquer opérationnellement une manœuvre aussi sophistiquée, qui porte plus sûrement la patte du Pakistan.
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Mais plus profondément, au-delà de ces causes conjoncturelles, la raison fondamentale de cet effondrement est la corruption endémique et systématique des élites politiques administratives et militaires afghanes. Derrière les chiffres ronflants d’une police et d’une armée suréquipées capables de déployer 250.000 hommes se cachaient nombre de divisions fantômes, de régiments de papier et de matériels factices dont la seule raison d’être était de gonfler les poches de dirigeants véreux, trop heureux d’empocher les dollars officiellement destinés à ces unités zombies.
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La disparition d’un État Potemkine
Si les forces spéciales ont continué à fonctionner et à se battre jusqu’au dernier jour, les unités régulières composées de soldats peu motivés, disposant au mieux de munitions pour tenir quelques heures et méprisant leurs chefs corrompus, se sont évaporées sans combattre. Dit autrement: personne ne voulait mourir pour le président Ghani et sa clique. La dimension clanique du pays a accéléré ces désertions.
C’est tout un État Potemkine qui a ainsi disparu sous nos yeux, avec sa fausse administration, ses faux serviteurs, sa fausse armée, ses faux services publics, mais ses vrais comptes bancaires dans les paradis fiscaux de Dubaï, Londres ou Panama.
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Cette évaporation presque instantanée, sous l’œil médusé des médias du monde entier, est d’autant plus triste qu’une partie de l’argent américain avait commencé à produire des effets. Preuve est faite qu’on ne fait pas entrer facilement dans le XXIe siècle, à coups de milliards, une société rurale et montagnarde, aux codes millénaires. Pourtant, la société afghane avait commencé à changer, au moins dans les villes. Ces dernières années, j’ai vu croître et se développer une vraie petite bourgeoisie éduquée, avide de liberté et de progrès, se créer nombre de médias indépendants, se développer des entreprises modernes, y compris dans les secteurs des nouvelles technologies. Et puis, il y a eu ce début d’émancipation des femmes urbaines , un changement sincère et profond. Sans parler du succès de la démocratie avec la tenue d’élections libres qui ont permis à une nouvelle génération politique d’émerger.
Tout a été balayé en quatre semaines par un coup d’État militaire soutenu par le Pakistan et les forces hostiles au progrès, puisque la victoire des talibans n’est rien d’autre que cela. Pas une révolution. Un coup d’État.
Un proto-État islamiste, rustique et para-moyenâgeux
L’avenir de l’Afghanistan n’est pas rose. Le mouvement taliban est partagé entre, d’un côté, un courant islamo-nationaliste qui veut d’abord la pureté de l’islam dans un pays débarrassé de toute influence occidentale impie, et, de l’autre, un courant islamo-internationaliste qui veut exporter le djihad sur la terre entière et détruire l’Occident. Personne ne peut prédire lequel des deux prendra le dessus, même pas les talibans eux-mêmes. Le scénario le plus naturel est sans doute la consolidation d’un régime dictatorial à l’iranienne, mais sans le support d’un État millénaire comme en Perse. C’est-à-dire un proto-État islamiste, rustique et para-moyenâgeux, acharné à défendre sa spécificité afghano-religieuse. Peut-être défendra-t-il des velléités mondialisées d’exportation de son «modèle» ; peut-être restera-t-il centré sur l’Afghanistan seul. Nul ne le sait.
Une seule chose est certaine: l’Afghanistan ne sera plus, pour de très longues années, qu’une terre de brimades et de terreur, qui asservit les femmes et attaque les esprits libres. Je suis triste, car j’aime ce pays et son peuple. Or, je sais que je ne reverrai pas un Afghanistan libre de mon vivant.
* Le quatrième et dernier volume, «L’Espion français», a été publié cet été aux éditions Robert Laffont. Il figure dans les classements des meilleures ventes de romans.