Publié le 22 février dans L’Obs
« A bas les juifs ! » Sur le quai du port d’Alger, au milieu des couronnes de palmes et des gerbes de fleurs, le cri fuse depuis la foule en liesse qui brûle des effigies du capitaine Dreyfus. Nous sommes le 3 avril 1898. Un large comité d’accueil attend son héros : Edouard Drumont, célèbre auteur du pamphlet « la France Juive », best-seller écoulé à 60 000 exemplaires en un an. Le polémiste a pris la mer à Marseille pour annoncer sa candidature aux élections législatives d’Alger, sous l’étiquette « candidat antijuif ». En cette fin de XIXe siècle, la crise antisémite qui couve dans tout le pays depuis des décennies éclate au grand jour.
Le ressentiment contre les juifs d’Algérie n’est pas nouveau. Dès le début de leur progression en 1830, les militaires français constatent que cette communauté composée de Berbères autochtones, présents depuis l’Antiquité, et de descendants des Séfarades chassés d’Espagne et du Portugal en 1492 est méprisée.
« Ils sont décrits comme fourbes, sales, menteurs », souligne Geneviève Dermenjian, maître de conférences honoraire à l’Espé de l’université d’Aix-Marseille, auteur d’« Antijudaïsme et antisémitisme en Algérie (1830-1962) » (Presses universitaires de Provence). Pas en reste, les colons partagent cette hostilité, qui demeure toutefois en sourdine de longues années.
Le décret Crémieux, en 1870, fait voler en éclats cette fragile cohabitation. La citoyenneté française est automatiquement attribuée aux 35 000 « israélites indigènes » des trois départements d’Algérie (Alger, Constantine, Oran). Jusqu’ici exclus des scrutins, ils constituent désormais un vivier de votants qui suscite maintes convoitises. Geneviève Dermenjian raconte :
« L’antijudaïsme devient alors électoral. On entend de la bouche de candidats battus aux élections : “Salauds de juifs qui votent en masse pour l’autre camp.” » 1871, création d’une Ligue antijuive
Dans « les Juifs d’Algérie. Du décret Crémieux à la Libération » (Editions du Centre), l’historien Michel Ansky écrit : « Beaucoup de Français considéraient les juifs comme indignes de prendre une part active à la vie politique en raison de leur incapacité militaire (argument dont les guerres de 1914-1918 et 1939-1945 devaient démontrer l’absurdité) et du caractère purement “mercantile” de leurs activités. » Or, seuls 28 % d’entre eux étaient patrons, industriels ou commerçants lors du recensement professionnel de 1931. La majorité était salariée, et nombre d’entre eux exerçaient des métiers pénibles et manuels : journalier, femme de ménage, cordonnier, tailleur… Voici le portrait qu’en brosse Augustin Bernard, auteur de « l’Algérie » (Félix Alcan), en 1929 : « Quelques dizaines de familles riches, quelques centaines de familles aisées, puis une masse pitoyable de très pauvres gens, telle est la composition du groupe israélite d’Algérie. »
Qu’importe, les juifs sont régulièrement accusés de pratiquer l’usure pour exproprier Français et Arabes. Dès 1871, une première Ligue antijuive est fondée pour les écarter des urnes. L’arrivée massive d’Espagnols en Algérie au début de cette même décennie n’arrange rien à leur sort. « Les Espagnols, catholiques, très pieux, expriment pour beaucoup un antisémitisme traditionnel différent de celui de l’armée de conquête, relate l’historien Benjamin Stora. Mais les deux finissent par converger. »
« Et puis les Espagnols ont le sentiment qu’ils sont supérieurs aux juifs mais que cela ne se traduit pas socialement, ce qui renforce l’antisémitisme. Il ne faut pas isoler la dimension de classe dans la fabrique des imaginaires. »
Les élections législatives de 1881 donnent lieu aux premières violences de rue. Dans plusieurs villes, de jeunes Européens poussent des « indigènes » à l’émeute, brisent les vitres des maisons et boutiques juives. A Tlemcen, dans le nord-ouest du pays, les juifs sortant de réunions électorales sont roués de coups. Les troubles durent trois jours, sans que les autorités ne lèvent le petit doigt. L’année suivante, c’est au tour d’Alger d’être gagné par la brutalité. Les conscrits excluent les juifs de leur fête traditionnelle, ce qui provoque des bagarres. Des bandes parcourent le quartier juif, fracassent les vitres à coups de pierres et pillent les magasins. En 1883, à nouveau, mêmes scènes de saccage à Alger, tandis que des échauffourées éclatent à Oran et Sétif.
1894, l’affaire Dreyfus
Quand l’affaire Dreyfus survient en métropole en 1894, les opinions antijuives des Européens d’Algérie sont déjà solidement ancrées. Elles prospèrent sur les difficultés économiques qu’affronte le pays : effondrement du prix du blé et des exportations, mauvaises ventes des vins et crise du crédit. « Tout se conjugue pour qu’éclate une crise majeure », souligne Geneviève Dermenjian. Les premiers journaux antisémites sont lancés : « l’Algérie juive », dédiée à Drumont, ainsi que « l’Antijuif algérien ».
Sur ce terreau fertile, le parti antijuif fait une première percée à Constantine aux municipales de 1896, avec l’élection d’Emile Morinaud, rédacteur en chef du quotidien local « le Républicain ». Entre autres mesures, le conseil municipal nouvellement constitué réclame l’abrogation du décret Crémieux et exclut les indigents juifs de l’Assistance publique. « Il est même envisagé d’écarter les enfants juifs des écoles », précise Jean Laloum, historien et chercheur au CNRS (auteur de « Dépouiller en toute légalité. L’aryanisation des biens juifs en Algérie sous le régime de Vichy (1941-1942) », à paraître en 2022 à la Maison des Sciences de l’Homme). L’année suivante, la mairie d’Oran tombe à son tour sous la férule de la mouvance antisémite. Là encore, les nouveaux élus veulent sanctionner les juifs par une série d’interdits, tous annulés par décision préfectorale.
1897, un pogrom à Oran
Les germes de la violence continuent, eux, de se répandre. En mars 1897, à Mostaganem, en Oranie, une banale rixe à laquelle un agent de police juif est mêlé dégénère en émeute. Deux jours durant, les boutiques sont pillées, la synagogue dévastée. Malgré l’intervention de la police, le mouvement se propage dans toute la région. A Oran, le 20 mai, des bandes d’Européens armés de bâtons cassent les devantures des magasins juifs. Le pogrom s’étend sur trois jours.*
Pendant ce temps, les pamphlets antijuifs attisent la haine en publiant des récits sur des meurtres rituels prétendument commis par les rabbins. Une fois encore, la capitale algérienne s’embrase. Des hordes d’émeutiers auxquels se joignent des femmes et des enfants envahissent les rues de Bab el-Oued et de Bab Azoun, où vivent beaucoup de juifs. Le 24 janvier 1898, le quotidien radical-socialiste « la Dépêche de Toulouse », ancêtre de « la Dépêche du Midi », rapporte la mise à sac de leurs boutiques : « Les manifestants arrachent d’abord les volets, puis s’en servent comme d’un bélier, frappent à coups redoublés sur les devantures qui, bientôt, sont réduites en miettes. Les marchandises en devanture sont enlevées et jetées au vent. D’autres manifestants réunissent les tissus de confections et avec les autres objets en forment des bûchers auxquels ils mettent le feu. Une partie de la ville a été livrée au pillage par des malfaiteurs que la foule laisse faire par haine des juifs. » Bilan de cette semaine noire : deux morts, une centaine de blessés graves et 138 établissements juifs en ruine.
De ce tumulte émerge un personnage trouble : Max Régis, 24 ans, fils d’un maçon italien de Sétif et étudiant en droit. En 1897, le jeune homme prend la tête de manifestations étudiantes à Alger contre la nomination à l’université d’Emmanuel Lévy, un professeur de droit, juif et républicain. Le jeune homme s’illustre par sa brutalité – il ira jusqu’à jeter un encrier à la figure de l’enseignant. « C’est l’affaire Lévy qui met le pied à l’étrier à Max Régis. A cette occasion, il a pu constater l’extrême réactivité de l’opinion », observe Geneviève Dermenjian. Suspendu de l’université pour deux ans, le jeune ambitieux prend la tête de la Ligue antijuive et les rênes du journal « l’Antijuif algérien ».
1898, Drumont, député d’Alger
C’est lui qui a l’idée de faire venir en « guest star », depuis la métropole, Drumont, afin qu’il se présente aux législatives de 1898. Ce scrutin constitue « l’apogée du mouvement antijuif », selon Jean Laloum. Quatre de ses représentants y sont élus : Firmin Faure à Oran, Edouard Drumont et Charles Marchal à Alger et Emile Morinaud à Constantine. On les surnomme les « quatre mousquetaires gris », car ils arborent un chapeau de feutre anthracite, symbole de la cause antisémite. La même année, à tout juste 25 ans, Max Régis devient… maire d’Alger ! « Il monte en grade, mais n’a aucune profondeur. Qu’un homme pareil soit élu, cela ne peut arriver qu’en Algérie ! » estime Geneviève Dermenjian.
Les nouveaux élus n’ont qu’un but : l’abrogation du décret Crémieux. Face à un gouvernement français plus que réticent, ils agitent le spectre du séparatisme et réclament – avant l’heure ! – l’indépendance de l’Algérie. Régis vocifère publiquement contre le gouverneur général, Edouard Laferrière. Mais les outrances de ces hommes inquiètent en haut lieu. A peine un mois après son élection, Max Régis est suspendu de ses fonctions. Objet de multiples condamnations, il s’enfuit en Espagne. L’agitateur sera bien réélu à la mairie d’Alger en 1900, mais l’antijudaïsme trouvera de moins en moins d’écho dans la société algérienne. Lors des législatives de 1902, aucun candidat issu de ce mouvement n’est élu. Geneviève Dermenjian explique :
« Tout ça, c’était de la faconde. Drumont était trop violent, parlait trop. C’est très caractéristique de l’Algérie : des hommes “forts en gueule”, mais sans programme politique. Ces candidats ne faisaient avancer aucun des sujets dont ils s’emparaient. »
Les esprits se calment quand Pierre Waldeck-Rousseau, président du Conseil, prononce la grâce de Dreyfus. L’administration d’Alger est sommée de réprimer fermement toute exaction visant des juifs. La fièvre retombe… pour quelques décennies seulement. En 1940, le régime de Vichy abroge le décret Crémieux et retire la citoyenneté française aux juifs, qui retournent à leur ancien statut d’« indigènes »(le décret sera rétabli en 1943). Max Régis et Edouard Drumont n’auraient pas rêvé mieux.