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« Il y a une forte méconnaissance de l’histoire coloniale »
À l’origine d’un appel pour plus de références dans les communes aux soldats coloniaux qui ont combattu pour libérer la France, Aïssata Seck s’est confiée au Point Afrique. Propos recueillis par Viviane Forson
Elle n’arrête pas, Aïssata Seck. Ce mercredi après-midi, lorsqu’elle vient à notre rencontre pour la première fois, elle a déjà son discours en tête : clair, concis, précis. À 40 ans, cette conseillère municipale de Bondy, en Seine-Saint-Denis, n’a rien lâché de ses combats malgré les victoires obtenues. Grâce à elle et sa force de mobilisation, en 2017, François Hollande avait facilité l’accès à la naturalisation d’anciens tirailleurs sénégalais, oubliés de la République. Ils avaient combattu en 1914-1918, en 1939-1945, en Indochine ou en Algérie sous l’uniforme français. Quatre ans plus tard, comment la France avance-t-elle sur ces sujets mémoriels ? Même si la réponse est loin d’être unanime, le débat est lancé dans le sillage des dernières manifestations antiracistes qui ont suivi l’assassinat de George Floyd ainsi que les appels à déboulonner les monuments et statues liés à l’histoire coloniale française ou à la traite négrière. Un peu visionnaire Aïssata Seck ? Non, mais sa position est assez claire sur le sujet, et elle n’a pas changé : il faut de la pédagogie. Avec des responsables associatifs, intellectuels et personnalités de tous horizons l’élue désormais dans l’opposition s’est jetée dans une dernière bataille : voir nommer ou renommer des rues en hommage aux soldats Africains, des Outre-mer et du Pacifique de l’armée française de Libération. Après la publication dans les médias d’une lettre ouverte signée par plus de 190 personnes – aux maires de France afin qu’ils s’engagent concrètement dans ce sens, les lignes commencent enfin à bouger.
Aux côtés du professeur Marcel Lourel, commandant de réserve à Lille, Aïssata Seck se rend à l’Élysée plaider cette cause et fin novembre 2019, la secrétaire d’État auprès de la ministre des armées, Geneviève Darrieussecq, et le président de l’Association des maires de France (AMF), François Baroin signait une convention afin de soutenir les communes désireuses de rendre hommage à ces combattants dans le cadre du plan de rénovation urbaine.
Qu’est-ce qui a été concrètement fait ? Où en sont les mairies depuis les dernières élections municipales, comment les associations observent-elles ce réveil ? Aïssata Seck qui organise plusieurs événements autour de la question, comme le ravivage de la flamme du soldat inconnu, sous l’Arc de Triomphe ce 25 juillet – s’est confiée au Point Afrique.
Le Point Afrique : Il y a un an, vous interpelliez le chef de l’État, Emmanuel Macron, sur la nécessité de rendre hommage aux soldats venus d’ailleurs qui ont participé à la libération de la France. Aujourd’hui, les lignes bougent sur tous les fronts. Pensez-vous qu’il y a une prise de conscience réelle des autorités et de la société sur ces questions ?
Aïssata Seck : J’ai interpellé le président lors d’une rencontre organisée autour des diasporas africaines en présence du chef de l’État ghanéen Nana Akufo-Addo. Je me souviens que c’était avant le 75e anniversaire du Débarquement du 15 août 1944 en Provence. J’avais réalisé que rien n’était prévu pour commémorer cette date dans la région que je connais bien pour y passer mes vacances. Cela m’a fortement interpellée alors que le Débarquement de Normandie avait fait l’objet de grandes cérémonies en présence de Donald Trump, d’Angela Merkel, Theresa May ou encore Justin Trudeau. Je me suis renseignée sur ce qui était prévu : est-ce qu’on avait invité des chefs d’État africains ? Est-ce qu’on allait organiser des débats, des conférences ou une exposition ? J’ai trouvé que la réponse des autorités n’était pas à la hauteur de l’enjeu mémoriel de ces combats qui ont contribué à faire de la France une nation diverse. Par la suite, j’ai cherché par quelles voies et quels moyens je pouvais alerter les autorités sur cette différence de traitement. Et c’est ce que j’ai fait ce jour-là en m’adressant au chef de l’État.
Aïssata Seck, élue et petite-fille d’un tirailleur sénégalais. Elle milite pour que l’histoire coloniale soit mieux connue. © DR
À la suite de mon appel, quelques semaines plus tard, une très belle cérémonie a été organisée à Saint-Raphaël avec des chefs d’État africains.
C’est à cette occasion que le président de la République a lancé un appel aux maires de France leur demandant de nommer ou renommer des rues, des places, des écoles, en hommage aux héros oubliés des colonies. Cette histoire fait partie de l’histoire de France, de notre histoire. Le ministère des Armées vient dans ce but d’éditer un livret rassemblant les parcours de cent combattants de la Seconde Guerre mondiale issus des colonies de l’Empire français.
Pourquoi dans le combat pour la réhabilitation de la mémoire des soldats venus d’Afrique, du Pacifique ou encore des Antilles, il est si difficile de faire consensus ou ensemble sur cette idée de « fraternité », dont plusieurs exemples jalonnent l’histoire de France ?
Je ne dirais pas que c’est un combat, mais il est important que l’on soit vigilant sur ces questions et qu’on intègre pleinement cette histoire dans le récit national français. En interpellant le chef de l’État et les autorités, je ne porte pas une revendication communautariste. Bien au contraire. Je veux simplement que tous ensemble nous ouvrions notre récit national pour y accueillir toutes les composantes de la France d’aujourd’hui. Parce que c’est notre histoire commune.
Est-ce que cela passe forcément par des déboulonnages de statues ou une réappropriation des symboles de notre espace public ?
Combien de rues sont dédiées en France à Toussaint Louverture, à Louis Delgrès, à la Mulâtresse Solitude, les grandes figures du combat contre l’esclavage entre 1789 et 1804 ? Combien de monuments aux tirailleurs sénégalais et aux soldats des troupes coloniales morts pour la France pendant les deux guerres mondiales ? Combien d’écoles dédiées aux Martiniquaises Jeanne et Paulette Nardal, les marraines du mouvement de la Négritude, ou au Guyanais René Maran, le premier écrivain noir à recevoir le prix Goncourt, pour son roman Batouala ? C’est dans ce sens que j’ai lancé une pétition, qui se veut un réel appel à l’ensemble des maires de France pour passer des paroles aux actes.
Comment procéder sans attiser les polémiques ?
Je suis d’avis qu’on mette en place des commissions dans les collectivités. Il faut faire de la pédagogie maintenant, en faisant appel aux associations, aux organisations d’anciens combattants. On peut aussi faire de la démocratie participative et impliquer les habitants ou encore faire des sondages sur des propositions de noms. Certaines communes de notre pays font ce travail depuis des années. Prenez Fréjus, Saint-Raphaël, dans les Vosges aussi un travail au long cours a été fait autour d’Adi Bâ, tirailleur d’origine guinéenne, résistant des Vosges, chef du premier maquis vosgien, fusillé le 18 décembre 1943 à Épinal. Comme lui, de nombreux anciens combattants sont passés dans ces régions et les mairies ont fait le travail pour les reconnaître. Aujourd’hui, il faut aller plus loin, et accélérer sur le travail de recherche.
Une vue d’éléments des troupes coloniales dans l’Armée française pendant la Premiere Guerre Mondiale. © Selva / leemage via AFP
Avec la dernière élection, de nombreuses mairies sont passées à droite et les équipes se renouvellent, comment faire évoluer le sujet à tous les niveaux politiques ?
Je suis une élue de gauche et je le revendique, mais c’est une idée reçue de penser que les communes de droite ne font pas ce travail. Bien au contraire. Sincèrement, pour avoir visité beaucoup de collectivités dont les maires sont de droite, j’ai constaté que le travail a été fait. Personnellement, je ne leur ferai pas ce procès. Pour les communes qui rencontrent des difficultés, en plus du livret, il faut un accompagnement afin de soutenir les communes qui désirent rendre hommage à ces combattants.
C’est le bon moment pour entreprendre cette évolution dans notre société, car il y a dans nos collectivités territoriales de nouveaux plans de rénovation urbaine. Il faut profiter de ces nouvelles normes mises en place pour justement se saisir de cette histoire. Au-delà des noms de rue, il y a aussi les noms de places, d’écoles, d’arrêts de bus ou de stations de métro, les statues qui trônent à nos carrefours, les monuments et les plaques qui ornent notre espace public.
Comment expliquer aujourd’hui sans polémique, sans idéologie, notamment aux plus jeunes que certains Français ne se sentent pas honorés dans les traces choisies pour raconter l’histoire nationale ?
Si on en est arrivé là, c’est en partie parce que l’école ne peut pas tout faire. L’école ne fait pas entendre différents points de vue et versions. L’histoire, ce sont aussi des dénis et des injustices. Même si cette histoire fait partie du programme scolaire, il est évident qu’elle continue d’être ignorée de beaucoup, faute d’être correctement enseignée dans nos écoles, suffisamment exposée dans nos musées, et réellement célébrée dans nos villes. L’histoire des tirailleurs sénégalais par exemple fait partie du récit national français. Ce ne sont pas simplement les statues qui sont problématiques. Ce sont les histoires inconnues qui se cachent derrière. Je préfère la mise en contexte, on peut par exemple débaptiser la salle qui porte le nom de Colbert à l’Assemblée nationale, mais garder sa statue et y apposer un texte qui reviendrait sur toutes les facettes de Colbert, et expliquerait son implication dans le Code noir. À Bordeaux, ce travail a déjà commencé, la mairie a apposé des plaques explicatives dans les rues qui portaient des noms d’anciens négriers.
Vous êtes engagée pour la reconnaissance dans l’Histoire des tirailleurs africains. Où en est la France sur ce sujet ?
Il y a une forte méconnaissance de l’histoire coloniale. Et ce n’est pas faute d’avoir des historiens, des chercheurs, des experts qui ont monté des expositions, qui font des émissions, qui ont écrit de nombreux ouvrages. Nous ne sommes pas en manque de contenus. Par contre, on péche sur la visibilité, on devrait avoir plus de reportages dans les journaux télévisés. Récemment, il y a eu une mobilisation autour du massacre de Chasselay près de Lyon et TF1 a fait un reportage de 4 minutes qui a été partagé des milliers de fois sur les réseaux sociaux. Voilà un exemple concret.
Au niveau de l’administration, est-ce qu’il y a eu des changements dans l’approche des dossiers pour les naturalisations des anciens tirailleurs ?
L’adminis-tration a toujours fait son travail en quelque sorte en exigeant des pièces précises nécessaires pour tout dossier de naturalisation. En toute honnêteté, le problème est plutôt politique. En fin de compte, c’est un sujet qui n’était pas connu des politiques. Ils n’ont eu connaissance de la situation de plusieurs tirailleurs sénégalais qu’à l’instant où la pétition que j’ai publiée en 2016 en a parlé. La plupart des acteurs politiques de tous bords que j’avais approchés ont tout de suite répondu à mon appel. On était en pleine campagne pour les élections de 2017. Et certains d’entre eux se sont intéressés au sujet et ont fait part de leur volonté d’aller plus loin s’ils étaient élus. Ils l’ont intégré à leur programme présidentiel. C’est à ce moment-là que j’ai pris conscience que le sujet était éminemment politique. C’est un sujet de fond sur lequel on est obligé de statuer parce que ça fait partie de notre histoire.
Vous êtes désormais responsable du Programme citoyenneté, jeunesse et territoires au sein de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage. Comment fait-on le lien entre la citoyenneté et l’esclavage aujourd’hui ?
Mon rôle est d’organiser des actions concrètes comme des rencontres, des conférences-débats, des expositions, des parcours pédagogiques pour montrer les éléments qui lient cette histoire dans l’éducation populaire. On s’adresse à tous nos territoires, que ce soit à Paris, Bordeaux, l’outre-mer, en Guadeloupe, en Guyane, etc. L’idée est d’aller plus loin que les manuels scolaires. On peut faire de la pédagogie à travers nos manuels scolaires, mais je pense qu’il y a un certain nombre de jeunes qu’on ne touchera pas à travers l’Éducation nationale, mais qu’on atteindra davantage via le milieu de l’éducation populaire.
Quand on dit mémoire de l’esclavage, c’est bien évidemment de raconter toutes les histoires, de transmettre et de valoriser leurs héritages. Aujourd’hui, quand on parle de l’esclavage, on a le sentiment qu’on parle uniquement de la série Racines, alors que ce n’est pas ça. L’objectif est de raconter ce qu’a été l’esclavage en France et ensuite de voir de quelle manière on arrive à vivre ensemble avec cette histoire. Parce que la France est issue de cette histoire. Si on réussit ce pari, on aura, je pense, réussi à apaiser un certain nombre de tensions et expliquer la diversité française telle qu’elle est dans sa réalité. Ce qu’on a du mal encore à faire aujourd’hui.
Dans une base d’entraînement, en Normandie, des hommes d’une unité de tirailleurs nord-africains célèbrent la fête de l’Aïd El-Kebir. © USIS / leemage via AFP
Est-ce qu’on peut vous qualifier de militante ?
Je baigne dans le milieu associatif depuis mon plus jeune âge grâce à ma mère, qui est arrivée en France en 1974. Elle était très investie dans la vie associative des Mureaux, notamment à travers des actions d’alphabétisation. Mon grand-père, que je n’ai pas connu puisqu’il est décédé en 1978, n’a jamais demandé la nationalité française. Il était resté au Sénégal après la guerre où il exerçait le métier de pompier à la fin de sa carrière. Il n’a jamais voulu venir en France. Par contre, en arrivant à Bondy, je voyais un groupe de messieurs se promener sur les marchés ou les places avec leurs médailles sur leurs vestons. J’ai sympathisé avec eux et découvert les obstacles qu’ils rencontraient pour être naturalisés, alors qu’ils avaient risqué leurs vies sous les drapeaux bleu-blanc-rouge. Je voulais réparer cette injustice. En fait, mon engagement politique a été la suite logique de mon parcours et je me suis engagée en politique pour plusieurs raisons. La première, c’était les émeutes de 2005, je voulais apporter ma pierre à l’édifice en aidant les habitants des quartiers populaires. Je trouvais aussi que nos institutions manquaient de diversité alors que moi-même, en tant que femme issue de l’immigration, je me sens pleinement française, et je me posais constamment la question de savoir pourquoi on n’a pas des visages qui nous ressemblent dans les institutions
Leur histoire ressurgit aujourd’hui grâce à des photos inédites retrouvées en 2019 par Baptiste Garin, un jeune collectionneur privé. Ces photos ont été prises par un soldat allemand qui voulait garder un « souvenir » du périple meurtrier qui a caractérisé la campagne de France.
Il y a eu l’appel du 18 juin depuis Londres du général de Gaulle, mais le lendemain se déroulait l’un des pires massacres de soldats africains, morts pour la France. Alors que le 10, dans la Somme et l’Aisne, les dernières lignes de défense française cédaient, le gouvernement a fui Paris et, le 17, Pétain demande à l’armée de cesser le combat. Mais les tirailleurs sénégalais du 25e régiment reçoivent l’ordre de « résister sans esprit de recul, même débordés », pour tenter d’endiguer le déferlement des troupes allemandes sur les nationales 6 et 7, au nord de Lyon. Ces soldats vont se battre jusqu’à la mort, et être les victimes du racisme des Allemands.
Ce qui l’intéresse en particulier ? Les exactions commises envers les soldats prisonniers des colonies. Ou plutôt les « Affen », les singes. Pour la propagande nazie, ils sont la preuve de la dénaturation de la France et de son armée. Si ces images permettent désormais de prendre conscience de ce qui s’est passé, seules elles ne suffisent pas.