TRIBUNE – Les juridictions suprêmes, nationales ou européennes, tendent à désarmer la puissance publique dans son combat contre le terrorisme islamiste, argumente, exemples d’actualité à l’appui, l’ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel.
Conseiller d’État honoraire Jean-Éric Schoettl a récemment publié La Démocratie au péril des prétoires. De l’État de droit au gouvernement des juges (Gallimard, Coll. «Le Débat», mars 2022).
Dans son Dictionnaire philosophique , Voltaire définit ainsi le fanatique: «Un homme qui est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant.» Au lendemain de la tentative d’assassinat de Salman Rushdie , comme après tant d’attentats perpétrés par la furie islamiste en France et dans le monde, il nous faut lutter résolument contre les prêcheurs de haine. Défendre la démocratie contre ceux qui incitent au terrorisme ou en font l’apologie suppose cependant que ni le législateur, ni le juge ne tergiversent.
Il serait certes absurde de mettre la liberté en sourdine pour venir à bout du fanatisme, car c’est précisément au nom de la liberté que nous combattons le fanatisme. Pour autant, l’État de droit ne doit pas se désarmer face à ses agresseurs. C’est plus vrai encore lorsque cette maladie endémique de l’humanité qu’est le fanatisme traverse une phase aigüe, comme c’est le cas avec l’islamisme depuis une quarantaine d’années. Lorsque, comme aujourd’hui, le pays connaît une forme de guerre civile, induite sur notre sol par une confrontation géopolitique planétaire.
Entre souci des droits individuels et considérations de sécurité publique, le juge, comme le législateur, doivent alors accepter de modifier la «pesée» qu’une démocratie pratique par temps calme. Une atteinte profonde et prolongée à la cohésion nationale commande plus que des états d’urgence temporaires: elle appelle un déplacement net et durable du curseur. La République ne peut épuiser ses énergies et se diviser contre elle-même à chaque affaire de fermeture de mosquée intégriste, de dissolution d’association salafiste, d’effacement de contenus en ligne djihadistes ou d’expulsion d’imam frériste. Elle doit, pour son salut, passer à la vitesse supérieure.
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Le juge causerait un grand dommage à la nation s’il faisait prévaloir les droits des fanatiques (expression, association, droits de la défense, vie privée …) sur le droit indivis de l’ensemble de nos concitoyens à vivre dans une société libre et sûre. Or telle est la tentation que reflètent les hésitations, les crispations, les contradictions et les volte-face de nos cours. Nous n’en donnerons que quatre exemples.
Le 18 juin 2020 le Conseil constitutionnel censurait les dispositions de la loi «visant à lutter contre les contenus haineux sur internet» , dite loi Avia, qui permettaient à l’autorité administrative, lorsque les nécessités de la lutte contre la provocation à des actes terroristes ou l’apologie de tels actes le justifiaient, de demander aux hébergeurs ou éditeurs de services en ligne de retirer ces contenus dans l’heure. Outre la brièveté du délai, le Conseil constitutionnel relevait, à l’encontre ce dispositif, que la détermination du caractère illicite des contenus en cause ne reposait pas sur leur caractère manifeste; qu’elle était soumise à la seule appréciation de l’administration; que l’engagement d’un recours contre la demande de retrait n’était pas suspensif; que le délai laissé à l’éditeur ou à l’hébergeur pour retirer ou rendre inaccessible le contenu visé ne lui permettait pas d’obtenir une décision du juge avant d’être contraint de le retirer; enfin, que l’hébergeur ou l’éditeur qui ne déférait pas à cette demande pouvait être condamné à une peine allant jusqu’à un an d’emprisonnement et 250.000 euros d’amende. Qui veut noyer son chien… Cette sévérité du Conseil à l’égard des tentatives du législateur de lutter contre les contenus islamistes inspirait déjà ses décisions des 10 février et 15 décembre 2017 censurant des dispositions, pourtant très encadrées, réprimant la consultation habituelle des sites djihadistes.
Le juge causerait un grand dommage à la nation s’il faisait prévaloir les droits des fanatiques (expression, association, droits de la défense, vie privée …) sur le droit indivis de l’ensemble de nos concitoyens à vivre dans une société libre et sûre
Jean-Éric Schoettl
Le Conseil constitutionnel n’en vient pas moins de juger conformes à la Constitution des dispositions très semblables à celles censurées en 2020. Le 13 août 2022, il s’est en effet prononcé, sur recours de députés de la Nupes, sur une loi relative à la prévention de la diffusion de contenus à caractère terroriste en ligne. L’article unique de ce texte donne compétence à l’autorité administrative pour ordonner le retrait de contenus à caractère terroriste dans l’heure. Il prévoit que la méconnaissance de l’obligation de retirer de tels contenus ou d’en bloquer l’accès est punie d’un an d’emprisonnement et de 250.000 euros d’amende. Si le Conseil constitutionnel admet en 2022, à très peu de choses près, ce qu’il a censuré deux ans plus tôt, c’est que l’évolution du droit européen – et le contexte général – l’y conduisent irrésistiblement. La loi qui lui est déférée en 2022 a en effet pour objet de transposer un règlement du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2021, relatif à la lutte contre la diffusion des contenus à caractère terroriste en ligne, très proche des dispositions de la loi Avia. Le Conseil ne pourrait faire obstacle au principe de cette transposition que si elle portait atteinte à un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, ce que soutenaient les requérants, mais ce qui n’est pas le cas. Il reste cependant compétent pour vérifier la conformité à la Constitution des dispositions exploitant la marge de manœuvre laissée à la loi nationale par le règlement européen: désignation de l’autorité compétente pour ordonner le retrait des contenus terroristes, sanctions en cas de non retrait et modalités de recours.
Diverses considérations sont mobilisées par le Conseil constitutionnel pour estimer que, à ces trois égards, le nouveau texte, en dépit de son étroite parenté avec celui de 2020, n’est pas contraire aux exigences constitutionnelles relatives à la liberté d’expression et de communication. Ainsi, une personnalité qualifiée de l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (ex CSA), qui est une autorité administrative indépendante, sera informée des demandes de retrait et pourra, le cas échéant, recommander d’y mettre fin. Dès lors, la détermination du caractère terroriste des contenus en cause ne serait pas laissée (comme dans la loi Avia) «à la seule appréciation de l’autorité administrative» . Par ailleurs, l’injonction de retrait pourra faire l’objet de recours en référé de droit commun devant la juridiction administrative ou, en application de la loi du 21 juin 2004 sur la confiance dans l’économie numérique, être contestée par la voie d’un recours spécifique en annulation devant le tribunal administratif, tenu de statuer dans le délai de soixante-douze heures …
Que de contorsions pour dissimuler un revirement qui, parce qu’il est salutaire, devrait être pleinement assumé!
La démocratie aurait-elle plus à craindre des mesures prises contre les fanatiques que du fanatisme lui-même ? Nos juridictions nationales et européennes, au diapason de toute une bien-pensance, semblent habitées par ce doute. Combien de drames encore pour le dissiper ?
Le deuxième exemple est emprunté à un domaine crucial pour notre sécurité collective, tant nationale qu’européenne: la conservation et l’utilisation des données des communications électroniques aux fins de lutte contre le terrorisme et la criminalité organisée ou de contre-espionnage. L’arrêt de la Cour de justice de l’union européenne du 8 avril 2014 «Digital Rights», suivi des arrêts «Quadrature du Net» et «Privacy International» du 6 octobre 2020, imposent des conditions restrictives incapacitantes pour la sécurité des États. La Cour de cassation en a tiré aveuglément les conséquences le 12 juillet 2022 en privant les magistrats du parquet du pouvoir de recourir, dans les enquêtes, aux données de téléphonie mobile, aux «fadettes», aux SMS et à la géolocalisation des suspects.
Troisième exemple: le 23 juin 2022, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) condamne la France parce que ses tribunaux ont prononcé à l’encontre de Jean-Marc Rouillan une peine de dix-huit mois de prison, dont huit ferme (sous bracelet électronique), pour apologie du terrorisme. Cofondateur d’Action directe, condamné à la réclusion criminelle à perpétuité pour sa participation à l’assassinat de l’ingénieur général de l’armement René Audran en 1985 et du PDG de Renault Georges Besse en 1986 l’intéressé a été placé sous un régime de semi-liberté en 2012. En 2016, interviewé par une radio, il dit trouver «courageux» les auteurs des attentats islamistes à Paris de 2015, qu’il présente comme des «combattants» . Sans remettre en cause la qualification de «complicité d’apologie publique d’actes de terrorisme» en l’espèce, ni le principe d’une peine d’emprisonnement pour ce type d’infraction (article 421-2-5 du code pénal), la CEDH juge la peine non «proportionnée» et donc «non nécessaire dans une société démocratique» . La Cour censure l’application de la loi française «au cas d’espèce» alors que les circonstances de l’espèce étaient aggravantes. Qui plus est, elle contredit ainsi trois degrés de juridictions pénales françaises (y compris la Cour de cassation), ainsi que le Conseil constitutionnel. Saisi par J.-M. Rouillan – au cours de son procès pour apologie du terrorisme- d’une question prioritaire de constitutionnalité visant l’article 421-2-5 du code pénal, le Conseil constitutionnel l’avait en effet rejetée en mai 2018, en jugeant que les peines en cause, cinq ans d’emprisonnement et 75.000 € d’amende, n’étaient pas disproportionnées et que les faits étaient définis avec une précision suffisante.
Quatrième exemple: le 5 août dernier, le tribunal administratif de Paris suspend l’arrêté d’expulsion du prédicateur islamiste Hassan Iquioussen au motif que ses propos (pourtant talibanesques) sur la condition de la femme ne justifient pas que soit portée à sa vie privée et familiale l’atteinte «disproportionnée» qui résulterait de l’exécution de cet arrêté. Que jugera le Conseil d’État en appel?
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