Malika Sorel-Sutter , essayiste, est ancien membre du collège du Haut Conseil à l’intégration et de sa mission laïcité. Son dernier ouvrage: Les Dindons de la farce. En finir avec la repentance coloniale (Albin Michel, mars 2022).
LE FIGARO. – L’imam Iquioussen est désormais en fuite, introuvable. Quelques heures avant, le ministre de l’Intérieur se félicitait d’une «victoire pour la République» avec la décision du Conseil d’État validant son expulsion…
Malika SOREL-SUTTER. – Que l’on soit réduit à se réjouir d’une décision somme toute logique, au regard de ce que les services de l’État lui reprochent, est révélateur d’un pays qui dysfonctionne. De grandes craintes existaient, d’ailleurs, que
le Conseil d’État ne désavoue la décision du ministre de l’Intérieur, comme il a désavoué bien des décisions politiques en la matière depuis 1977. Qui, au juste, gouverne la France? C’est la question que j’ai déjà eu l’occasion de mettre sur la table. Le Conseil d’État joue, et a joué, un rôle considérable dans la vie politique française, et en particulier au sujet de l’immigration, avec des conséquences dont le peuple ne cesse désormais de faire les frais. Pourtant, les membres du Conseil d’État sont inconnus des citoyens, et ces derniers ne disposent strictement d’aucune possibilité de les sanctionner par le suffrage. Il convient de réfléchir à une réforme du Conseil d’État.
Un autre point interpelle. Comment un individu doté d’un tel dossier, et au sujet duquel on attendait une décision imminente d’expulsion, n’était-il pas placé sous surveillance? Cela n’aurait pu se produire si toutes les éventualités avaient été anticipées, y compris celle d’une fuite . Il est nécessaire que toute la lumière soit faite sur les dysfonctionnements de la chaîne de commandement et que des sanctions soient prises, car ce fait n’est pas anodin.
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Iquioussen est une figure de l’islamisme, proche des Frères musulmans. Quel impact peut avoir cette expulsion compliquée sur la mouvance islamiste française? Cela va-t-il les encourager à modérer leur discours, ou au contraire les galvaniser?
Je ne suis pas sûre que cela changera quoi que ce soit. Nombre d’enquêtes avaient déjà été publiées pour révéler l’étendue du grignotage du territoire, et cela n’a absolument rien changé. Sur le coup, certains modéreront peut-être un temps leur discours pour passer sous les radars, quand d’autres y verront une nouvelle preuve du fait que la France est une maison dont les fondations ont été entamées au fil du temps et qui éprouve de plus en plus de mal à se maintenir debout.
En 2019, Marianne publie «Dans le Nord, les Iquioussen font leur nid». On y lit que «la famille Iquioussen, une des têtes d’affiche des Frères musulmans en France, s’est constituée une formidable base arrière dans la région de Denain. Au programme: entrisme dans les mairies, développement de réseaux religieux et investissements immobiliers, le tout avec la complaisance des pouvoirs locaux. » Agir sur les conséquences sans agir sur la cause du mal, à savoir le clientélisme politique, ne servira pas à grand-chose.
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Iquioussen a été soutenu par une vingtaine de mosquées dont on peut supposer que les imams partagent le même discours radical. Que peut faire l’État?
Il faut surveiller leurs discours, car rien ne peut être fait a priori. Mais, le problème, c’est lorsqu’il s’avère que certains adoptent les mêmes comportements qui sont reprochés à l’imam Iquioussen et qu’ils sont détenteurs de papiers d’identité français. De manière générale, si l’État n’avait pas violé le code civil, qui impose que la nationalité ne soit accordée qu’après la réussite de l’assimilation, nous n’en serions pas là. Imposer l’appropriation culturelle devient très difficile lorsque le sésame de la nationalité a déjà été accordé…
Selon plusieurs sources, Iquioussen pourrait être en Belgique. Que révèle ce choix?
Si les autorités savent qu’il est en Belgique, alors il sera simple de pouvoir faire appliquer la décision d’expulsion. Lorsque je siégeais au sein du Haut Conseil à l’intégration, nous avions effectué un déplacement en Belgique pour y rencontrer des politiques et des acteurs de terrain. Au vu de ce que nous y avions entendu et observé dès 2010, ce choix de la Belgique ne me surprend guère, comme ne m’a pas vraiment étonnée le fait que la cellule terroriste du Bataclan ait pu s’organiser depuis la Belgique. Bruxelles, parce qu’elle est le siège des grandes institutions européennes, est considérée comme la capitale de l’Europe. Comment expliquer que les politiques n’y voient rien et n’y entendent rien?
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Iquioussen est marocain. Né en France, il a refusé la nationalité française et gardé sa nationalité d’origine. Pourquoi le Maroc refuse-t-il de l’accueillir?
Parce que le Maroc, tout comme l’Algérie et d’autres pays d’origine de l’immigration, tentent d’assurer avec bien plus de sérieux que la France la gestion de ces dossiers.
La complexité de cette expulsion doit-elle conduire à modifier la loi, quitte à revenir sur certains principes de ce qu’on appelle l’«État de droit»?
Il y a la loi et l’esprit de la loi, et, à moins de vouloir instaurer une République totalitaire, on ne peut légiférer sur tout. Nous sommes dans une dérive qui a mené les États occidentaux à mettre leurs propres peuples en insécurité. L’«État de droit» a fini par s’opposer à la volonté du peuple lui-même. Une nouvelle fois, la question est celle de la compétence des instances ou des autorités, et il est évident que la compétence qui fonde la légitimité n’était pas au rendez-vous dans tout ce qui touche, de près ou de loin, à l’immigration et à l’intégration culturelle. Un exemple. Comme j’en fais la démonstration dans mes livres, la laïcité conditionne l’exercice des autres principes fondamentaux de la République. Sans laïcité, la liberté individuelle finit placée sous tutelle. Sans laïcité, l’égalité entre les individus, et bien sûr entre les hommes et les femmes, est remise en cause. Sans laïcité, la fraternité universelle s’efface peu à peu, car elle se trouve circonscrite à une même communauté de croyance. Pourtant, la laïcité a été vidée de sa substance, car l’«État de droit» n’en a retenu que la dimension «liberté de culte», à savoir «la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites». «Dieu se rit des hommes qui déplorent les conséquences dont ils chérissent les causes» (Bossuet).
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