« Entre la France et l’Afrique, ce doit être une histoire d’amour » , déclarait Emmanuel Macron à Jeune Afrique le 20 novembre 2020. Cette forte sentence, placée en couverture du magazine, n’a pas suscité beaucoup de commentaires. Et cela peut se comprendre : depuis des années, on ne compte plus les citations de responsables politiques français déclarant leur « amour » de l’Afrique. Mais à l’heure où le débat public français oppose les idéologues d’extrême droite qui rejettent tout « métissage » et ceux qui louent les vertus de la « créolisation », il convient de revenir sur les propos du président français.
Car Emmanuel Macron ne se contente pas de ressasser un cliché éculé. Il esquisse une théorie des « amours » franco-africaines en les inscrivant dans la très longue durée. Concédant que l’histoire des relations franco-africaines est émaillée de fâcheux épisodes, à commencer par le « commerce triangulaire » et les « guerres coloniales » , et refusant de « rester prisonnier de notre passé » , il se lance pour Jeune Afrique dans un surprenant éloge du métissage colonial. « Partout où la France a été présente, elle s’est mêlée , explique-t-il. Elle a aussi été le pays de la créolisation, du métissage, des mariages mixtes. Un pays où les aventures humaines ont été permises. » Ce qui, selon lui, marque une différence fondamentale avec les autres puissances impériales : « D’autres ont été présents sous une forme coloniale en Afrique et ne se sont jamais mélangés. Qu’on le veuille ou non, la France a une part d’Afrique en elle. Nos destins sont liés. »
Ainsi, tout se tient : c’est dans le métissage colonial que s’enracine le « destin » commun de la France et de l’Afrique ; et c’est cette longue « histoire d’amour » qui, selon l’injonction présidentielle, doit aujourd’hui se poursuivre.
DERRIÈRE LA FAÇADE « ROMANTIQUE » DE SAINT-LOUIS DU SÉNÉGAL
On ignore sur quelles sources Emmanuel Macron appuie ses théories mais il est probable qu’il fasse référence aux habitudes prises par nombre de colons français installés sur les côtes sénégalaises à partir du XVII e siècle. C’est dans ces colonies que se développèrent ce qu’on appelle les « mariages à la mode du pays ». Des unions informelles et temporaires qui permirent pendant des décennies aux explorateurs, commerçants, administrateurs et autres militaires de prendre pour « épouses », le temps de leur séjour, des femmes du pays. On connaît le cas célèbre du gouverneur François Blanchot de Verly (1735-1807) qui se maria avec deux femmes différentes, une en France et une en Afrique, avec lesquelles il fonda en parallèle deux familles distinctes. On connaît aussi celui de son lointain successeur, Louis Faidherbe (1818-1889), qui prit pour « épouse » une jeune Sénégalaise de quinze ans, avec laquelle il aura un fils en 1857, avant de se marier plus sérieusement l’année suivante avec sa propre nièce, bien française celle-là et âgée de dix-huit ans. Ces unions donnèrent naissance, à Saint-Louis du Sénégal en particulier, à une petite société métissée et, avec elle, au mythe de la « tolérance française » au mélange interracial1 .
Contrairement à la présentation idyllique qu’en donne Emmanuel Macron, ces « aventures humaines », en plus d’être temporaires, étaient rarement réciproques et jamais égalitaires. Elles étaient le fait d’hommes blancs, venus en conquérants sur des terres étrangères pour en extraire tout ce qu’il était possible de profits, de prestiges et de plaisirs plus ou moins avouables. « Les histoires d’amour véritable furent rares, sous les Tropiques, à l’abri du drapeau tricolore , souligne l’historien Alain Ruscio qui a rassemblé un copieux recueil de textes littéraires sur le sujet. Aussi la liste des récits qui se terminent dans l’amertume, le sang et la tragédie est-elle impressionnante 2 . »
En témoigne, dans le domaine de la fiction littéraire, Le Roman d’un spahi (1881), de Pierre Loti. Lui-même officier de marine ayant bourlingué aux quatre coins du monde, l’auteur y narre les « aventures » d’un jeune soldat français en poste à Saint-Louis. Jean Peyral, c’est son nom, se montre d’abord réticent à s’accaparer les femmes du pays comme le font ses compatriotes : « Violer comme eux des petites filles noires ! […] Jamais il ne pourrait descendre aussi bas ! » L’idée fait pourtant son chemin, et le voilà bientôt partageant ses nuits avec une certaine Fatou-Gaye, « mélange de jeune fille, d’enfant, de diablotin noir, très bizarre petite personne ! » Cette dernière, conquise par le bel officier français, ne pourra supporter la mort au combat de son bien-aimé. Elle se donne la mort à la fin du roman, après avoir étouffé leur enfant en lui « rempli[ssant] la bouche de sable » …
Entre horreur et fascination, les unions interraciales alimentent une abondante littérature à mesure que la France étend son empire : de la fiction, parfois inspirée de faits réels, comme celle qu’analyse Alain Ruscio, ou des traités à prétention scientifique, comme le célèbre ouvrage publié en 1893 par le « Docteur Jacobus X » : L’Amour aux colonies (sous-titré « Singularités physiologiques et passionnels »). Le mystérieux docteur, qui se flatte d’une expérience approfondie dans toutes les colonies, consacre naturellement quelques chapitres au continent africain. Il y détaille, par exemple, la « défloration des Négrillonnes par les Toubabs » ou le « viol d’une femme blanche par un Noir » . Toute cette littérature s’accompagne d’une incroyable production iconographique, qui exploite les fantasmes blancs sur la « sexualité noire » sous tous les angles et dans tous les formats.
DES TERRES À PÉNÉTRER, DÉFRICHER, ENSEMENCER
Loin de la « romantique » façade saint-louisienne, les « amours » coloniales franco-africaines se résument presque toujours à une sordide prédation sexuelle et appartiennent à la vaste panoplie des violences coloniales. Citée par l’historienne Catherine Coquery-Vidrovitch, la longue plainte envoyée en juillet 1905 par un groupe de jeunes Gabonais à l’inspecteur général des colonies l’illustre bien. Parmi les innombrables humiliations dénoncées, celle-ci : « Au Gabon, un indigène marcherait avec sa femme sur la route. L’Européen leur rencontre, embrasse la femme avant son mari et lui lance les mains sur le cul. Quand le mari veut parler, il lui menace de coups et la prison ! Des nuits, ils viennent dans les cases indigènes faire du tapage et vouloir baiser de force nos femmes qu’ils traitent après [de] négresses 3 !! » L’archive coloniale, écrite ou orale, regorge de ce genre de récits.
Derrière les femmes, temporairement « épousées », perversement « aimées » ou atrocement violentées, ce sont les sociétés africaines tout entières qui sont la cible de l’offensive coloniale et de l’exploitation sexuelle. En s’appropriant les femmes, en humiliant les hommes, l’envahisseur s’affirme en maître de la colonie. Ce que le critique littéraire Louis Malleret, évoquant le cas asiatique, résumera assez nettement en 1934 : « Le sentiment du prestige de la race blanche fait que l’Européen n’envisage l’amour que comme une des formes de la domination. La possession fait partie de l’exercice de l’autorité. Il y a, dans l’instinct qui rapproche le Blanc de la femme indigène, quelque chose – l’idéal chevaleresque étant exclu – de la notion féodale de la supériorité du maître et seigneur 4 . »
Terre « vierge » et « sans maître » : c’est ainsi, on le sait, que l’esprit colonial décrit les contrées qu’il convoite. Des terres à pénétrer, à défricher, à ensemencer, à mettre en valeur. L’Afrique n’échappe pas à la règle : pour justifier son assujettissement, on la décrit comme la face inversée de l’Europe. Quand la première est passive, lascive, chaude, passionnée et accueillante, le continent européen est actif, austère, froid, rationnel et conquérant. Rien ne semble plus complémentaire que l’Europe et l’Afrique, ressasse en boucle la littérature coloniale : les deux continents sont naturellement faits l’un pour l’autre, comme l’homme et la femme.
Tel est par exemple le sentiment de l’écrivain Gustave d’Eichthal et du journaliste Ismaÿl Urbain – tous deux saint-simoniens – dans leur correspondance, publiée en 1839 sous le titre Lettres sur la race noire et la race blanche . « Le noir me paraît être la race femme dans la famille humaine, comme le blanc est la race mâle » , écrit le premier. « [Votre formule] me paraît bien résumer les rapports de la race blanche avec la race noire » , répond le second, lui-même petit-fils d’esclave (par ailleurs converti à l’islam). Et les deux hommes de poursuivre leur dialogue sur l’avenir de la « race mulâtre » , apparue depuis que « les deux races se sont accouplées 5 » .
Estampe intitulée « Conquête d’Afrique », datée du XIX e siècle.
gallica.bnf.fr / BnF
Pareil accouplement, que les deux précédents regardent avec bienveillance, horrifie en revanche le comte Arthur de Gobineau, qui théorise sa répulsion dans son célèbre Essai sur l’inégalité des races humaines (1853). Le mélange des « races », explique-t-il, est un péril mortel pour les peuples supérieurs, qui y perdent leur force, leur vigueur et leur virilité. Gobineau, qui décrit les Africains comme dépourvus d’« aptitudes intellectuelles » , leur reconnaît néanmoins une caractéristique intéressante : « Le nègre possède au plus haut degré la faculté sensuelle sans laquelle il n’y a pas d’art possible. » Mais, précise-t-il immédiatement, seule l’intervention du Blanc permettra de faire éclore cette faculté artistique. « Dans cet hymen, l’espèce mélanienne apparaît comme personnalité féminine » et doit s’associer au « principe mâle » , le Blanc, pour espérer produire quelque chose de valable. Mais Gobineau interrompt rapidement ses rêveries : « Si on peut croire à de telles combinaisons chez des hommes isolés, il n’y faut pas penser une minute pour les nations. » À l’échelle collective, un mélange aussi contraire à l’ordre du monde mènerait inévitablement à la pire catastrophe. Les Européens se doivent de dominer, les autres de se soumettre.
VARIATIONS RACISTES SUR LE « MÉTISSAGE » COLONIAL
Contrastant avec le pessimisme gobinien, certains théorisent une version « positive » du métissage. C’est le cas, entre autres, de Louis Faidherbe. Fort de son expérience au Sénégal, où ses « amours » locales ne l’ont pas empêché de procéder aux massacres des « tribus » récalcitrantes, l’ancien gouverneur se pique sur ses vieux jours de théories raciales. Si les Africains lui paraissent indéniablement inférieurs – « l’infériorité des Noirs provient sans doute du volume relativement faible de leurs cerveaux » , écrit-il en 1875 –, leur salut viendra de leur mélange avec les Blancs. Les facultés supérieures de ces derniers leur permettront peut-être de surmonter les dures réalités des lois biologiques6 .
Cette raciologie à la fois assimilationniste et différentialiste, particulièrement prisée des milieux républicains, se retrouve dans le très officiel Guide pratique de l’Européen dans l’Afrique occidentale publié en 1902 par le ministère des Colonies. Au terme d’un long développement sur les « unions temporaires » , les auteurs se réjouissent de leurs conséquences à long terme : « C’est par la création de races mulâtres que nous franciserons le plus facilement l’Afrique occidentale. »
Deux courants se distinguent donc au tournant du XX e siècle : les « mixophiles », qui croient dans la « régénération » des races par le métissage, et les « mixophobes », qui voient dans le mélange la source de la « dégénérescence » des races supérieures. Si la tradition républicaine a rétrospectivement valorisé le premier courant – au point qu’il existe encore aujourd’hui des « progressistes » pour célébrer Faidherbe –, c’est le second courant qui eût certainement la plus grande influence, y compris dans des milieux prétendument humanistes. La religion, l’honneur, l’autorité, la famille, la morale ou l’hygiène : les prétextes ne manquent pas pour rejeter l’union de « races » réputées si frontalement opposées et clairement hiérarchisées7 . Le prestige de la France, pour parler comme Pierre Loti, ne peut souffrir de « descendre aussi bas » .
Reste que les courants « mixophiles » et « mixophobes » sont loin d’être aussi contradictoires qu’on pourrait le croire. Partageant des mêmes a priori raciaux, ils ne sont que deux modalités différentes d’un même suprémacisme blanc. Car ce qui vaut pour l’amour vaut pour l’éloge du métissage : sans égalité ni réciprocité, il n’est que le masque souriant de la domination.
L’OBSESSION DES « VIOLEURS INDIGÈNES »
De fait, l’analyse des discours montre bien qu’une seule forme d’union interraciale peut (à la limite) être tolérée : celui des hommes blancs dans les colonies. Le métissage en métropole, d’une part, et les unions entre femmes blanches et hommes « de couleur », d’autre part, sont regardés avec effroi. En témoignent la phobie de l’« invasion noire » et l’obsession des « violeurs indigènes » qui saturent les imaginaires coloniaux, et que réactive la présence de « tirailleurs » africains sur le territoire européen au moment de la Première Guerre mondiale. Les couples que des femmes métropolitaines forment à cette période avec des soldats ou des ouvriers coloniaux incarnent, comme l’indique l’historienne Emmanuelle Saada, « une insoutenable inversion de la relation de domination coloniale, en plaçant une femme française “sous la dépendance d’un de nos protégés” 8 » .
Les plus virulents voient même dans cette « indigénisation » de la France une raison suffisante pour mettre l’Empire à distance. « Au diable, les colonies, avec produits et habitants, si de leur commerce devait résulter, à la longue, un mélange qui abâtardit notre sang » , conclut par exemple le docteur François Jauréguiberry au terme de son ouvrage Les Blancs en pays chauds (1924).
Alors que l’Empire colonial se stabilise au tournant du XX e siècle, les défenseurs de l’« œuvre française » outre-mer mobilisent de nouveaux registres. Après la conquête, il s’agit de domestiquer les peuples soumis. Plutôt que de jouer de la trique, pense-t-on, mieux vaut prendre les colonisés par les sentiments. Les explorateurs et les militaires cèdent progressivement la place, dans l’imaginaire colonial, aux médecins et aux instituteurs. L’image de la France, si virile jusque-là, se féminise progressivement : on tente de démontrer l’attention et le soin que la « mère patrie » attache à ses lointains « enfants ». Enfin convaincus de la bienveillance de la France, espère-t-on, les colonisés accepteront de bonne grâce l’ordre qui leur est imposé. Et l’on recrutera ainsi des auxiliaires consentants (et des soldats enthousiastes).
L’évolution du contexte international au lendemain de la Première Guerre mondiale n’est pas étrangère à cette nouvelle disposition d’esprit. L’anti-impérialisme du régime soviétique, né de la révolution russe, et la volonté américaine de prendre en compte les « intérêts » des peuples coloniaux, font craindre l’émergence de mouvements nationalistes dans les territoires sous domination européenne. L’influence du Royaume-Uni, où les doctrinaires coloniaux vantent les mérites de l’administration indirecte (indirect rule ), n’est pas non plus sans effet.
PRENDRE LES COLONISÉS PAR LES SENTIMENTS
Côté français, les partisans du système du protectorat participent à ces évolutions. Hubert Lyautey (1854-1934), qui en est l’un des principaux théoriciens, insiste sur la nécessité de passer d’une logique de domination à une logique de coopération. « Or la coopération exige qu’on soit deux » , note-t-il9 . « [Il faut] que les regards des indigènes continuent toujours à se tourner avec affection vers la France , ajoute-t-il en 1925. Il ne faut pas que les peuples africains se retournent contre elle. À ces fins, il faut dès aujourd’hui, notre point de départ, nous faire aimer d’eux 10 . »
Une attention particulière est portée aux « élites » indigènes, qu’on entend associer à la gestion quotidienne de leurs territoires respectifs : elles devront seconder les administrateurs et assurer l’intermédiation avec les administrés. En multipliant les promesses, le dispositif colonial favorise l’émulation. Les « méritants » se voient décerner des diplômes et des décorations. Quelques rares élus se voient accorder le droit de venir étudier en métropole ou même, suprême récompense, de jouir de la citoyenneté française. Ces faveurs distribuées au compte-goutte suscitent et entretiennent chez les « sujets français » ce que l’anthropologue Jean-Pierre Dozon appelle un « désir de France » 11 . Un désir par définition inassouvi qui, dans le même temps, rassure la société coloniale : le colonisé doit imiter le maître, faire de son mieux pour lui ressembler, mais ne peut que rêver de l’égaler. N’est pas blanc qui veut.
L’entre-deux-guerres est aussi une période où l’on tente par tous les moyens de rapprocher l’Empire de la métropole. C’est dans ce but qu’est organisée l’Exposition coloniale de 1931. Les manuels scolaires jouent sur la même corde. Et cela pour encore de longues années. Ainsi de cette leçon de géographie consacrées en 1948 aux différentes « races » vivant sous le drapeau tricolore : « Nous qui sommes Français, et qui habitons la France, nous sommes de race blanche. Mais comme la France possède des pays dans toutes les parties du monde, il y a des Français de race noire et de race jaune. Ils sont parfois très loin de nous ; il faut penser souvent à eux et les aimer beaucoup 12 . » Les jeunes Africains sont mis au diapason, qui apprennent leurs leçons sous la dictée du maître : « Votre patrie c’est la France. Nous devons l’aimer jusqu’au sacrifice de nos biens et de notre vie 13 . »
VERS UNE UNION FUSIONNELLE : DE L’EURAFRIQUE À LA FRANÇAFRIQUE
Les efforts de l’administration française sont parfois récompensés. Une nouvelle élite, intellectuelle ou économique, émerge dans les différentes possessions françaises et répond positivement aux déclarations d’amour de la métropole.
Le Sénégalais Léopold Sédar Senghor en est un cas emblématique. Premier lauréat africain de l’agrégation de grammaire, obtenue à la suite de ses études à Paris, et naturalisé français en 1933, Senghor défend au sortir de la Seconde Guerre mondiale une réforme fédérale de l’Empire français, capable d’assouplir le système colonial pour le faire perdurer. « Ce système, justifie-t-il dans un article publié en janvier 1945, loin d’affaiblir l’autorité de la métropole, ne ferait que la renforcer puisqu’il la fonderait sur le consentement et l’amour d’hommes libérés, d’hommes libres 14 . » Élu député du Sénégal en octobre 1945, il défend la même idée sur les bancs de l’Assemblée constituante alors que se discutent les modalités pratiques de la nouvelle « Union française » (le nouveau nom de l’Empire).
Lépold Sédar Senghor en 1964.
Archives nationales du Brésil / flickr.com
Comme d’autres, Senghor rêve de voir émerger une « Eurafrique ». Ce concept, très en vogue dans l’entre-deux-guerres, revient au goût du jour au tournant des années 1950. Nombreux sont ceux à l’époque qui rêvent d’une France qui serait le cœur ardent à la fois de l’Union française, que l’on entend bien conserver, et d’une future Union européenne dont les premières fondations commencent à être posées. Nourri par les théories de Gobineau, Faidherbe ou Lyautey, le député sénégalais voit dans l’Eurafrique le métissage ultime : la fusion intégrale des continents Européens et Africains.
« L’Eurafrique, tout comme l’Union française, ne saurait être qu’un mariage où chacun des conjoints apporte sa part et ses qualités » , explique Senghor au cours d’une conférence au Havre en 195415 . Que peut apporter l’Afrique ? Ses facultés artistiques, répond Senghor reprenant presque à la lettre les mots de Gobineau : « Le défaut majeur de l’Afrique, du moins du Négro-Africain, est d’accorder plus de place à l’intuition qu’à la raison discursive, plus à l’intention qu’à l’acte, plus au présent et au passé qu’à l’avenir. Sa faiblesse est d’être émotion, élan d’amour plus que volonté réfléchie. Comme la femme. D’où ses dons d’artiste et son extraordinaire faculté d’assimilation, mais aussi sa répugnance au progrès, sa stagnation dans un univers intemporel. » L’Europe à l’inverse a beaucoup à offrir : « Ce que l’Afrique demande à l’Europe, c’est de remplir, de compenser ses défauts, d’éclairer son intuition par la lumière de la raison, de conduire les élans du son cœur, de réaliser ses projets. » Par un travail déterminé de « fécondation » – terme fort apprécié de Senghor – l’Europe et l’Afrique donneront naissance à un monde nouveau. « Ce monde ne sera plus tout à fait africain, et ce ne sera pas non plus l’Europe ; ce sera un monde métis » , conclut le poète sénégalais.
LES GUINÉENS DISENT « NON » AU MARIAGE FORCÉ
Moins lyrique, l’Ivoirien Félix Houphouët-Boigny est l’autre grand promoteur du rapprochement franco-africain. Richissime propriétaire terrien, ayant largement profité du système colonial dans l’entre-deux-guerres, il vante lui aussi la grandeur de la mère-patrie. « Notre avenir est intimement lié et doit rester intimement lié à celui de la France. Mais il faut préparer le mariage ultime, l’union définitive des cœurs par la suppression de ce qui divise et peut diviser » , écrit-il dans sa profession de foi, à la veille des élections législatives d’octobre 1945, à laquelle il se porte avec succès candidat. Et d’ajouter : « J’aime la France à laquelle je dois tout. »
Après un rapprochement temporaire avec le Parti communiste, qui aurait pu lui coûter sa carrière, Houphouët revient en 1950 à de plus sages sentiments. Président du Rassemblement démocratique africain (RDA ), et député de Côte d’Ivoire, il s’allie alors avec François Mitterrand, jeune député de la Nièvre qui enchaîne alors les postes ministériels. Tous deux formulent le rêve d’une « Communauté franco-africaine » , qui scellerait le « couple France-Afrique » , selon l’expression de Mitterrand16 . Ainsi naîtrait la « Françafrique », terme qui apparaît par inadvertance dans un discours prononcé en juillet 1955 par Houphouët-Boigny (ce qui lui vaudra d’être considéré comme l’inventeur du néologisme, à tort17 ).
Cette Communauté – nouvel avatar de l’Union française – se concrétise avec le retour au pouvoir du général de Gaulle. Lors du référendum du 28 septembre 1958, tous les territoires français d’Afrique votent « oui » à la Constitution de la Ve République, qui les maintient dans l’orbite de la France. Seule exception : la Guinée. Le leader guinéen Sékou Touré avait prévenu de Gaulle lors de son passage à Conakry un mois plus tôt : si la Constitution française ne reconnaît pas aux peuples africains le « droit au divorce » , le « mariage franco-africain » n’aura rien d’une alliance égalitaire. Devant le refus gaullien d’inscrire ce droit dans le texte constitutionnel, les électeurs guinéens disent « non » au mariage forcé.
INDÉPENDANCE : L’IMPOSSIBLE DIVORCE ?
De Gaulle n’est pas dupe. Avant même l’institutionnalisation de la Communauté, il doute déjà de sa pérennité. Aussi accède-t-il assez facilement à la demande de ceux des leaders africains qui réclament l’indépendance de leurs pays à partir de 1959.
Cette évolution plonge Félix Houphouët-Boigny dans un profond tourment. Lui qui rêvait d’unir à jamais la France à la Côte d’Ivoire vit la volte-face gaullienne comme une trahison sentimentale. « J’ai attendu en vain sur le parvis de l’église, avec mon bouquet de fleurs fanées à la main » , résume-t-il début 196018 . Il lui faudra des mois pour se faire à l’idée de demander à son tour, de mauvaise grâce, l’indépendance de son pays. Le chagrin amoureux d’Houphouët ne dure cependant pas longtemps. Car l’indépendance promise aux anciennes colonies africaines de la France est loin d’être une répudiation. L’Élysée, où déjà s’active Jacques Foccart, conseiller de De Gaulle pour l’Afrique et les services spéciaux, octroie en fait des indépendances en trompe-l’œil, encadrées par des accords de coopération qui amputent drastiquement la souveraineté des nouveaux États. La France apparaît dès lors, et pour longtemps, comme l’exemple achevé de la puissance néocoloniale.
Affiche de campagne pour le référendum du 28 septembre 1958.
D.R.
Malgré ce nouvel arrangement, les indépendances seront longtemps vécues comme une rupture dans les relations franco-africaines ou comme un « divorce » , ainsi que les décrivent hâtivement certains historiens19 . Nombreux sont en tout cas les Français qui, aujourd’hui encore, contemplent avec nostalgie « le temps béni des colonies ».
Fils d’Edmond Giscard d’Estaing, figure éminente du patronat colonial, Valéry Giscard d’Estaing incarne bien cette nostalgie post-indépendance. Sa passion pour la chasse à l’antilope ou à l’éléphant, tout comme sa proximité avec les dictateurs les plus caricaturaux, de Jean-Bedel Bokassa à Mobutu Sese Seko, dénotent une vision stéréotypée de l’Afrique, dont on retrouve la trace dans ses essais et ses romans (son livre Mathilda , note Le Point , est un « hymne charnel et intime à “l’Afrique, le continent maternel” » ). « J’aime l’Afrique. Les Africains, je crois, le savent » , écrit VGE dans son autobiographie20 . Mais de quelle « Afrique » parle-t-il au juste ? Celle des dictateurs qui lui offrent des diamants ou celle des peuples écrasés par le système néocolonial dont il est un des représentants ?
PROFUSION DE (DÉS)AMOURS POSTCOLONIALES
La même ambiguïté affleure chez beaucoup de responsables politiques. Par exemple Jacques Chirac, premier Premier ministre de Giscard et futur locataire de l’Élysée. Rares sont les hommes politiques qui, au cours de leur carrière, ont si souvent déclaré leur flamme au continent africain. « J’aime et je respecte l’Afrique , déclare-t-il par exemple lors du sommet France-Afrique de Cannes, en 2007. La France aime l’Afrique » et « se sent liée avec elle par les engagements de la fraternité, de l’histoire et du cœur » . Mais qu’aime en réalité « Chirac l’Africain », en dehors des « arts premiers » qui illuminent les vitrines des musées et des grosses coupures qui circulent dans les coulisses de la Françafrique ? À l’évidence pas les familles africaines qui, comme il le prétendait en 1991, envahissent les « HLM » de France, encaissent les « allocations familiales » et dont « le bruit et l’odeur » rendent « fous » les « travailleurs français » …
Moins d’effusions chez François Mitterrand, mais une remarquable constance. L’ancien ministre de la IV e République qui, dès les années 1950, louait les mérites géostratégiques du « couple France-Afrique » , seul capable de rendre son rang à l’Hexagone entre les deux blocs alors dominants, reste fidèle à ce schéma jusqu’au soir de sa vie. « Le couple France-Afrique sera un couple fort ! » affirme-t-il devant ses homologues africains lors de son dernier sommet France-Afrique, à Biarritz, en novembre 1994. Cette déclaration intervient six mois après le génocide des Tutsis du Rwanda, dans lequel l’Élysée porte une « responsabilité accablante 21 » . C’est sans doute moins par amour de l’Afrique que par hostilité à l’égard des puissances concurrentes de la France, à commencer par les « Anglo-Saxons », que Mitterrand s’est toute sa vie passionné pour le continent africain. Une passion bien cynique.
Depuis la fin des années 1990, les dirigeants français traversent une période de doute. La multiplication des scandales « françafricains » et l’offensive de puissances « concurrentes » sur le continent africain les amènent à s’interroger sur le cours des relations franco-africaines. L’obsession de l’immigration vient en outre interférer avec ses réflexions.
Le livre publié en 2001 par Jean de La Guérivière, Les Fous d’Afrique , témoigne de l’ambiance de la période. L’ancien journaliste du Monde y retrace l’« histoire d’une passion française » en exploitant la nostalgie d’une époque révolue où, écrit-il, la France n’était pas encore submergée par une jeunesse africaine « peut-être naturalisée mais certainement pas assimilée 22 » . En 2005, les journalistes Stephen Smith et Antoine Glaser résument la situation dans un registre à peine moins mélancolique : Comment la France a perdu l’Afrique 23 . Un titre révélateur, qui confirme que le fantasme de possession a survécu aux indépendances (les auteurs font remonter cette perte à « vers 1994 » , à la louche).
On ne compte plus, depuis cette époque, les hommes politiques déclarant leur amour de l’Afrique. De Charles Pasqua à Nicolas Sarkozy, d’Alain Juppé à François Fillon, de François Hollande à Manuel Valls, aucun dirigeant ne manque de prononcer la formule rituelle : « J’aime l’Afrique. »
LA « RECONQUÊTE » DE L’ÊTRE AIMÉ
Présentant son opération « Cœur Africa », déclinaison audiovisuelle de l’opération gouvernementale « Africa2020 », le groupe FranceTélévisions annonçait fin 2019 la diffusion prochaine d’« une série qui aborde le quotidien d’une colonie, son histoire qui s’inscrit dans la grande Histoire » . Titre : Black and White . Sujet : « l’histoire du premier couple mixte au Sénégal, qui s’est marié en 1929, à l’époque de la colonisation. » Résultat : un flop total. L’audience de France 3 s’effondre lorsque la chaîne diffuse les quatre épisodes de cette fiction à la mi-décembre 2020. Et la critique assassine la série.
Ce programme télévisé, qui revendique de présenter la colonisation à travers une idylle « romanesque », comme les déclarations d’Emmanuel Macron publiées trois semaines plus tôt dans Jeune Afrique sur les « aventures humaines » et l’« histoire d’amour » franco-africaines, participent de la même logique. Elles trahissent une certaine volonté française de tourner au plus vite la page de la colonisation, que le candidat Macron présentait en 2017 comme « un crime contre l’humanité » , et d’effacer des mémoires la longue liste d’abus et d’atrocités dont elle est jalonnée. Les aspects « positifs » et « humains » de la colonisation sont mobilisés pour en maquiller l’hideuse réalité.
À l’heure où la France s’inquiète de voir ses positions en Afrique fragilisées par des puissances perçues comme « concurrentes » – Chine et Russie en tête – et par la montée de ce que les diplomates tricolores qualifient de « sentiment antifrançais » , pareille présentation dissimule mal l’offensive de charme entreprise depuis plusieurs années par les dirigeants français, avec l’ambition de se rapprocher des nouvelles « forces vives » des sociétés africaines (jeunes, entrepreneurs, etc.). Une entreprise qu’Emmanuel Macron n’a pas craint de qualifier de « reconquête » lors de sa visite en Afrique du Sud en mai 2021.
Présentant le sommet Afrique-France de Montpellier, qui doit lui permettre ce 8 octobre de « rencontrer la société civile africaine » , il annonçait sans détour que cet événement allait déboucher sur un « plan de reconquête » . Un plan qui doit bien sûr s’élaborer « en partenariat » avec les premiers concernés, précisait-il pour contrebalancer les connotations coloniales et militaires de son vocabulaire.
Le président français, qui présente sa propre « jeunesse » comme le gage de son authentique volonté de rompre avec le passé, trompera-t-il la vigilance des nouvelles générations africaines ? Rien n’est moins sûr. Une semaine après l’interview d’Emmanuel Macron dans Jeune Afrique , l’historien Achille Mbembe mettait en garde les lecteurs du même journal contre les mirages de l’« amour » et les promesses sans lendemain : « Prenons […] acte du fait que, constamment, le rapport des chefs d’État de la Ve République avec l’Afrique aura été avant tout motivé par des intérêts militaro-commerciaux. Dans ce domaine, ni l’âge ni l’écart générationnel ne jouent aucun rôle, sauf peut-être idéologique, comme aujourd’hui. Les sentiments non plus, qu’ils soient d’amour, de haine ou de mépris. Seule compte la raison d’État, c’est-à-dire un ou deux juteux contrats grappillés ici et là 24 . »
Une prise de position intéressante quand on sait que le même Achille Mbembe a, depuis, accepté de « travailler avec Emmanuel Macron », en vue du sommet de Montpellier, à la redéfinition de ce que ce dernier appelle « les fondamentaux de la relation entre l’Afrique et la France25 » .