Entretien avec le sociologue sur son livre, L’ère des soulèvements (Le Cerf, 2021). Propos recueillis par Jérôme Blanchet-Gravel
Causeur. La plupart des opposants au tout-sanitaire estiment que le Covid-19 signe l’entrée dans un monde du contrôle aseptisant, alors que vous annoncez plutôt la fin de ce monde, après une série de révoltes. C’est une différence notoire. À l’heure du passeport sanitaire, comment justifiez-vous ce constat?
Michel Maffesoli. Voilà de nombreuses années que j’analyse la césure existant entre l’opinion publique et l’opinion publiée, entre le peuple et les élites, ceux qui ont le pouvoir de dire et de faire. Très clairement, la crise du Covid est utilisée comme une tentative d’imposer une tyrannie sanitaire, mais on peut constater, au-delà ou en deçà de la servitude volontaire imposée par la peur, un grand nombre de révoltes. Non pas une révolution, mais de multiples soulèvements aux formes variées.
Bien sûr, ces mouvements s’inscrivent dans des formes tout à fait nouvelles de rassemblement. Ce ne sont plus des contestations du pouvoir, mais plutôt un pas de côté, une manière d’être ensemble sans finalité, une communion émotionnelle qui s’épuise dans l’instant même. Les flash mob « Nous voulons continuer à danser ensemble » en étaient une illustration joyeuse et revigorante, comme les nombreuses fêtes « sauvages » qui traduisent un besoin profondément humain de relations sociales, de contacts physiques, de rites de retrouvailles. Il ne s’agissait pas d’un divertissement égoïste comme on a voulu le faire croire, mais de l’expression anthropologique de ce qui fonde l’humain, l’humanisme. La manifestation physique, sensorielle, sensible de l’essence de l’homme : un animal social.
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L’une des originalités de votre thèse est d’affirmer que le confinisme repose sur un individualisme exacerbé, alors que le discours médiatique insiste sur le caractère altruiste et collectif des mesures. Doit-on parler d’une novlangue sanitaire?
L’idéologie du « service public » est depuis longtemps le fait pour les gouvernants de faire le bien des gens contre leur gré, ou en tout cas, sans qu’ils puissent définir ce bien. J’ai analysé ce « totalitarisme doux » dans un de mes premiers ouvrages, en 1979, La Violence totalitaire. Toutes les tactiques déployées durant cette crise visaient à empêcher les rassemblements, les relations sociales, les rapprochements. Au profit d’un bien commun défini par l’État, de manière abstraite. Les conséquences de la gestion de la crise ont été l’isolement des personnes, parfois jusqu’à leur mort, et le développement de comportements antisociaux : distance, repliement et mise à mal des solidarités de proximité, voire agressivité et délation. Le discours dit altruiste prétendant justifier la vaccination de masse, outre le fait qu’il est « scientifiquement » non prouvé, se fonde sur une conception étatiste et collectiviste du bien commun : une solidarité abstraite. Cela est d’autant plus infondé que les gouvernants nous avertissent que la vaccination ne fera pas disparaître les gestes barrières, c’est-à-dire l’empêchement de se toucher, de s’embrasser, de manifester corporellement ses sentiments, pas plus d’ailleurs qu’elle n’a mis fin à l’isolement barbare et cruel que nous faisons vivre aux personnes âgées, acculées à mourir seules.
Vous parlez à la fois d’une « domestication stricte des masses » et de rébellions imminentes. N’y a-t-il pas une tension ?
Oui bien sûr, vous avez raison : on assiste à un asservissement parfois volontaire et la majorité des citoyens paraît se conformer aux injonctions gouvernementales et jouer le jeu de la guerre contre le virus. Mais le pouvoir aurait tort de penser qu’il a dompté le peuple. Trop d’imposition finira par pousser à la révolte même les plus dociles, et d’ores et déjà on voit se multiplier les points de révolte. Non pas un grand mouvement révolutionnaire, mais des séquences de soulèvements, dans lesquels les personnes tentent de retrouver un plaisir d’être ensemble. Les diverses manifestations qui se tiennent maintenant de manière récurrente à Paris, à Londres, à Sao Paolo, à Montréal, mais également dans nombre de petites villes de France, voire des villages, témoignent de ces rébellions pour l’heure non violentes, mais qui risquent de se durcir si elles sont empêchées trop violemment. On n’agite pas le spectre et les mots de la guerre impunément. À force de jouer au chef de guerre au nom d’un rationalisme insensible et d’une science scientiste, le pouvoir met en marche des forces souterraines qu’il peinera à terme à maîtriser.
Il n’y a vraiment plus d’issue pour la classe politique, même pour les politiciens dits populistes qui s’adressent aux laissés-pour-compte?
Ce que j’analyse dans L’ère des soulèvements, ce sont des mouvements de fond qui parcourent la société contemporaine depuis plusieurs décennies. La déconnexion des élites par rapport au peuple se manifeste de diverses manières: abstention lors des élections, protestations diverses, mais aussi multiplication d’ilots de résistance, occasionnels ou plus pérennes. Toutes ces manifestations ont en commun de privilégier le présent immédiat, le plaisir d’être ensemble, le besoin de communions émotionnelles plutôt que de viser une « prise de pouvoir » à long terme. Les formes traditionnelles des forces politiques, le parti, le syndicat…, sont dépassées, saturées, au profit de formes de rassemblements plus spontanés, plus horizontaux, plus affectifs. C’est pourquoi les politiciens dits populistes qui incarnent une vision souvent très conventionnelle du clientélisme sont aussi dépassés que les forces traditionnelles, par rapport à des mouvements comme les Gilets jaunes, ou comme les divers soulèvements en réponse à une gestion de la crise sanitaire hygiéniste et autocratique. Dans cet ouvrage, je montre comment la crise des Gilets jaunes et la crise Covid traduisent cette césure entre le peuple et toutes les élites.
Force est de constater que durant cette crise, les médias mainstream, les politiques de tous bords, les hauts fonctionnaires, les notabilités dites scientifiques ont témoigné à l’égard de ceux qui n’adhéraient pas à leurs analyses d’un mépris et d’une arrogance sans nom. Le dernier discours du président de la République est illustratif de cette condescendance de l’élite technobureaucratique à l’égard du petit peuple « non éduqué ».
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Le 15 mai dernier, dans l’émission L’heure des pros sur les ondes de CNews, vous avez confié avoir reçu un vaccin contre le virus, alors que votre femme y était opposée. Vous ne craignez donc pas le vaccin comme tel, mais ce qu’on pourrait appeler « l’idéologie du vaccin » ?
Je n’ai de compétences ni médicales ni scientifiques. Je pense que ma femme qui comme ancienne inspectrice générale des affaires sociales a suivi ces questions très précisément depuis le début de la crise, a sans doute raison de s’inquiéter de vaccins pour lesquels on a rapporté de nombreux effets secondaires. Elle est avant tout opposée à la vaccination des jeunes et bien sûr des enfants. Mon collègue Laurent Mucchielli, en bon sociologue quantitativiste, a analysé les chiffres de la pharmacovigilance de manière très convaincante sur son blog et dans une vidéo sur France Soir.
Mais en même temps, je pense que face aux impositions d’un pouvoir surplombant, il faut ruser. J’ai envie de revoir mes amis au Brésil, en Italie, au Québec… Et je suis un vieux monsieur qui en tout état de cause ne va pas vivre éternellement. J’ai donc choisi de me faire vacciner, sans vraie conviction. Comme l’ont fait de nombreux amis autour de moi dans mon petit village de l’Hérault. On fait avec, on n’en pense pas moins. De manière plus universelle, il faut prendre en compte la finitude humaine. Une société équilibrée est celle qui sait ritualiser la mort sans la dénier. Ne l’oublions pas : la peur de la mort n’empêche pas de mourir, mais empêche de vivre.