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Par : Kamel DAOUD
ÉCRIVAIN
L’un des plus néfastes legs de Bouteflika est celui des médias de débilisation collective : TV, chouyoukh guérisseurs, Zaibet & Cie, pilule contre le diabète, pronostiqueur de séisme et Bonatiro(s) diversifiés dans le délire, se délectant érotiquement de l’attention des caméras. Tout ce que fit le mythe de l’école algérienne, la scolarisation épique menée depuis l’indépendance, le livre, fut bien démantelé par ces chaînes et l’immense entreprise de régression qui en fut le but.
L’homme à l’égo galactique, vieillissant mal, connu pour ses penchants pour les mystiques des zaouïas et la prédilection quant à son destin unique, inocula à la nation entière cette maladie de la raison. Et, aujourd’hui, on le paye : un raqi, sorcier qui se propose pour sauver une équipe de football ; des générations de jeunes élevés à la croyance la plus grotesque face au réel ; des journaux qui “ouvrent” sur des sorciers capturés ; des sorts retrouvés dans des cimetières ; des prêches pour guérir de la prostate, du cancer ou de la stérilité en avalant une eau inconnue vendue par correspondance et vantée par des présentateurs ébahis, aux heures de grande écoute.
L’Algérie d’avant 1830 ? D’avant 1679 ? Oui, elle a bien existé et elle est là sous nos yeux maintenant. On laissera aux sociologues le soin de décortiquer cet effondrement de l’Algérie vers l’irrationnel, on n’en retiendra que l’amertume que cela laisse sur la langue. Pourquoi un pays entier, qui est né d’une guerre et pas d’un jet de salive ou de sort, d’un effort et pas d’un raqi, qui a fait de l’école et de la médecine une religion du progrès, en est arrivé là ? Et où cela va nous mener ?
Une sous-culture “débilisante” est aujourd’hui la vraie culture nationale, popularisée par le prêche, les réseaux sociaux, l’enfermement géographique et le dopage à l’épique guerrier.
Aux coupes de cheveux alambiquées, à cette déambulation démographique qui fait ressembler les Algériens à des Libyens encore nourris de subventions et de délires nationalistes, s’ajoute aujourd’hui l’immense fracas de la rationalité en miettes. Il touche presque tout : télévision, discours religieux idiots et féroces, mais aussi le foot, le corps, la santé et la politique. L’effondrement de la raison algérienne est presque partout. En politique, il se nourrit du délire d’une attaque imminente et d’un complot international.
En santé, on en est arrivé, après des décennies d’indépendance, à faire accueillir un “inventeur de remède contre la Covid”, alias Bonatiro, par un ministre, et à réinventer le remède contre le diabète par un détraqué.
En politique, on en est l’identitaire qui croit que la démocratie est une région ou un emblème ou un tweet, ou son adversaire féodal qui croit qu’un État fort c’est un État qui refait la guerre à la France.
En foot, passons, tant l’épisode de la sorcellerie dont serait victime l’équipe algérienne est avilissant. Et pour la santé en général ? Il n’y a qu’à voir cette industrie de la bande défilante de certaines chaines TV, vantant dans le langage coranique soigné l’invention d’une eau pour guérir de 21 maladies, dans un labo situé “près de la mosquée Es-Sunna dans la commune de…”, touchant au thème majeur de la détresse de l’âge mûr : la sexualité, la stérilité et l’épargne bénie car la banque est islamique, etc.
A qui ressemble aujourd’hui un jeune algérien dans ses convictions, sa coupe de cheveux, sa tenue, ses délires et sa rudesse, son machisme et son tribalisme, son ricanement et son envie, sa façon de trainer dans les airs ou de surveiller les femmes et de décrire le Paradis en volant ses propres chaussures dans une mosquée ? A qui ressemble-t-il dans son acculturation violente ? Ses visions outrageantes de l’universel, de l’art et du sexe ? Sa conception du corps et de la virginité, de la femme et de l’égalité ? Moins à un Algérien des années 90 qu’à un Libyen des dernières années de Kadhafi, quand celui-ci a voulu incarner dans le même accoutrement Arafat, Saddam et Boumediène, et distribuer gratuitement le pétrole et les bombes. Nous y sommes, et ouvertement, mais par le bas, par les TV, les mosquées, internet et l’échec scolaire collectif.
La misère algérienne est culturelle, profondément. Prenez un jeune Algérien des années 70 et un autre des années 2020 et vous verrez le chemin parcouru, inversement au sens du progrès vers l’ennui, le désert, la féodalité et le désœuvrement, la violence et le tribalisme, l’affect et l’irrationalité, la grossièreté et l’effet de meute.
En politique, en opposition, en tenues vestimentaires, en lutte pour l’identité, en coupes de cheveux, en façons de conduire et d’aimer et en postures, en morphologie et en santé dentaire. Presque tout. La “bonatirosation”. Ce n’est pas pour rien que l’homme dit se souvenir de l’instant exact de sa naissance, presque avec une délectation inquiétante. Que faisons-nous d’autre, tous ensemble, depuis des décennies ?