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La Chine cherche à remporter la guerre des intelligences, analyse Laurent Alexandre
Par Ronan Planchon
GRAND ENTRETIEN – En limitant le temps passé par les mineurs sur les jeux en ligne, la Chine cherche à remporter la guerre des intelligences, analyse Laurent Alexandre. Il dresse le portrait vertigineux du monde à venir, où l’intelligence artificielle va reconfigurer en profondeur nos sociétés, et verra l’Europe reléguée au second plan.
Le Dr Laurent Alexandre est chirurgien-urologue, cofondateur du site Doctissimo. Spécialiste des nouvelles technologies, il a publié plusieurs ouvrages dont La guerre des intelligences: comment l’intelligence artificielle va révolutionner l’éducation (2017, éd. Lattès).
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LE FIGARO. – La Chine va limiter les jeux en ligne à trois heures par semaine pour les mineurs. L’objectif est de lutter «contre l’addiction des jeunes». L‘addiction aux jeux vidéo a-t-elle des conséquences sur les capacités cognitives de notre cerveau ? Derrière cette mesure, le gouvernement chinois ne cherche-t-il pas, aussi, contrôler ses technologies ?
Laurent ALEXANDRE. – Ce phénomène est assez récent, nous avons donc peu de recul. En Corée du Sud, au Japon et en Chine notamment, on a pu voir des gens qui jouaient aux jeux vidéo jusqu’à en mourir, mais cela reste extrêmement marginal. Les conséquences sur le cerveau des jeux vidéo ne sont pas encore très bien documentées, c’est un sujet de recherche pour les années à venir. Le débat reste ouvert sur l’éventuelle dangerosité des jeux vidéo chez les enfants.
En réalité, cette mesure s’inscrit dans une stratégie du président Xi Jinping par rapport aux technologies et à leurs propriétaires, avec plusieurs objectifs: le contrôle des opérateurs qui sont les propriétaires des systèmes d’intelligence artificielle. En Chine, les principaux jeux vidéo en Chine sont détenus en réalité par l’entreprise Tencent, qui est l’un des grands géants de l’intelligence artificielle. D’autre part, la Chine a décidé de contrôler ses grandes entreprises, et un contrôle des opérateurs privés d’éducation, et donc la façon dont les enfants sont éduqués. Cette limitation des jeux en ligne s’intègre donc dans tout un programme de contrôle de l’éducation, des neurotechnologies, et des technologies de l’intelligence artificielle.
À travers cette décision et d’autres, la Chine semble vouloir former – et contrôler – les cerveaux de demain. Est-elle en train de prendre de l’avance sur l’Occident ? Sommes-nous dans une guerre des intelligences ?
La Chine fait partie des pays où le quotient intellectuel moyen est supérieur à 105, c’est significativement supérieur à l’Amérique du Nord et à l’Europe. Elle fait aussi partie des pays qui ont les meilleurs résultats au classement Pisa. Dans la guerre de l’intelligence, la Chine est de ceux qui réussissent le mieux, même si Singapour semble être en avance avec un QI moyen de 108, soit dix points de plus que le score français. Pour cela, Singapour a misé sur l’excellence éducative et intellectuelle et adopte une politique très autoritaire sur la gestion des cerveaux depuis des décennies.
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Nous sommes dans une guerre des intelligences – biologique et artificielle – et Xi Jinping a l’intention de la gagner. Depuis plusieurs années, il répète que la Chine a l’intention d’utiliser l’intelligence artificielle pour que son pays devienne la première puissance scientifique, technologique, industrielle et militaire en 2049, à l’occasion du centième anniversaire du Parti communiste (PCC). Au-delà de l’anecdote du jeu vidéo, nous sommes dans une troisième guerre mondiale centrée sur l’intelligence, la cognition, les neurotechnologies, etc. Dans cette bataille, on a plusieurs protagonistes: la Chine, les États-Unis, et les géants de l’intelligence artificielle. Pour atteindre son but, le président chinois a décidé de contrôler l’éducation des cerveaux biologiques, c’est-à-dire l’école et les technologies de l’éducation.
Xi Jinping a peur de devenir le Gorbachev de 2025: un libéralisateur qui se fait dépasser par la société civile et la revendication de libertéLaurent Alexandre
Il a aussi l’intention de contrôler les entreprises qui maîtrisent l’intelligence artificielle. Il a vu que Donald Trump a été censuré par les géants californiens du numérique lors du dernier mois de son mandat, que Facebook veut créer sa propre monnaie, que Google veut euthanasier la mort, qu’Elon Musk veut changer les cerveaux, que le patron d’Amazon veut construire des stations spatiales, et il ne lui a pas échappé que ses entreprises pèsent, chacun, des milliers de milliards de dollars: Apple n’est plus très loin des 3.000 milliards de dollars à la bourse, Microsoft et Google frôlent les 2.000 milliards de dollars. Cette extension du domaine politique et géopolitique des géants de l’intelligence artificielle a convaincu le PCC du danger que représentent des acteurs privés trop puissants. Depuis un an, il ne cesse de sévir pour contrôler leur pouvoir et les rendre plus asservis à ses objectifs. On l’a vu avec la mise en résidence surveillée de Jack Ma, le patron d’Ali Baba. Alors qu’il avait un peu comme objectif de faire ce qu’ambitionne Facebook avec le Libra, en fusionnant intelligence articielle et finance, sa tentative de diversification dans la finance a été bloquée par le parti. Xi Jinping a peur de devenir le Gorbachev de 2025: un libéralisateur qui se fait dépasser par la société civile et la revendication de liberté.
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Les États-Unis ont les Gafa, des entreprises plus puissantes que certains Etats, avec tous les problèmes que cela pose. La Chine possède quelques géants de l’intelligence artificielle mais sous contrôle du pouvoir. L’Europe, elle, n’a ni l’un ni l’autre. Se dirige-t-on vers un monde à trois vitesses ?
Oui, on voit se dessiner un monde avec un rideau de fer numérique entre les États-Unis et leurs Gafa capables de censurer et d’organiser l’euthanasie numérique du président Trump, la Chine dont les grandes entreprises de technologie ont un pouvoir limité. Elle maintient la concurrence entre ces acteurs de taille modérée pour éviter l’émergence d’acteurs géopolitique qui pèsent plusieurs milliers de milliards de dollars selon le modèle. L’Europe, elle, n’a que de petits acteurs du numérique.
Cette mainmise sur les entreprises du numérique peut-elle freiner la croissance de la Chine ?
C’est la grande question de ces prochaines années. Est-ce que les mesures prises par le parti vont casser l’intelligence artificielle à la chinoise, ou est-ce que le maintien de la concurrence, en opposition au quasi-monopole des Gafa, va avoir des effets positifs ? On aura la réponse en 2030.
Est-ce qu’en contrôlant ses technologies, la Chine va demain contrôler le monde ? Est-ce la clef géopolitique de ces prochaines années ?
Le contrôle de toute chose (politique, scientifique, idéologique, intellectuel, religieux) passera demain par le contrôle de la technologie. On est en train de casser un certain nombre de frontières, qui sont fondamentales dans l’histoire de l’humanité: on est en train de comprendre le fonctionnement du cerveau avec les neurotechnologies, on essaye de tuer la mort à travers les recherches menées par Google, on développe des technologies de plus en plus petites avec les nanotechnologies, on casse la barrière de l’espace avec Elon Musk et Jeff Bezos en concurrence pour développer des stations spatiales autonomes, etc. Nous assistons à une reconfiguration profonde du monde par la technologie.
La caméra de notre téléphone portable ou de notre ordinateur permet de contrôler à tout moment qui nous sommes, et ce que nous faisons individuellementLaurent Alexandre
Derrière ces nouvelles possibilités, se dessinent deux stratégies: la politique libérale américaine et la stratégie autoritaire chinoise qui peut devenir orwellienne et dystopique. Pour contrôler le temps que les adolescents passent sur les jeux vidéo, la Chine va utiliser le système de reconnaissance faciale développé par Tencent. La caméra de l’ordinateur sera utilisée afin de vérifier l’identité de la personne qui joue à un moment donné, et éviter que les enfants utilisent le compte de leurs parents pour contourner cette interdiction. La caméra de notre téléphone portable ou de notre ordinateur permet de contrôler à tout moment qui nous sommes, et ce que nous faisons individuellement. Cela pose des questions démocratiques.
L’Europe peut-elle combler son retard ? Comment ?
L’Europe ne va pas limiter son retard sur le plan technologique car elle n’a pas compris que nous sommes en guerre. L’Europe n’a pas de plan de réduction de sa dépendance technologique, elle a des objectifs de protection des consommateurs à travers le RGPD, le règlement général de protection des données, mais elle n’a pas l’objectif de conquérir un quelconque leadership au travers des nouvelles technologies numériques. L’Europe ne s’est pas lancée dans cette bataille pour le contrôle du futur car elle s’est construite pour ne pas faire la guerre, que ce soit militaires ou technologiques. Elle n’est donc pas outillée et n’a aucun acteur significatif dans le domaine de l’intelligence artificielle. On s’extasie quand des licornes pèsent un milliard de dollars, quand les géants des bords du Pacifique valent 3.000 jusqu’à milliards de dollars. Pourtant, la bataille de ce que Pierre Teilhard de Chardin, le philosophe chrétien appelait la noosphère – la fusion de la technologie et des cerveaux humains – ne fait que commencer.
Dans les vingt ou trente prochaines années, les Américains et les Chinois vont penser « puissance » et l’Europe, elle, va réfléchir à l’éthiqueLaurent Alexandre
Derrière les technologies de l’éducation, du cerveau, de l’intelligence artificielle, des étapes bouleversantes vont arriver dans les prochaines décennies: la sélection embryonnaire, les implants intracérébraux à l’image des technologies Neuralink développées par Elon Musk destinées à guérir les maladies du cerveau, mais aussi à augmenter les capacités intellectuelles.
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Les politiques ont-ils pris la mesure des questions éthiques que vont poser le développement de ces technologies, voire les bouleversements démocratiques majeurs à venir ?
Aux États-Unis, il y a une compréhension des enjeux géopolitiques. Jeff Bezos, le fondateur d’Amazon, a d’ailleurs déclaré que si des entreprises comme la sienne n’aidaient pas l’armée américaine en matière d’intelligence artificielle, le pays allait perdre la bataille contre la Chine.
En revanche, nous ne sommes pas dans une phase de réflexion éthique sur les technologies. On est en guerre, on l’a vu quand Washington a privé Huawei de la possibilité d’acheter des micro-processeurs modernes. Dans les vingt ou trente prochaines années, les Américains et les Chinois vont penser «puissance» et l’Europe, elle, va réfléchir à l’éthique. L’Europe sera la perdante de cette troisième guerre mondiale.