Le moment est intime. Ce soir de février 2019, Juliette et Vincent fêtent l’anniversaire de leur rencontre. Pour l’occasion, la jeune femme a décidé d’emmener son cher et tendre dans un café. Mais pas n’importe lequel: un café où l’on fait une dictée coquine. Le couple s’installe devant sa copie double, l’angoisse déjà au bout du crayon. Quand la première phrase tombe, Vincent s’esclaffe. Il ne le savait pas, mais Sandrine Campese et Aurore Ponsonnet, les organisatrices de l’événement, sont dans la confidence. A quelques détails près, le texte raconte leur histoire d’amour! Il y est question de «vit» , «d’entrecuisse» et de «mamelon» … Juliette a le cœur qui bat fort, Vincent est aussi rouge que le pull de sa bien-aimée. Commentaire de la voisine: «Vous avez une vie bien riche!»
La dictée n’est plus ce qu’elle était: un exercice austère. Il est bien loin ce temps où des élèves comme Sartre cauchemardaient à l’idée de commettre une faute d’orthographe. Se souvient-on de cette scène traumatisante dans Les mots , où l’enfant écrit «Le lapen çovache ême le ten» (comprenons «le lapin sauvage aime le thym» ) et provoque la colère de son grand-père? Non, non. Plus d’humiliation, plus de châtiment.
Le passé simple va-t-il disparaître?
Pendant vingt ans, entre 1985 et 2005, la dictée passe à la télé. Bernard Pivot réussit le tour de force avec ses Dicos d’or de rendre sympathique et populaire la faute de français. En 1992, c’est la consécration. Une dictée en français est donnée au siège des Nations unies, à New York. Plus de 200 participants venus d’une centaine de pays sont conviés. Une autre épreuve internationale en français, la dictée des Amériques, prend sa suite en 1994 avant de se terminer en 2009. Depuis, la discipline connaît un nouvel engouement. Sur le devant de la scène comme en coulisses.
La dictée plaît… et le niveau d’orthographe baisse
Hélène Bodenez professeure agrégée de lettres à Saint-Louis de Gonzague-Franklin réalise chaque semaine une dictée au collège. «Si j’oublie de la faire, mes élèves me la réclament» , affirme-t-elle. Comme eux, nombreux sont ceux, qui en grandissant, ont toujours envie de«jouer» à la dictée. Marie 24 ans, en fin d’étude HEC, se teste en ligne, plusieurs fois par mois lorsqu’elle s’ennuie. «Enfant, j’en faisais déjà beaucoup en dehors des heures de classe avec mon père. C’était mon exercice préféré et puis, j’ai continué.» Ils sont étudiants, facteurs, professeurs ou ingénieurs et s’amusent tous à l’idée de faire des fautes pour s’améliorer. Est-ce un paradoxe pourtant: si la dictée plaît, le niveau d’orthographe ne cesse de baisser.
Selon une étude de la direction de l’étude, de la prospective et de la performance (Depp), les compétences orthographiques mesurées dans le cadre d’une dictée chutent depuis une trentaine d’années . En 2015, les élèves de CP faisaient en moyenne 17,8 erreurs contre 10,6 en 1987. «Au collège, se souvient Julien Soulié, qui a enseigné de 2000 à 2017 ,certains élèves écrivaient un même mot, par exemple «ses», sous différentes formes, «c’est», «ces», voire «sait», à quelques lignes d’intervalle. Ils n’identifiaient pas les mots et écrivaient au fil de la plume, sans vraiment réfléchir.» Le brevet des collèges propose certes toujours une dictée, mais avec des exigences au rabais. Cette dégradation se poursuit au fil des années, le bac le confirme. Hélène Bodenez a corrigé une soixantaine de copies des épreuves anticipées du bac de français.«Sur des copies de trois ou quatre pages, il y avait une trentaine voire une quarantaine de fautes…»
« La dictée permettait l’accès de la langue à tous. D’une certaine manière, elle était une forme de réussite par la méritocratie »
Hélène Bodenez
Comment donc expliquer cette passion pour la dictée? Il faut d’abord se rappeler que le français, avant que l’Académie française n’unifie la langue avec la première édition de son Dictionnaire, en 1694, était morcelé. Ainsi à l’époque de Vaugelas, les hésitations étaient encore nombreuses. Fallait-il écrire «il vesquit» ou «il vescut» ? Personne ne savait. Mais signe du temps, en 1740, le mot «dictée» fait son entrée, après trois réformes de l’orthographe, expliquent Laure de Chantal et Xavier Mauduit dans La Dictée, une histoire française (Stock) .
Désormais, le français s’écrit selon des règles strictes. Cela étant, celles-ci mettent non seulement du temps à se mettre en place mais font l’objet de contestations. «S’opposent deux grandes écoles, les partisans de l’orthographe selon l’étymologie, et ceux qui en tiennent plutôt pour la phonétique. Parmi ces derniers, il y a les Précieuses, celles dont Molière s’est si allègrement moqué» , lit-on toujours dans l’ouvrage. De fait, l’orthographe déclenche toutes les passions. Y compris celle du jeu.
La dictée est un loisir comme tant d’autres parmi les élites, notamment à la cour de Napoléon III. Selon la légende, c’est à la demande de l’impératrice Eugénie que Mérimée créa sa fameuse dictée. «Les cuisseaux de veau et les cuissots de chevreuil prodigués par l’amphitryon» , «quelles que soient et quelqu’exiguës qu’aient pu paraître, à côté de la somme due, les arrhes» … Voilà qui en assomma plus d’un. Napoléon III commit 75 fautes, l’impératrice Eugénie, 62, Alexandre Dumas fils, 24…
Un parfum d’histoire, de littérature et de nostalgie…
Outre cet aspect divertissant, la dictée devient un étendard. A chaque décennie, ses grands hommes, son histoire de France, son amour de la patrie… Durant le Second Empire, la figure de Vercingétorix sert de symbole national, rapportent Laure de Chantal et Xavier Mauduit dans leur recueil. Jeanne d’Arc, elle, «reflète la lutte entre une France fille aînée de l’Église et une France issue de la Révolution, entre l’école religieuse et l’école laïque» .
Ainsi, la dictée est un vecteur de valeurs mais aussi un gage de rigueur. En 1880, tout prétendant au Certificat d’études primaires doit se soumettre à l’exercice. Mais attention, si l’élève fait plus de cinq fautes, il est éliminé. Non contente d’être sélective, la dictée devient un pilier de l’enseignement des hussards noirs de la IIIe République en ce qu’elle offre un exercice laïc, égalitaire et démocratique. «La dictée permettait l’accès de la langue à tous, analyse Hélène Bodenez. D’une certaine manière, elle était une forme de réussite par la méritocratie.»
Un soupçon d’histoire, un zeste de littérature, un parfum de nostalgie… C’est un peu tout cela qui fait les ingrédients du succès de la dictée aujourd’hui. Elle est une passerelle, la conjugaison d’un passé littéraire et d’un présent numérique, à l’heure d’une société qui n’a jamais autant écrit. Ainsi, malgré ce qu’on pourrait en penser, l’exercice n’a pas pris un cheveu blanc. Il s’adapte à son temps et comme tel, est revisité.
« Le monde se digitalise beaucoup et de plus en plus vite. Il y a donc une urgence à maîtriser l’écrit »
Rachid Santaki, organisateur de dictées géantes
Il y a par exemple la dictée sur internet. Hélène Bodenez et Béatrice du Mesnil du Buisson sont les créatrices d’Une dictée par jour, un site sobre et élégant qui propose l’exercice, selon divers niveaux de difficultés. A l’origine créé pour répondre aux besoin des collégiens, le site accueille un public entre 18 et 35 ans. «On a une cohorte de professeurs qui préparent des concours, des gendarmes… qui s’inscrivent.» Ils viennent pour valider un niveau de français, remobiliser leurs acquis mais aussi parce que «l’orthographe peut être un handicap. Certains sont à un moment de leur carrière où faire des fautes est problématique».
Ils pourraient réapprendre l’orthographe de multiples manières, apprendre le Bescherelle, faire des textes à trous… Mais c’est par la dictée qu’ils reviennent à la langue. Avec elle, les élèves avancent à leur rythme par le biais de grands textes. «Pour que l’orthographe ne soit pas rébarbative, nous avons fait le choix de récits littéraires» , explique Hélène Bodenez. Un choix payant. Chaque mois, ils sont plusieurs milliers à se connecter. «On a régulièrement des messages sympathiques et heureux. Cela montre la passion des lecteurs pour la dictée!»
Rachid Santaki, qui est à l’origine de la Dictée géante et détient le record du monde de la plus grande dictée – 1500 participants au Stade de France en 2018! – n’est ni linguiste, ni lexicologue, mais a compris l’enjeu social derrière la dictée et constate un intérêt grandissant pour l’exercice. «Cela est lié au numérique. Le monde se digitalise beaucoup et de plus en plus vite. Il y a donc une urgence à maîtriser l’écrit.» C’est pour cette raison que l’organisateur veut «démocratiser» la discipline.
Michel Bussi affronte (et réussit) la terrible dictée du Figaro
Un moment de convivialité
La dictée, en effet, est bien plus qu’un exercice d’orthographe. Elle permet non seulement «d’étoffer son vocabulaire, de valoriser le patrimoine, mais aussi de créer une solidarité» . C’est pourquoi Rachid Santaki s’adresse à tout âge et toute origine sociale et culturelle. Comme la Dictée pour tous, élaborée par Abdellah Boudour, la Dictée géante est transgénérationnelle. Fille, mère, grand-mère… Ce sont parfois des familles entières qui font le déplacement rien que pour composer un texte. «Il y a une vraie transmission. C’est un excellent outil pour créer du lien.»
Rachid Santaki se souvient de cette maman et de son fils mal-voyant.«Le petit garçon a remporté la dictée. Sa mère était en larmes. C’était la première fois qu’il participait à une activité avec d’autres enfants, voyants» , explique-t-il encore ému. Pendant le confinement, le professeur privé de public a organisé des dictées sur Facebook. Durant cette période, il a notamment reçu le message de cette participante, paralysée et alitée de jour comme de nuit, simplement ravie de pouvoir jouer avec la langue. «C’était un moment d’évasion pour elle et cela lui a permis de converser avec d’autres gens.»
Ce moment de convivialité est l’une des raisons du succès de la dictée .«Les gens se parlent toujours avant et après l’exercice» , analyse Sandrine Campese. Avec sa fidèle acolyte Aurore Ponsonnet, elle a créé cette fameuse Dictée coquine où l’on disserte sur l’orthographe de mots osés. «Ce décalage entre l’exercice austère et le texte érotique, que nous composons, prête à sourire.» Ainsi, on vient de loin. «Nous avons un couple de Blois qui fait le déplacement rien que pour notre Dictée» , indiquent-elles. Et, l’on revient souvent. «Nous avons un noyau de fidèles: des couples, des amis, des familles…»
Pourquoi les Anglo-Saxons trouvent-ils notre accent si charmant?
Ils ont entre 16 et 75 ans et retrouvent les joies de la copie double comme l’odeur de l’effaceur. «Il y a un aspect régressif indéniable» , relève Sandrine Campese. Mais pas question de donner le bâton pour des petites fautes! On déculpabilise l’orthographe. «En tant qu’ancienne orthophoniste, je sais à quel point un mauvais accord peut être stressant» , note Aurore Ponsonnet. Ainsi, les copies sont anonymes et l’on s’auto-évalue. De plus, on ne parle pas de faute, mais d’erreur.
L’accent est vraiment mis sur le divertissement. Dans la salle, c’est toujours des éclats de rire. Mais on n’en oublie pas moins de travailler! Ainsi, les deux spécialistes ont plaisir à transmettre des mots rares et compliqués. A chaque fin de dictée, elles réexpliquent les règles de grammaire et de conjugaison. Juliette, juriste de 30 ans, a beaucoup appris de ces séances: «J’ai un petit calepin sur lequel je note tout. Cela me sert au travail.» Et même en dehors. «J’ai une amie qui prépare des textes pour son mariage et sachant que je fais des dictées, elle m’a demandé de vérifier leur orthographe!» L’élève fait des émules…
Dictée pour tous, géante, coquine et même en écriture inclusive, l’exercice n’a jamais été aussi populaire. Néanmoins, cette disparition de l’épreuve élitiste est à double-tranchant pour un champion de l’envergure de Bruno Dewaele. Aujourd’hui, s’il reste des compétitions locales, régionales et nationales (Tous prêts pour la dictée!, Les Timbrés de l’orthographe…), «il n’y en a plus de l’ampleur et de la difficulté» de celle de New York. «Il y avait un plaisir à s’affronter sur les difficultés et bizarreries de la langue, regrette le professeur agrégé de lettres modernes. Je ne crois pas que cela soit possible aujourd’hui…»
Mais l’exercice français s’exporte et connaît des traductions. La dictée organisée par la Commission Européenne pour la Journée Européenne des Langues se décline en allemand, anglais, espagnol, italien, néerlandais et portugais. Il y a également nombre de dictées francophones, notamment proposées lors de la Semaine de la langue française et de la Francophonie, qui donnent à entendre et écrire la diversité des français. Signe s’il en fallait encore un que la dictée, spécialité française, n’a pas dit son dernier mot.